samedi 31 mars 2012

JEUX DE GUERRE de Hubert Zakine

DEUX EXTRAITS DE "JEUX DE GUERRE"  Alger 39-42

30 juin 1940

Richard Atlan, en frère aîné, la langue sortie en circonvolution, s'appliquait à tracer une raie bien droite dans la "tignasse" de Prosper, son petit frère pendant que Robert, le fils cadet de la famille, lisait, affalé dans le vieux fauteuil de cuir brun, héritage de son grand père paternel Moïse Atlan. L'après-midi était d'importance avec la traditionnelle distribution des prix des écoles primaires de la rue Rochambeau. A l'instar des autres établissements scolaires d'Alger, cette cérémonie provoquait, comme chaque année, une animation festive dans les rues de Bab El Oued. Les enfants, revêtus de leurs "habits du dimanche", se pressaient devant l'établissement en attendant l'heure où les lourdes portes libéreraient les élèves et les parents impatients de participer à l'évènement. La guerre et ses remous n'eurent pas de prise pour contrecarrer cette cérémonie qui fêtait avant tout les enfants.

--Allez en route, mauvaise troupe! lança Richard à ses deux petits frères en ouvrant la porte d'entrée de l'appartement de la rue Koechlin pendant que sa "douce" vérifiait, en mère attentionnée, la tenue vestimentaire de ses trois amours.

Déjà, la rue Rochambeau, longue artère qui partait du square Guillemin et aboutissait au square Wembrener, était noire de monde. Un vacarme assourdissant accueillit les frères Atlan lorsqu'ils entrèrent dans la cour de l'école primaire des garçons où était dressée une estrade de bois au bas de laquelle les adultes, assis sur des chaises fournies par la mairie, attendaient le début de la cérémonie. Richard confia "sa troupe" à la vieille tante Rachel qui n'aurait manqué pour rien au monde la fête de l'école puis rejoignit ses amis Pierrot Abergel, Roger Capomazza et Norbert Bensimon qui, déjà, faisaient "les jolis coeurs" devant les fillettes de l'école.
Monsieur Ayache, le maître du cours moyen deuxième année, pour toute remontrance, fronça les sourcils en faisant les" gros yeux" aux deux apprentis séducteurs qui se retournèrent, inquiets, vers Richard. Ils ne désiraient surtout pas se faire remarquer de cet homme qui serait leur instituteur à la rentrée prochaine. Alors, ils se dirigèrent vers les stands de jeux dans le grand préau de l'école Rochambeau loin des adultes occupés à "tchortchorer" en attendant la remise des prix. Là, au moins, entre deux pyramides de boites en fer blanc à dégommer, ils pouvaient draguer à l'abri du regard désapprobateur de monsieur Ayache qu'ils appelaient, par anticipation, papa Ayache. Ce surnom était attaché à cet instituteur depuis qu'il avait pris ses fonctions en provenance du bled et s'était transmis d'année en année par les "ainés" qui étaient passés dans sa classe. Etait-ce en raison d'une gentillesse que son apparence laissait deviner ou bien une moquerie de ses élèves, toujours est-il que ce surnom allait bien à la bonhommie qu'il dégageait.
L'après midi se passa comme dans un rêve pour Richard d'autant plus qu'il aperçut, dans la foule, sa mère, venue en catimini, assister à la remise du prix de son "mazozé".

L'année scolaire se termina en beauté pour l'ainé des fils Atlan qui remporta un superbe livre de la collection "grands explorateurs et grands voyageurs" sur Magellan pour son premier prix de français. Le chant traditionnel des écoles de Bab El Oued "gai gai l'écolier" clôtura l'après midi et même si les récompenses furent diversement appréciées selon le degré de parenté avec les élèves, chacun s'en retourna heureux devant les trois mois de vacances qui clôturaient l'année scolaire. Trois mois à plonger dans le bleu de "notre" méditerranée comme aimait à le souligner l'oncle Robert, qui était employé dans une compagnie de transport maritime et partageait son temps entre Marseille et Alger.

