mardi 2 mars 2010

EXTRAITS DE "IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED"

CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
L’AVENUE

« Faire l’avenue » à Bab El Oued revêt un caractère particulier comme sans doute dans tous les pays méditerranéens, avec ce soupçon de bonheur en plus que ressentent les éléments mâles de ce quartier mythique, si mystérieux aux yeux des autres, si envié de former une si grande famille.
On fait l’AVENUE comme on visite une exposition de peinture dont on serait soi-même la toile. Voir et être vu, telle semble être la devise des gens de Bab El Oued.
Faire l’Avenue. Respirer à pleins poumons l’air du faubourg. Humer les odeurs sorties du ventre des cafés. Y entrer en pays conquis, hélé par un comparse d’école, un coéquipier de sport, un voisin, un cousin, un ami ; en sortir tout en sachant que « la tournée des grands ducs » commence à peine. Ecouter la fureur et le bruit envahir le quartier. Guetter le regard timide d’une jolie fleur, apprentie-Greta GARBO, Marilyn MONROE ou Brigitte BARDOT. Ne pas oser, avant 18 ans, franchir le seuil du café élu par les anciens du quartier mais, pas bête, demeurer dans l’axe optique du patron réputé magnanime qui, las de ce manège, autorise l’entrée dans son établissement. S’asseoir sur la rampe DURANDO et attendre le passage d’une belle aux cheveux noirs, lancer un petit mot en forme de plaisanterie qui cache un trouble certain, telles sont les mille et une façons d’aborder l’Avenue. S ‘arrêter à chaque coin de rue, à chaque devanture de café, interpellé par un sourire de jeunesse, une odeur familière, un air de guitare désenchanté.
Le pas ralenti, l’attitude volontairement décontractée, la jeunesse s’empare de « l’andar et venir » dès la sortie du collège ou du lycée. Le rite consensuel commence alors. Les riverains de l’Esplanade promènent leur désinvolture sur « l ‘avenue des bons copains », longent le trottoir de droite jusqu’aux Trois Horloges, point névralgique de ralliement du « Tout Bab El Oued », puis empruntent l’autre trottoir qui les dépose à leur point de départ.
Quant aux enfants des Messageries, de la Basséta et quartiers environnants, ils effectuent le chemin inverse jusqu’au boulevard Guillemin, délaissant la pourtant belle avenue de la Marne et ses arcades cossues qui conduisent, à l’abri de l’averse, au Lycée BUGEAUD. Le manège dure ainsi toute l’après-midi jusqu’à l’extinction des feux, jusqu’au désespérant couvre-feu.
Au cours de cette grande parade amoureuse, défilé digne de BARNUM et Cie, l’avenue s’éloigne des chagrins et des peurs pour laisser le champ libre à la vie, au rire et à l’amitié. Elle envahit les cœurs et s’inscrit dans la grande tradition de la complicité des gens de ce faubourg.
Le rire tonitruant s’évacue comme un lâcher de ballons multicolores, tel qu’en Bab El Oued, outrancier, comédien, sincère, complice ou feint. Un rire qui demeure le son le plus répandu, le plus apprécié que chacun s’empresse de rattraper au vol pour l’escorter ailleurs, au large d’un paysage ouvert sur la Méditerranée, vision de rêve permanente, oubliée quelque part sur la route de l’habitude et le chemin de l’accoutumance.
Faire l’avenue le dimanche matin relève de la kermesse, de la piste aux étoiles, de Hollywood Boulevard. Bab El Oued sur son 31 vaut le détour. La tenue du dimanche matin réconcilie « oualiones, païgones et fourachaux 1» qui en la circonstance réalisent la prouesse de « ressembler à quelque chose ». Plus qu’en semaine, la promenade prend des allures de drague organisée. Agglutinées devant les cafés, assises sur la rampe DURANDO, des grappes de garçons attendent patiemment le passage de jolies robes « déshabilleuses » de brunettes endimanchées, le « bras dessus, bras dessous » obligé, afin de se donner une contenance lorsque l’émoi rosit les joues et déséquilibre la démarche. Les plus dégourdis déambulent, le regard- gyrophare afin de débusquer l’oiseau rare avant les autres. Mais n’allez pas croire que Bab El Oued ne s’adonne qu’à ce jeu de pistes amoureux. Au contraire, entre les amateurs de football, les « accros » de ping-foot, de billards, de cartes, les familles entières qui se rendent à la messe, les maris qui profitent de la liberté du dimanche matin pour se faire une coupe « à la bol de loubia » ou « à la Luis MARIANO » avec une « tonne » de gomina qui cimente la chevelure, les cinéphiles pressés de réserver leur place pour la séance de l’après-midi, les grands-pères tirés à quatre épingles qui promènent dignement leurs petits-enfants, fiers de leur descendance comme de leur ascendance, les musiciens des rues, les petits yaouleds, cireurs de chaussures ayant supplanté dans ce métier les petits juifs après la guerre 39-45, qui interpellent le client en tambourinant de leur brosse sur la boite aux rebords cloutés, les tape-cinq de connivence, le sifflet rassembleur, et pour couronner le tout, le roi soleil qui embellit tout ce qu’il touche, tout ce qu’il effleure, tout ce qu’il caresse.
Le quartier alors se pare de mille senteurs qui parcourent la joyeuse avenue. Les beignets italiens de Pasquale distille une odeur de vanille qui imprègne les narines jusqu’au relais de Tony Mario, place de l’Alma ; les « pitses », le pain espagnol, les « russes », gâteaux à base de pralin et de meringue pilée que les pathos nomment castel, la calentita conjuguent leurs effluves avec celles du marché de Bab El Oued, savant mélange de fruits, de fleurs, de menthe sauvage et d‘épices odoriférantes qui situent le lieu mieux que ne l’auraient fait toutes les cartes géographiques de la planête ; car ici battent d’un même élan les coeurs de l’Orient et de l’Occident, à deux pas de la mer ouverte sur l’Europe et du désert, dernière escale avant l’Afrique.


