lundi 4 juillet 2011

31 RUE MARENGO de hubert zakine

EXTRAIT

Les enfants reprirent le chemin scolaire sans enthousiasme mais avec la ferme volonté de prouver que la casbah possédait autant de futurs bacheliers que les quartiers dits européens. Vœu pieux ou vue de l’esprit pour des garçons dont la seule présence d’une jeune fille, d’un film de John Wayne ou de Jerry Lewis, d’un ballon de football ou de volley les détournait volontiers du droit chemin.
Le quartier de la basse casbah était en fête. Edgard, le petit frère de Richard, que tout le monde surnommait Eddy, se préparait à célébrer sa Bar Misvah, sa majorité religieuse en français. Le quartier était en fête. L’immeuble du 31 rue Marengo rayonnait de bonheur et  quand le bonheur s’annonçait dans une maison, il ne se contentait pas seulement de l’immeuble mais du quartier tout entier. Une semaine auparavant, les femmes de la famille se mobilisèrent dans une grande farandole de rires et de you-yous pour décorer la terrasse et mettre au point un plan de bataille.  
--« Je fais les mekrodes, les knéglettes et les remchets et vous vous occupez du reste ! »

--« Bien mon commandant ! Le commandant il a parlé ! » Et aussitôt, le fou rire entrait dans la maison et, capturé par la bonne humeur ambiante, n’en sortait plus.

Le commandant, c’était tata Lisette, l’aînée des filles Durand, qui s’était comportée en chef de famille lorsque les six frères et sœurs se retrouvèrent orphelins après le décès de leur père et le chagrin de leur mère. Descendants directs de Simon Ben Semah Duran qui fut, avec Isaac Barfat Ben Chechet, le fondateur du judaïsme d’Algérie, la famille Durand dût son patronyme francisé à son ancêtre Léon Juda Ben Duran.

Le 5 Avril 1835, le comte Drouet D’Erlon, premier gouverneur général des possessions françaises en Afrique du Nord nomma Léon Juda membre du premier conseil municipal d'Alger, puis adjoint de Mairie, chargé des Affaires Israélites. Cette dernière distinction remplaçait, en fait, la fonction de Chef de la Nation Israélite qui fut dévolue, à partir de ce jour, à la personnalité juive la plus en vue à la Mairie d'Alger.

Cette nomination fut accompagnée d'une proposition des autorités françaises visant, pour "commodités administratives", à modifier le patronyme de Léon Juda qui eût tôt fait d'entériner ce choix lui ouvrant, sinon la porte, du moins, l'antichambre de la nationalité française. Ainsi, "Sieur DURAND" remplaça "juif DURAN" sur tous les documents officiels des Possessions Françaises d'Afrique du Nord.

La basse casbah répéta la journée de réjouissances et chacun s’employa à rendre la journée exceptionnelle. Et elle le fut. De très bonne heure, Eddy fut l’objet de multiples sollicitudes de la part de sa mère, de sa grand- mère et de ses tantes qui l’habillèrent comme un prince, chacune désirant apporter la touche personnelle qui le rendrait encore plus beau. Puis, elles arrangèrent la table et les couverts en argent du chocolat traditionnel prévu lors du retour des hommes de la synagogue. A six heures pile, tous les hommes de la famille se donnèrent rendez vous devant l’immeuble et, habillés de pied en cape, descendirent bras dessus bras dessous en chantant des chants hébraïques en direction du temple situé place du grand rabbin Bloch que les habitants de la casbah appelaient toujours place Randon. Abraham Bloch, était cet aumônier israélite, tué le 29 aout 1914 dans les Vosges pendant la guerre 14-18 lorsqu’un soldat blessé le prit pour un prêtre et lui demanda un crucifix. Au mépris du danger, il lui porta le crucifix mais il fut atteint d’une balle en plein cœur.