--Aouah, la mer en France, c'est pas la même méditerranée que la notre! Elle lui ressemble mais la "notre" elle est plusse bleue, plusse chaude et surtout elle sent plusse la mer! insistait-il.

Chauvin comme tous les enfants d'Algérie, Richard reprenait les propos de son oncle en les tenant pour paroles d'évangile.

Trois mois à "se taper" la grasse matinée sans jouer le malade imaginaire pour ne pas aller à l'école, à ne plus s'échiner à faire ses devoirs et apprendre ses leçons, à se "taper la pancha" à Padovani, à organiser des parties de pêche mémorables avec ses cousins ou des matches de foot sur le petit stade des Horizons Bleus, tout proche du cabanon que louait l'oncle Léon sur la place du village des Deux Moulins, le décor était planté pour des vacances inoubliables où la franche rigolade tiendrait lieu de respiration!

--Oh, vous oubliez qu'on a l'alliance en septembre!

Une contrainte qui obligera Richard, Norbert et Pierrot à prendre des cours d'hébreu et d'histoire juive à la synagogue de la rue Suffren, le jeudi. Trajectoire essentielle pour pouvoir effectuer sa communion, les cours de "talmud thora" débouchent sur un examen qui autorise ou non l'enfant à entrer dans le monde des adultes selon la loi juive.

--Ouais mais on a pas cours au mois d'Aout! Alors, lâche-nous avec ton alliance!

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DEUXIEME EXTRAIT

Mise en place par le gouvernement de Vichy le 7 octobre 1940, l’abrogation du décret Crémieux qui renvoyait les juifs au statut antérieur de l’indigénat eut pour effet immédiat le renvoi des fonctionnaires juifs qui furent chassés comme des malpropres des administrations et de toutes les écoles d'Algérie. Papa Ayache, l’instituteur modèle, l’homme que tout le monde respectait pour son sens du devoir et sa probité, n’était plus qu’un indigène aux yeux du pouvoir en place. Pourtant, il était le même homme avec son sérieux, sa bonhommie, ses emportements et sa conscience professionnelle. Il n'avait que le défaut d'être juif. Du jour au lendemain, cet homme exemplaire, français de cœur et d'esprit, était jugé indigne d'apprendre à des petits français les mathématiques, la géographie et l'histoire de France pour laquelle il s'était battu en 1914 et ce jusqu'à la victoire finale en 1918.

--Putain, alors qui c’est qui va nous faire la classe ?s'inquiéta Richard
--A savoir ! Azrine peut-être !
--Peut être qu'on va être renvoyés de l'école nous aussi?
--Pourquoi?
--Je sais pas si tu sais, certains d'entre nous on est juifs!
--Et alors, tu crois que les élèves on peut être renvoyés?
--Purée si ça pouvait être vrai!


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Papa Ayache termina sa journée, rangea son vieux cartable en silence, prit dans le placard sa règle, se planta devant le tableau noir et regarda droit dans les yeux "Sa" classe comme s'il désirait photographier du coeur "ses petits". Puis il se fendit d'un discours patriote auquel il ne semblait plus croire.
--La guerre est une chose monstrueuse. elle tue les jeunes hommes et détruit les familles. Vous, mes enfants, souvenez-vous que vos parents se battent pour que la liberté qui est le bien le plus précieux de la vie vous soit à jamais rendue. Catholiques, juifs, protestants, arabes ou kabyles, soyez unis comme les cinq doigts de la main devant l'ennemi car ne vous y trompez pas, l'ennemi nous est commun. Voilà mes enfants, je vais vous quitter et je voudrais que vous me fassiez honneur en travaillant du mieux que vous pourrez. Au revoir les enfants et........à bientôt......si dieu veut!
Les élèves se levèrent et saluèrent leur maitre avec retenue mais affection. La sortie des élèves du cours moyen deuxième année s'effectua en ordre telle une retraite au flambeau à l'intention de papa Ayache qui tourna le coin de la rue Rochambeau sans se retourner, la démarche hésitante et le dos subitement vouté sous sa vieille gabardine usagée.


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