L’Algérie est la seule colonie "moderne" de la France devenue, en vertu de la Constitution de 1848, territoire français. C’est la seule colonie de peuplement : elle attire des Français de métropole ; elle a vu aussi affluer des étrangers venus d’Espagne, d’Italie, de Malte ou d’Allemagne, et leurs enfants vont donc être faits français par la loi de 1889. Restent à l’écart de ce processus "d’intégration", qui a déjà concerné les juifs algériens en 1870, les " indigènes musulmans ", qui constituent la majorité de la population de l’Algérie. Formellement, ils sont sujets français - mais leur nationalité est vidée de ses droits.
De la porte fermée à l’ouverture au compte-gouttes
Lors du traité de capitulation signée par le bey d’Alger, le 5 juillet 1830, la France s’engage solennellement « à ne pas porter atteinte à la liberté des habitants de toutes classes et à leur religion ». En pratique, les indigènes - c’est ainsi que les habitants de l’Algérie sont dénommés - sont régis par un statut particulier et distinct selon qu’ils sont juifs ou musulmans, mais ils ne sont pas français.
Dès l’annexion de l’Algérie prononcée par l’ordonnance royale du 24 février 1834, les indigènes musulmans ou juifs sont considérés comme sujets français. Mais ils n’ont pas la pleine nationalité française et aucune procédure ne leur permet de l’obtenir. Un projet vise bien, dès 1846, à faciliter la naturalisation en réduisant le délai de dix ans alors en vigueur en métropole, mais il réserve cette facilité aux étrangers résidant en Algérie. Ce projet de loi qui ne voit pas le jour en raison de la chute de la monarchie de Juillet, est repris tout au long des années 1850 sans plus de succès, mais avec la même orientation : on est prêt à faciliter la naturalisation des étrangers, mais pas question de "naturaliser" des musulmans et des juifs.
En 1865, dans le cadre de sa politique du "royaume arabe", Napoléon III promulgue un sénatus-consulte qui permet aux indigènes musulmans et israélites de demander à "jouir des droits de citoyen français" ; l’étranger justifiant de trois années de résidence en Algérie peut bénéficier de la même procédure. Pour la première fois, la pleine nationalité s’ouvre aux indigènes juifs et musulmans. Les trois catégories d’habitants d’Algérie non pleinement français, - les 30 000 juifs, les 3 millions de musulmans et les 250 000 étrangers - sont traités séparément mais presque sur le même pied, dans ce droit de la nationalité ad hoc qui s’applique dorénavant en Algérie. Cette égalité formelle entre les trois catégories de "non pleinement Français" est vite rompue, dès 1870, lorsque le statut des juifs est modifié.
Le décret Crémieux et la "naturalisation" des juifs
Le 24 octobre 1870, un décret du gouvernement de la Défense nationale constitué après la défaite de Sedan face à la Prusse confère la nationalité française aux Israélites indigènes des départements d’Algérie et abroge pour ce qui les concerne le sénatus-consulte du 14 juillet 1865. C’est, pour les juifs d’Algérie, la dernière étape d’un processus d’assimilation qui a débuté dès le début de la conquête française.
Au cours de son voyage en Algérie, en mai 1865, Napoléon III avait reçu une pétition de 10 000 signataires juifs qui demandaient la "naturalisation collective". Cet acte, Napoléon III en a approuvé le principe ; son gouvernement a transmis le 8 mars 1870 le projet de naturalisation collective qui devient, le 24 octobre suivant, l’un des sept décrets pris sous l’inspiration d’Adolphe Crémieux par le gouvernement provisoire au sujet de l’Algérie. L’assimilation juridique des israélites d’Algérie assure leur fidélité au nouveau régime et apporte à une population française d’environ 90 000 personnes le renfort de 35 000 nouveaux citoyens.
Cette naturalisation collective se fait en revanche contre l’administration coloniale ; une partie des colons, après l’avoir approuvée, s’y oppose également. Un compromis intervient en octobre 1871 qui confirme la naturalisation des « Israélites nés en Algérie depuis l’occupation française ou nés depuis cette époque de parents établis en Algérie à l’époque où elle s’est produite ».
Les étrangers plutôt que les musulmans
Le décret Crémieux de naturalisation collective des juifs aurait pu être l’amorce d’une politique d’accès à la "pleine nationalité" pour les musulmans. Chez les colons, cette perspective, immédiatement rejetée en 1871, l’est de plus en plus, au fur et à mesure des années.
