lundi 18 juillet 2011

AU PRINTEMPS C'ETAIT L'ETE d'André Trives

Le premier bain de mer pris à Sidi Ferruch pour les traditionnelles fêtes de Pâques sonnait le départ d'un été qui allait durer six mois. Il se rappelait à nous sans ménagement sur le chemin brûlant parcouru pieds nus entre la forêt retentissante des flonflons de la fête au Robinson et au Normandie, et la plage Moretti jonchée de corps rougis tels des écrevisses ébouillantés.
L'été n'était pas seulement une saison chaude propice aux baignades et aux promenades tardives où l'on cherchait désespérément à la nuit tombée la caresse d'un air frais dans les rues du quartier ; c'était aussi et surtout une période délicieuse de rencontres et de liberté retrouvées en toute chose.
Les fenêtres s'ouvraient en grand et captaient de nouveau les bruits habituels qui réveillaient les flemmards encore assoupis. Le roulement métallique des rideaux annonçait l'ouverture des magasins. Le camion de glace déposait sur le trottoir des pains blanchâtres qui sous l'effet de la chaleur effaçaient les traits à la craie d'une marelle que les enfants avaient dessinée la veille. Le camion poubelle avec son tintamarre remontait la rue poursuivi par les retardataires en robe de chambre brandissant un seau d'épluchures. Dans l'euphorie de l'arrivée du printemps qui transformait radicalement les habitudes, Bab el Oued proclamait:" aujourd'hui c'est l'été". Désormais, on respirait à plein poumon l'air encore frais du matin imbibé d'une odeur d'iode qui montait de la mer après avoir emmitouflé de brume la bouée de Padovani. On partageait chaque soir avec les copains la procession rituelle d'amitié qui arpentait l'avenue de la Bouzaréa. On changeait ses habitudes vestimentaires en portant des linges légers aux teintes pastels moulant les poitrails dénudés de la jeunesse insouciante. On invitait le soleil à jouer les prolongations en nocturne avec l'empreinte rougeâtre laissée sur la peau. On refaisait le monde avec nos voisins dans des échanges amicaux au pied de l'immeuble, autour des vieux installés confortablement sur le trottoir.
Chaque matin les immeubles qui dominaient l'horizon assistaient à un concours de beauté entre le bleu nacré de la mer et le bleu lumineux du ciel, célébrant leur union dans la baie entre El Khettani et Raïsville. En somme, notre vie avait patiemment attendu le court passage de l'hiver qui ne craignait pas le ridicule pour s'articuler désormais un climat exceptionnel de douceur que la nature nous accordait en toute insolence.
La joie se communiquait dès le réveil avec les piaillements des oisillons affamés qui s'échappaient des feuillages immobiles es; amplifiée par le chant des oiseaux qui galvanisait l'ambiance endormie du jardin Marengo. A leur manière ils saluaient les premiers rayons du soleil et indiquaient à tout Bab el Oued que la journée, comme de coutume, serait magnifique de tiédeur. Pour ceux qui se levaient tôt, le spectacle prenait forme au dessus du damier rouge des terrasses avec le vol ininterrompu des martinets traçant à l'encre noire des arabesques éphémères qui décoraient le ciel d'azur d'une sorte de tonnelle en fer forgé reliant les collines de Notre Dame d'Afrique et du climat de France.
Comme chaque matin, une odeur de café se répandait dans la maison. Mon père se préparait à partir au travail; la rencontre pour quelques instants dans la cuisine autour d'un bol de lait fumant faisait partie du rite familial. Rite qui devenait divin lorsque sur la table la traditionnelle "mouna" venait récompenser la longue attente de cette odeur suave qui envahissait l'appartement à chaque fête de Pâques. Je disputais à mon frère le dernier morceau devenu orphelin dans l'assiette; le perdant se contentait des miettes au fond du plat. Je me débarbouillais à la hâte au robinet d'eau froide de l'évier en pierre. Je vérifiais le contenu de mon cartable et le bon état de la plume Sergent Major, puis je dévalais les escaliers à tombeau ouvert pour ne pas arriver en retard à l'école.