Etroites et grouillantes de marchands ambulants,  de ménagères se rendant au marché Randon et  de petits yaouleds, la rue Marengo, déserte à cette heure matinale, débouchait sur la place où se dressait l’imposante synagogue d’Alger. Inaugurée en 1885, sobre et blanche, elle semblait dépouillée mais dès qu’on y poussait les grilles, qu’on montait les escaliers et que s’ouvraient les lourdes portes, on s’apercevait qu’elle était la plus riche et la plus importante de la ville d’Alger. Elle renfermait entre autres richesses du judaïsme sépharade, les reliques de deux grands rabbins Isaac Barfat Ben Chechet et Simon Ben Semah Duran, fondateurs du judaïsme d’Algérie. Coiffes espagnoles, espèce de toque en drap, ces reliques étaient encore portées les jours de mariage par les familles de ces deux illustres rabbins. Cette synagogue était très fréquentée depuis la démolition du temple de la rue VOLLAND en 1942 pour l’urbanisation de l’avenue du 8 Novembre, raison officiellement admise évoquée par le régime de Vichy.

Le petit Edgard appelé pour la première fois de sa vie au Séfer-Thora récita ses prières d’une voix tremblotante soutenue par le jeune rabbin puis, il lut un extrait de la paracha après avoir reçu les tefillins et le tallith, châle de prière qu’il conservera toute sa vie. C’est son père qui lui transmis ces objets qui le faisait entrer dans le grand livre du judaïsme algérois et au delà, du judaïsme universel. Dans un concert de louanges, d’embrassades et de grandes claques dans le dos, les hommes fêtèrent le dernier homme de la famille. Aux abords du Temple, les curieux s’étaient massés alors que les travailleurs de la première heure ouvraient leurs rideaux métalliques, d’autres retiraient les panneaux de bois avant de jeter de l’eau sur le pas de leur porte. Esther la boulangère, devant l’entrée de son magasin, attendait le passage du cortège des hommes pour donner un billet à Edgard et déjà le café Vivés accueillait les premiers clients. Les locataires de la rue Marengo, buvant leur café, accompagnaient les pas du nouvel homme de la famille avec de stridents you you pendant que les arabes, hilares, partageaient la joie de la journée. A son passage, Eddy fut interpellé par le boucher Paperou, le seul boucher « cachir » de la rue Marengo et le café Lévy seulement fréquentés par les européens qui lui remit un billet car il était de coutume de récompenser le petit homme qui entrait dans le monde des adultes. C'est toujours au café Lévy, le samedi en sortant de la synagogue, que les juifs s'arrêtaient pour prendre l'apéritif, avant de regagner leur domicile. Devant le commissariat, Richard qui s’était fait discret pour laisser la vedette à son petit frère vit Bahia à la terrasse de la petite mèmée avec d’autres voisines très friandes et curieuses de ces manifestations d’allégresse. Le regard que les deux enfants échangèrent ne laissa aucun doute sur leur complicité. La jolie musulmane semblait voir Richard pour la première fois tant elle le trouvait beau et élégant dans son blazer bleu marine sous sa chemise bleu ciel et son col ouvert qui avait eu raison de la cravate que la tante Lydia, vendeuse chez Bakouche avant son mariage, lui avait offerte pour la circonstance.
 
Dans la rue Marengo, il y avait environ 55% de musulmans, 40% de juifs, 5% d’autres religions (catholiques ou protestants). La forte communauté juive, européenne dans la vie de tous les jours, s’orientalisait pour replonger dans les traditions et coutumes d’antan où elle retrouvait les accents de la fête judéo-arabe dont la musique et la cuisine étaient les symboles les plus représentatifs de la bonne entente entre les deux peuples frères de la Casbah d’Alger. 
A l’échelle de Bahia et de Richard, l’entente judéo-arabe se vérifiait dans les regards échangés et les sourires esquissés mais Kader, qui était bien entendu de la fête, aimait à préciser qu’il était kabyle et non arabe comme son père le lui avait appris.

FIN DE L'EXTRAIT

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