En mars 1871, une révolte massive se produit en Kabylie, dans la foulée de la défaite de l’armée française face à la Prusse et de la désorganisation du pouvoir en France. Le 5 mai 1871, Mokrani, chef de la révolte, est tué par les troupes françaises et le 13 septembre, la Kabylie est définitivement soumise. Comment dès lors envisager la naturalisation collective réclamée entre 1858 et 1870 ? « On créerait d’un seul coup deux millions de citoyens au milieu desquels la minorité française serait étouffée. Que deviendrait alors le principe et la base de notre domination ? » résume en 1872 le gouverneur de Gueydon. La "nouvelle doctrine" des colons d’Algérie est fixée : pas question de naturalisation en masse ; il faut en rester à la porte étroite de la naturalisation individuelle ouverte par le sénatus-consulte de 1865. La naturalisation étant souvent mal vue des musulmans (qui considèrent ceux qui la demandent et l’obtiennent comme des M’tourni, c’est-à-dire des renégats), le nombre des naturalisations est faible, variant de 20 à 70 par an, avec une pointe de 137 en 1875.
En fait, les élus des colons français au Parlement sont alors mobilisés par une autre cause que celle des musulmans. Le sénatus-consulte de 1865 n’avait pas eu les effets escomptés sur les étrangers installés en Algérie (Espagnols, Italiens, etc. ) : malgré le faible coût et la rapidité de la procédure, il n ’y avait eu, entre 1865 et 1881, que 4 428 naturalisations, soit 276 par an. Aussi la population étrangère s’accroissait-elle jusqu’à dépasser la population française. D’où la constatation du gouverneur Louis Tirman qui expose sa démarche dans un discours prononcé le 20 novembre 1884 au Conseil supérieur de l’Algérie : « Le dernier recensement de 1881 a constaté que la population française d’origine européenne ne l’emporte plus sur la population étrangère que d’un chiffre de 14 064 individus. Cet écart, qui était de 26 248 en 1865, va chaque année en diminuant et dans le département d’Oran l’élément national n’est plus en majorité. Puisque nous n’avons plus l’espérance d’augmenter la population française au moyen de la colonisation officielle, il faut rechercher le remède dans la naturalisation d’étrangers. »Le recensement de 1886 confortera son analyse : en Algérie, on comptabilise 219 627 Français et 202 212 étrangers, sans compter les 17 445 Marocains. Le danger est pour la France de voir son reuvre de colonisation contestée par l’Espagne et surtout par l’Italie, qui s’est récemment alliée à l’Autriche et à l’Allemagne.
Le 30 septembre 1884, Tirman soumet au gouvernement un projet de loi élaboré par l’école de droit d’Alger, qui propose de conférer la nationalité française à tout individu né en Algérie de parents étrangers (à moins qu’il ne décide de conserver sa nationalité d’origine dans l’année qui suit sa majorité). Mais le gouvernement, attaché au principe selon lequel " la nationalité résulte des liens du sang ", rejette une disposition qui consacrerait le droit du sol. Le 23 mai 1885, Tirman revient à la charge avec un projet de loi spéciale à l’Algérie, rejeté à nouveau. Une fenêtre d’opportunité s’ouvre enfin lorsque le grand texte de loi sur la nationalité (voté en 1889) vient en discussion à la Chambre. Les députés du Nord et des départements frontières veulent le retour du jus soli pour imposer aux enfants d’immigrés l’égalité des devoirs, en particulier les devoirs militaires. Le renfort des élus d’Algérie, qui obtiennent l’application du jus soli à leur territoire, contribue sans aucun doute à l’adoption de la loi de 1889. Dorénavant, l’enfant né en Algérie d’un parent déjà né en Algérie est français à la naissance comme l’enfant né en France d’un parent né en France 127. Si les parents sont nés à l’étranger, l’enfant sera français à sa majorité, sauf renonciation dans l’année qui la suit. Appliquée à une population étrangère souvent présente depuis deux générations, la loi produit immédiatement ses effets. Dès 1890, le nombre d’inscrits pour la conscription passe de 2 631 à 4 740, pour rester à ce niveau les années suivantes. Au recensement de 1891, il y a 267 672 Français contre 215 793 étrangers ; en 1896, l’écart s’accroît encore (331 137 contre 211 580). En 1898, le gouverneur Edouard Laferrière estime que parmi les 384 000 Français d’Algérie, 275 000 sont "d’origine" et 109 000 sont "naturalisés" (dont 53 000 israélites). La loi de 1889 est bien "l’acte de naissance du peuple européen d’Algérie" (Ageron).