A hauteur du boulevard de Provence, j'observais en passant l'agitation des adultes qui regagnaient leur boulot. La noria de tramways déversait et reprenait la foule des travailleurs, le front déjà perlé de sueur, qui suivaient pas à pas les zigzags de la chicane pour s'entasser dans la rame comme des sardines. Ils s'agrippaient à la lanière de cuir fixée au plafond pour assurer leur équilibre; et les plus malins se glissaient à l'arrière d'une voisine agitant un éventail pour bénéficier d'un souffle d'air salvateur.
A l'angle de la rue des Moulins et de la rue de Châteaudun, je frôlais le marché qui servait déjà les ménagères matinales venues pour éviter la chaleur écrasante qui s'installait peu à peu. Vu d'avion, le marché de Bab el Oued ressemblait à un grand tapis artisanal de Kabylie composé d'un patchwork de parasols, de toiles et de couvertures multicolores tendus pour se protéger de l'ardeur du soleil. La marche serrée et à pas lents de la foule qui tournait autour de ce temple de la ménagère, souvent dans le même sens, semblait relever d'une quête religieuse dont les Trois Livres accordaient l'abondance à un don du ciel. J'arrivais à l'école de la place Lelièvre trempé de sueur, je gravissais les cinq marches de pierre usée sous le regard de Monsieur MASSE fumant sa pipe; le rassemblement dans la cour pour quelques instants, couverts par les cris des élèves excités, s'im posait à l'ombre du préau. Lorsque dans la matinée, la volée de cloches de l'église St Joseph nous forçait à fermer les fenêtres, l'atmosphère de la classe devenait irrespirable. A midi, lorsqu'il avait rejoint le zénith, l'astre de lumière devenu de plomb régnait en maître dans les rues du quartier pour un long moment; nous obligeant à circuler sur les trottoirs caressés par l'ombre des immeubles. Une chaleur moite vous saisissait sur tout le corps, la torpeur s'installait dans les rues, la vie se déroulait au ralenti. Alors, la phrase la plus prononcée était: " J'suis en nage".
Trouver un coin à l'abri des rayons brûlants devenait une urgente préoccupation. Régulièrement à midi pile, une fois par mois, le son assourdissant de la sirène située sur un immeuble des Messageries, ébranlait les murs des maisons et remémorait tristement à nos parents les affres de la dernière guerre. Tous les après-midi entre quinze et seize heures, alors que le coup de chaud était à son maximum, suite au rangement des étals des marchands le long du marché couvert et au passage énergique des balayeurs tirant leur charreton poubelle, on attendait avec impatience le passage de l'oasis itinérante: l'arroseuse municipale. Elle remontait lentement la rue des Moulins avec son jet vaporeux et créait un nuage de fumées blanches qui persistait sur l'asphalte fondu à la manière d'un brouillard londonien. C'était le moment où le soleil avait perdu la raison. Une kyrielle d'enfants pieds nus, criait leur liesse dans le sillage du camion. La douche en pluie fine qui les accompagnait dans leur course les transportait de joie. J'étais assis sur la première marche du magasin de mon père où j'avais pris la précaution d'ôter les espadrilles; face à moi, Omar le charbonnier en avait fait de même. Nous vivions ensemble avec un sourire complice, sans se parler,ce moment divin qui ponctuait nos après-midi d'été à la rue des Moulins. Nous aurions aimé, nous aussi, courir derrière cette source itinérante, mais nous savions que demain comme aujourd'hui, ce plaisir arriverait de nouveau à nos pieds.