Le statut d’infériorité des indigènes musulmans
A la demande des élus d’Algérie, la loi de 1889 ne s’applique donc pas aux indigènes musulmans. Pour devenir pleinement français, ils sont régis par le sénatus-consulte de 1865. Restant sujets, ils sont soumis à un statut spécial. En 1830, un tel statut pouvait paraître l’octroi par le vainqueur d’un privilège au vaincu : le droit de s’auto-administrer. Mais très vite, ce privilège fond, et le musulman se voit soumis à un statut exceptionnel d’infériorité.
En 1899, l’assemblée de l’Algérie comporte 48 représentants pour 630 000 européens, et 21 pour les 3,6 millions de musulmans.
La dénaturation de la nationalité
Officiellement, le musulman d’Algérie est français, mais avec un statut particulier. Il peut demander à devenir pleinement français - pour cela, il doit se soumettre à une procédure plus contraignante encore que la procédure de naturalisation réservée à l’étranger résidant en France.
Pour expliquer le nombre très faible de musulmans d’Algérie demandant l’accession à la pleine nationalité, la raison le plus couramment invoquée est le souhait d’une très large majorité d’entre eux de conserver le statut personnel dicté par le Coran. Il est vrai que le sénatus-consulte de 1865 oblige le musulman d’Algérie non pas à renier sa religion musulmane - il peut continuer de la considérer en tant que code moral et comme recueil de prescriptions religieuses -, mais à respecter le Code civil français, c’est-à-dire à ne plus pratiquer les cinq coutumes qui sont incompatibles avec lui : la polygamie ; le droit de djebr, qui permet à un père musulman de marier son enfant jusqu’à un certain âge ; le droit de rompre le lien conjugal à la discrétion du mari ; la théorie de " l’enfant endormi " qui permet de reconnaître la filiation légitime d’un enfant né plus de dix mois et jusqu’à cinq ans après la dissolution d’un mariage ; enfin le privilège des mâles en matière de succession.
Il ne faut pas croire que le fait de renoncer au statut personnel de musulman (c’est-à-dire aux coutumes incompatibles avec le Code civil) suffisait en Algérie pour acquérir la pleine nationalité. La preuve en est donnée par les musulmans convertis au catholicisme - dans les années 1920, ils sont plusieurs centaines ou quelques milliers. La plupart sont naturalisés, mais pas tous ; dans ce cas, le converti non naturalisé reste considéré comme un indigène musulman soumis au "code de l’indigénat", au régime pénal et de police, aux tribunaux répressifs indigènes, mais aussi au tribunal du cadi là où il existe. Pour justifier cette règle, la cour d’appel d’Alger a statué en 1903 que le terme musulman « n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan ».
En Algérie, on avait donc choisi de maintenir à l’égard des musulmans la procédure la plus difficile, la plus contrôlée, celle de la naturalisation. Et on ne la facilitait pas ! Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles : le dossier devait être constitué de huit pièces différentes - dont un certificat de bonne vie et moeurs ; l’indigène devait se présenter devant le maire ou l’autorité administrative et "déclarer abandonner son statut personnel pour être régi par lois civiles et politiques françaises" ; une enquête administrative était effectuée sur la moralité, les antécédents et surtout la situation familiale du demandeur ; enfin, le dossier était transmis avec l’avis du préfet et celui du gouverneur au ministère de la Justice, puis au Conseil d’Etat, avant qu’un décret ne soit signé par le président de la République.
La procédure de naturalisation était d’autant plus difficile que l’administration locale faisait preuve d’une rare mauvaise volonté. Tous les témoignages concordent en ce sens. C’est ainsi que, quelques semaines après la révolte de 1871, dans les premiers jours du mois de septembre, la population de Bougie vit avec surprise arriver de nombreux groupes indigènes appartenant à diverses tribus qui se rendaient auprès du juge de paix, pour remplir les formalités relatives à la naturalisation. Que fit l’autorité militaire de qui ces Indigènes relevaient ? Elle mit en prison les plus influents, de manière à intimider les autres. Puis les cavaliers du bureau arabe furent envoyés dans toutes les directions pour enjoindre aux Kabyles, que la contagion aurait gagnés, de rester chez eux. Malgré tout, quatre-vingt deux Kabyles réussirent à se faire inscrire à la mairie et obtinrent du juge de paix les actes de notoriété nécessaires pour l’obtention des demandes. Ce succès partiel ne laissa pas d’encourager la tribu des Beni-Mohali qui, toute entière, se rendit à Bougie pour remplir les formalités. Mais telle fut l’attitude de l’autorité militaire, qu’elle dut renoncer à tout projet de ce genre.
Jules Ferry, venu à Alger en 1892 à la tête d’une délégation de sept sénateurs, note : « Les administrateurs sont systématiquement opposés à la naturalisation. ». Albin Rozet témoigne, quant à lui, le 23 décembre 1913 à la Chambre des députés : « Un Indigène vient trouver un administrateur, un maire de village et lui dit : "Je veux me faire naturaliser." L’administrateur ou le maire lui répond : "Qu’avez-vous besoin de vous faire naturaliser ? vous aurez des difficultés dans votre famille, votre femme n’y tient pas sans doute, votre gendre vous cherchera des querelles." » Ce témoignage est confirmé en 1919 par le député socialiste Doizy, puis par l’ancien gouverneur Maurice Viollette, qui écrit en 1931 : « Les naturalisations seraient infiniment plus nombreuses si l’administration les facilitait. »
Résultat : en cinquante ans (de 1865 à 1915), 2 396 musulmans d’Algérie sont naturalisés français - en majorité des militaires, des fonctionnaires ou des musulmans convertis au catholicisme. Jusqu’en 1899, le nombre des demandes rejetées est très faible. A partir de 1899, il augmente sensiblement jusqu’à atteindre un tiers, la moitié voire les trois cinquièmes des demandes, ce que l’administration justifie par le fait que " les titres des postulants sont examinés avec sévérité et avec le souci de n’accorder la qualité de Français qu’à ceux qui ont donné la preuve non équivoque de leur attachement à la France".
La réforme ratée de 1919
La Première Guerre mondiale déclarée, les musulmans d’Algérie fournissent 173 000 soldats et 119 000 travailleurs réquisitionnés pour remplacer la main-d’oeuvre métropolitaine mobilisée. En novembre 1915, Georges Clemenceau et Georges Leygues, présidents des commissions des Affaires étrangères du Sénat et de la Chambre, demandent " l’admission des indigènes au bénéfice d’un régime nouveau de naturalisation n’impliquant pas la renonciation au statut personnel ". Lorsque Clemenceau prend la présidence du Conseil en novembre 1917, le processus est relancé. Le député socialiste Marius Moutet, rassemblant plusieurs propositions de loi déposées durant la guerre, propose de faciliter l’accès à la pleine nationalité : selon cette proposition, tout musulman d’Algérie, s’il est âgé de plus de 25 ans, pourrait, sur simple demande devant le tribunal civil du domicile, devenir citoyen français, s’il remplit en outre une des conditions suivantes : avoir servi dans l’armée française ou avoir eu un fils ayant pris part à une campagne de guerre ; savoir lire et écrire le français ; être propriétaire, fermier ou être inscrit au rôle des patentes ; être titulaire ou l’avoir été d’une fonction publique, d’un mandat électif ou d’une décoration ; être marié avec ou né d’un indigène devenu citoyen français. Qui plus est, le respect du Code civil français ne vaut renonciation au statut personnel que pour l’avenir : un polygame pourrait ainsi devenir pleinement français avec la nouvelle loi - il ne s’interdirait que d’augmenter sa polygamie.