Conforme à ses habitudes l'été nous faisait sentir qu'il n'était pas là pour jouer dans la même division que les autres saisons. Il s'imposait dès le printemps certes, mais il nous réservait de terribles surprises avec les canicules de juillet et août, accompagnées parfois d'un nuage de criquets pèlerins et de sauterelles qui noircissait entièrement le ciel de Bab el Oued. Avec ce couvercle de noirceur vivante, le quartier devenait une véritable marmite où le seul mot d'ordre était:"fermez les fenêtres". Le ciel s'assombrissait soudainement comme pour la venue d'un gros orage. Le phénomène nous procurait en quelques minutes, une éclipse de soleil. Certains de ces insectes surnommés "matcho" mesuraient une bonne douzaine de centimètres. Cette invasion inattendue s'abattait en piquée dans les rues et s'écrasait contre les vitres en déposant le liquide jaune vert de leur abdomen éclaté. La situation offrait à tous les enfants et pour plusieurs semaines la matière des jeux et des farces inoubliables. Les rires gagnaient la cage d'escaliers des immeubles où l'ouverture de sa boîte aux lettres pouvait réserver une surprise avec une dizaine d'intrus affolés qui vous sautait au visage. Même perturbation en classe lorsque les sauterelles nous envahissaient avant la fin juin. Elles arrivaient en classe en cartable ou dans des boîtes en carton et participaient au fou rire général lorsqu'un élève récitait la fable:" La cigale et la fourmi". Vous imaginez l'ambiance lorsqu'une centaine de sauterelles retrouvaient leur liberté dans la classe. La cour de récréation se transformait en un immense laboratoire scientifique de dissection. On sectionnait les couteaux arrière et on attelait les sauterelles à des boîtes d'allumettes afin d'organiser des courses. Si quelqu'un avait la mauvaise idée de s'enfermer dans les toilettes par obligation, il avait droit au contenu entier d'une boîte de chaussures pleine de criquets qui le faisait jaillir du petit endroit comme un diablotin sur son ressort. Dans la rue, le cantonnier en nettoyant le caniveau créait une rivière torrentielle et le jeu consistait à faire naviguer sur des radeaux en bouchon de liège sa sauterelle de compétition le plus longtemps possible. Ah, le jour où on offrira à nos enfants pour Noël un jeu de sauterelles !
C'est au Sahara que se concoctait les coups de sirocco qui nous cloîtraient dans les maisons toute l'après-midi. Dans la pénombre des volets clos, les enfants, torse nu, en slip ou en cuissette, s'allongeaient tels des lézards dans un corps à corps langoureux sur le carrelage imprégné d'une odeur résiduelle de javel, à la recherche d'un peu de fraîcheur. Les virevoltes agaçantes d'une mouche entrée subrepticement perturbaient la tranquillité jusqu'à l'exaspération; le brin de sieste auquel ils étaient impérativement conviés ne venait que rarement. La sortie pour "prendre le frais" en soirée visait deux directions: soit le boulevard du front de mer pour capter une brise inespérée entre Padovani et l'Eden, soit les glaciers du quartier qui rafraîchissaient les gorges desséchées de crèmes espagnoles ou italiennes achetées à la Princesse, chez Di Méglio, Roma-glaces ou Grosoli. Alors les avenues de la Bouzaréa et des Consulats ne désemplissaient plus d'une foule d'habitués, petits et grands, qui déambulait avec un cornet de glace dégoulinant à la main.
 Dans les années d'après guerre, le repas du soir réunissait à heure fixe la famille autour des parents et se prenait en respectant la précaution d'usage: portes et fenêtres grandes ouvertes à la recherche d'un courant d'air qui servait le rôle de ventilateur naturel. La soupe qui fumait dans nos assiettes rendait nos fronts luisant de transpiration et la moiteur ambiante gratifiait bien souvent les jeunes de refroidissements et de maux de gorge affectant plus particulièrement les amygdales.