Immédiatement, les élus des colons aux "délégations financières" se mobilisent contre ce qui leur apparaît être le "Tombeau de la suprématie française en Algérie". Ils adoptent plusieurs motions, attirant notamment l’attention du gouvernement et du Parlement « sur le danger certain qu’il y aurait, en les maintenant pour le passé dans le statut personnel, à permettre à des milliers d’indigènes d’exercer les droits de citoyens français, de participer à la confection des lois auxquelles ils ne seraient pas soumis, et de submerger un jour sous leur vote ceux des Français d’Algérie ». Le gouvernement cède : la loi du 4 février 1919 crée bien une nouvelle procédure d’accès à la pleine nationalité, mais elle fixe de telles conditions qu’elle apparaît à certains égards plus restrictive que le sénatus-consulte de 1865. Outre la monogamie ou le célibat, la résidence de deux ans dans la même commune est exigée. Le procureur de la République ou le gouverneur peut aussi s’opposer à la demande " pour cause d’indignité ", c’est-à-dire, comme le dit Charles-Robert Ageron, "pour fait de non-convenance". L’effet de la loi est donc faible. La procédure, là encore, rebute ceux qui pourraient en bénéficier. Il est fréquent que le postulant ait du mal à fournir les pièces nécessaires. En l’absence d’acte de naissance valide, par exemple, il faut un acte de notoriété établi par six témoins, ce qui implique de leur payer le déplacement et la journée de travail - beaucoup n’en ont pas les moyens. Entre 1919 et 1930, 1 204 musulmans sont naturalisés, pour 1 547 demandes. Il faut ajouter 760 naturalisés par la procédure du sénatus-consulte de 1865, maintenue sur la suggestion du rapport Moutet.
La loi de 1919 constitue la dernière tentative d’amélioration des droits des musulmans, par l’attribution de la pleine nationalité française. En conséquence de sa nature restrictive, les revendications porteront, après 1919, sur l’obtention des droits - abolition du code de l’indigénat, égalité fiscale, droit de vote - sans la nationalité. Il s’agit de passer d’une situation de sujet sans droits réels à l’obtention de droits ... indépendamment de la pleine nationalité française.
Le projet Blum-Viollette
Avec l’échec du dispositif d’accès à la pleine nationalité, l’autre volet de la loi du 4 février 1919 - le droit des élus musulmans de participer à l’élection du maire dans les conseils municipaux - devient important. Les élus des colons se sont mobilisés vigoureusement contre ce droit et ont adopté plusieurs motions : « Cette innovation nous paraît des plus graves. [...] la majorité française [sic] ne pourra accepter que sa volonté soit dominée par celle d’indigènes qui n’ont pas voulu les droits de citoyen. Il serait inopportun, prématuré et dangereux d’admettre les conseillers municipaux au titre indigène à participer à l’élection des maires et des adjoints français ». Lyautey écrit à un ami : " « Je crois la situation incurable. Les colons agricoles français ont une mentalité de pur Boche, avec les mêmes théories sur les races inférieures destinées à être exploitées sans merci. Il n’y a chez eux ni humanité, ni intelligence. »
En 1936, le gouvernement Blum, inspiré par l’ancien gouverneur Maurice Viollette, propose qu’un petit groupe de musulmans - 24 000 puisse obtenir le droit de vote aux côtés des 200 000 électeurs français, indépendamment de leur statut personnel qu’ils pourront conserver. Comparée à la naturalisation dans le statut proposé par le rapport Moutet de 1919, cette proposition est des plus modestes. Mais elle n’est soutenue en Algérie que par le mouvement des oulémas et par Ferhat Abbas. Le Parti du peuple algérien (PPA), créé en 1937 à la suite de la dissolution de l’ENA, partisan de l’indépendance, s’oppose au projet Viollette. Surtout, ce projet suscite une révolte des élus des colons, lesquels refusent la transgression du principe sur lequel s’appuie la colonisation en Algérie : la distinction entre les citoyens français et les sujets de statut musulman. Ils craignent non pas tant l’effet de l’élargissement du corps électoral sur l’élection des députés - ils proposent d’ailleurs de faire élire par les musulmans en collège électoral séparé 10 députés et 3 sénateurs - que sur l’élection des maires. Le projet de loi Blum- Viollette multipliait par quatre ou cinq le nombre des musulmans dans le premier collège. Les élus des colons n’en voulant à aucun prix, ils feront échouer le projet.
Les "lois" de Vichy et leur difficile abrogation
Trois "lois" de Vichy avaient permis de retirer la nationalité française. Celle du 23 juillet 1940 avait permis de déchoir de leur nationalité 446 Français qui avaient quitté la France entre le 20 mai et 30 juin 1940 sans l’autorisation du gouvernement de Vichy - de Gaulle, Catroux, Cassin et les premiers résistants de la France Libre. Elle s’était ensuite appliquée à l’amiral Darlan ou au général Giraud qui s’étaient succédé à la tête de l’administration de l’Afrique du Nord, après le débarquement des Alliés en novembre 1942. Le 14 mars 1943, le même général Giraud devait déclarer nuls les actes constitutionnels, lois et décrets pris par Vichy postérieurement à la date du 22 juillet 1940. Formellement, la loi du 23 juillet 1940 portant déchéance de la nationalité était donc annulée. Pour donner plus de solennité à cet acte, une ordonnance du général Giraud datée du 18 avril 1943 a abrogé explicitement la loi du 23 juillet 1940 : de Gaulle, mais aussi Giraud et les 444 autres Français qui avaient été privés de leur nationalité par Vichy, sont "réintégrés de plein droit dans la nationalité française, avec toutes les conséquences de droit".
La loi de Vichy du 7 octobre 1940 avait abrogé le décret Crémieux : elle dégradait de l’état de citoyens 110 000 juifs d’Algérie. Le 14 mars 1943, le général Giraud avait veillé à ce que l’abrogation des décisions prises par Vichy après le 22 juillet 1940 comportât une exception : le décret Crémieux demeurait abrogé. Depuis la prise en main de l’administration de l’Afrique du Nord par l’amiral Darlan puis par le général Giraud, la législation antisémite instaurée par Vichy, plus sévère en Algérie qu’en métropole, avait été maintenue, d’abord au nom du « rétablissement de l’égalité » de statut entre juifs et musulmans. Giraud était surtout convaincu, comme le rappellent Marrus et Paxton, que « les juifs étaient " responsables de la défaite " et que les lois raciales étaient " une des conditions essentielles de l’armistice " ». La décision prise par Giraud le 14 mars suscite de vives réactions ; le Comité national français gaulliste fait part officiellement le 24 mars de sa désapprobation, et la presse américaine proteste. Les juifs algériens se mobilisent et, finalement, le 21 octobre 1943, le Comité français de libération natioinale « constate que le décret Crémieux se trouve maintenant en vigueur ». Les juifs algériens sont alors rétablis dans leur pleine citoyenneté.
Pour les 15 154 dénaturalisations effectuées en application de la loi du 22 juillet 1940, l’abrogation est encore plus longue. Si le général Giraud dans son ordonnance du 14 mars 1943 a annulé les seuls actes de Vichy postérieurs au 22 juillet 1940, c’est qu’il ne souhaitait pas revenir sur ces dénaturalisations. La loi du 22 juillet 1940 ne sera annulée que le 24 mai 1944.
Après la Seconde Guerre mondiale
La Libération permettra des avancées impossibles à imaginer quelques années plus tôt. L’ordonnance au 7 mars 1944 supprime le statut pénal de l’indigène et soumet les musulmans aux mêmes tribunaux et aux mêmes lois que tous les Français. Elle naturalise en outre, dans leur statut personnel, 60 000 musulmans qui deviennent donc électeurs dans le premier collège, tandis que tous les musulmans de sexe masculin âgés de 21 ans, soit 1 210 000 personnes, deviennent électeurs d’un second collège. L’ordonnance du 17 août 1945 introduit la parité de représentation entre le collège musulman et le collège de droit commun, chacun dorénavant représenté par 22 parlementaires - 15 députés et 7 sénateurs. La loi Lamine Gueye du 17 mai 1946 reconnaît la citoyenneté à tous les nationaux français. Enfin, le statut du 20 septembre 1947 pose les principes de l’égalité politique et civique et de l’égal accès pour tous aux fonctions publiques.
A compter de 1956, dans le cadre de la politique "d’intégration", toutes les institutions élues au doublecollège sont progressivement dissoutes. Les ordonnances du 15 novembre 1958 donnent aux musulmans d’Algérie (hommes et femmes) une représentation plus proportionnée à leur importance dans la population algérienne : 46 députés sur 67 et 22 sénateurs sur 31.
Mais au plan politique et militaire, un processus a déjà été engagé, qui mène, en 1962, à l’indépendance de l’Algérie. A cette date, seuls quelques dix mille musulmans sont pleinement français, soit qu’ils aient été eux-mêmes naturalisés, soit qu’un de leurs parents l’ait été. Certains restent en Algérie et se voient attribuer la nouvelle nationalité algérienne, les autres rejoindront la métropole avec leur nationalité française. Quant à la grande masse des musulmans d’Algérie, ils peuvent rester français, mais à condition de souscrire en France (c’est-à-dire en métropole ou dans les départements d’outre-mer), avant le 22 mars 1967, une déclaration de reconnaissance de la nationalité régulièrement enregistrée par le ministre chargé des naturalisations.
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