 La chaleur s'installait dans la durée et nous portait à appliquer des idées héritées de coutumes ancestrales pour la rendre moins cruelle. A l'ombre des persiennes closes, sur le rebord des fenêtres, une bouteille enveloppée dans un linge humide, servait à se désaltérer tout au long de la journée en buvant l'eau à la régalade. L'avantage n'était pas tant dans l'eau fraîchie que l'on ingurgitait, mais dans l'aspersion du corps qui en résultait. La conservation de la motte de beurre que l'on achetait au détail gardait sa consistance à condition de la placer dans une terrine remplie d'eau que l'on déposait dans un garde manger ajouré d'une moustiquaire. A cette époque, les mamans allaient au marché et dans les petits commerces tous les jours. Elles achetaient le strict nécessaire aux repas de la journée. Les produits frais comme le poisson ou la viande se consommaient le jour même. Le vin acheté au détail s'aigrissait sous quarante huit heures. Les fruits et légumes fragiles ramollissaient en compote sous quelques heures s'ils restaient empiler dans le couffin. Tous les après midi sur le coup de cinq heures, le son d'une trompette en roseau annonçait l'arrivée du laitier Monsieur Micaleff qui vendait sur le trottoir le lait qu'il venait de traire dans l'étable située au Beau Fraisier sur les hauteurs du quartier. Au retour à la maison, il était vivement conseillé de le faire bouillir en trois montées successives, sinon il tournait et n'était plus consommable au petit déjeuner du lendemain matin. Alors, le lait devenu caillé servait avec du sucre à un dessert de circonstance. Mais cet été qui n'en finissait pas, nous accordait des moments agréables: finie l'obligation de chauffer la grande casserole d'eau pour prendre son bain dans la cuvette émaillée; désormais l'eau à température naturelle du robinet nous contentait pour plusieurs mois. Seule la vénérable glacière, tapissée à l'intérieur de zinc nous fabriquait du froid et conservait les aliments sur deux à trois jours, à condition de l'alimenter quotidiennement d'un morceau de glace acheté chez le marchand de vins. La corvée de glacière consistait à vider chaque matin l'eau de la fonte contenu dans le tiroir au bas du meuble; si par négligence l'opération n'était pas régulièrement respectée, une inondation gagnait la cuisine où éponger, essore r, écoper, essuyer et nettoyer n'était pas de vains mots. 
Le repas était certes pris en famille, mais il ne durait pas longtemps, car chacun avait hâte d'aller sur le balcon à la recherche d'une brise qui aurait accordé ses faveurs. Excepté le dimanche soir à vingt et une heures précises où, après le dîner, toutes les familles de Bab el Oued se retrouvaient dans un silence religieux autour de la TSF pour écouter sur Radio Alger une émission captivante:"Les maîtres du mystère". Cette émission créait des peurs et des angoisses aux enfants; mais être réunis en famille au cours d'une belle nuit d'été à Bab el Oued, avec la protection de ses jeunes parents,dans l'amour et l'insouciance, c'était sans le savoir le plus beau moment de la vie.
 Ainsi, parents et enfants se retrouvaient jusque tard dans la nuit assis en tailleur sur le balcon. Les poignets travaillaient énergiquement en secouant éventails et feuilles de carton pour obtenir un déplacement d'air bienfaiteur. Les conversations avec les voisins se faisaient à voix basse pour ne pas déranger le repos de ceux qui s'étaient déjà couchés. La braise incandescente des cigarettes dans la nuit témoignait de ce rassemblement tardif des gens qui voulaient retarder le plus longtemps possible l'irrespirable fournaise qui occupait l'intérieur des appartements. Les douze coups de minuit de l'horloge de l'école de la place Lelièvre sonnaient le départ pour aller dans les bras de Morphée. Les plus beaux rêves nous procuraient alors la fraîcheur tant espérée en nous faisant nager dans l'eau transparente du Petit Bassin. Par les fenêtres ouvertes, la pleine lune inondait de lumière ma chambre et les objets étiraient leur ombre en oblique dans le même sens. Le sommeil avait du mal à s'imposait dans les nuits caniculaires de mes étés d'enfance, surtout si un moustique s'invitait dans le lit pour boire un coup; il finissait par m'envelopper, je le devait surtout à la fatigue qui me terrassait.
"A Bab el Oued au printemps c'était l'été", depuis 1963, je n'ai plus eu l'occasion de prononcer ces mots, car là où je survis désormais, le printemps et l'été ne se donnent plus rendez-vous comme dans l'Algérie de mes dix ans.
André Trives de BEO

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