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CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
L’AMITIE

Comme un joli bateau qui danse au large de l’indifférence, sur les bancs de l’école ou des jardins publics, l’amitié prend naissance au royaume de l’enfance. Prédisposé pour ce sentiment irréversible, le Méditerranéen profite de sa propension à vivre dehors pour le partage, l’aversion ou l’échange. Ce frère par le cœur élu, cet autre soi-même auquel l’on s’identifie et se rallie, emplit le verre de l’amitié offert sur le comptoir de la complicité.
Un ami me disait récemment : « un ami, c’est celui qui rit au même moment que toi et pour les mêmes plaisanteries. S’il sourit seulement, il sera tout au plus, un camarade ! »
Rien n’est plus juste car le rire demeure le dénominateur commun de cette connivence qui peut mener à l’amitié.
De toutes les misères occasionnées par la perte du pays natal, les Bab El Ouédiens rangent la perte de leurs amitiés comme l’une des plaies les plus difficiles à refermer.
Bab El Oued, par ses espaces aérés sur la « rue », par ses lieux de vie au grand air que sont les jardins, par ses cafés où se rassemblent autour d’une anisette un petit monde besogneux est une de ces terres fertiles pour ensemencer une amitié entretenue par la permanence des rencontres. Par « l ‘avenue », à l’envi, parcourue. Par une façon d’aborder l’existence via la richesse du cœur, aiguisée par la communauté de pensée d’un voisinage omniprésent, le Bab El Ouédien s’enracine dans ses amitiés tel un chêne dans un sol accueillant.
Dans un premier temps, la « rue » sélectionne l’amitié. Puis, les affinités se révèlent plus précisément au sein de l’école. L’espoir de se voir placer par le maître aux côtés de son camarade demeure souvent lettre morte sauf si l’instituteur laisse le choix aux élèves.
L’adolescence prend ensuite le relais accompagnant cette complicité au delà de l’âge adulte, parfois de l’éloignement géographique et pour les enfants de Bab El Oued comme pour les « pieds noirs » dans leur ensemble, au delà de l’exode.
Les retrouvailles résonnent, alors, de tape-cinq, de rires et de sincères accolades. Dans les sous-bois enfumés d’odeurs de merguez, on récupère peu à peu ses quinze ans et l’on s’aperçoit que seul un ami partage le rire sur les mêmes plaisanteries.
L’amitié ne peut s’exprimer dans la solitude. Elle a besoin du miroir de cet autre soi-même, ce frère exilé, bafoué, trahi qui parcourt la vie, amputé de cette affection éparpillée aux quatre vents de l’histoire par un référendum perdu d’avance.
Retrouvailles qui blessent autant qu’elles comblent de joie parce que temporaires. Alors, on se prend à rêver ce qu’eût pu être la vie si d’aventure, la séparation n’avait été qu’illusion, l’indépendance un mauvais rêve, si le partage de l’enfance puis de l’adolescence avait poursuivi son chemin au delà de 62, sur les trottoirs de Bab El Oued.
Parmi les gens branchés sur la même longueur d’ondes, à l’écoute des joies et des peines du faubourg.
Hélas, la dislocation de ces amitiés d’enfance s’avère bien réelle et l’image du bonheur se dilue dans les brumes du pays de France. La mémorisation de ces visages perdus dans l’ironie des cheveux enfarinés et des tailles arrondies mesure le temps passé sans eux. Alors, les vieux albums de photos d’antan s’ouvrent dans la quête pathétique d’un retour vers les années de jeunesse lorsque sévissait l’amitié.
Quand un quartier tout entier se cotisait pour s’offrir la balle en caoutchouc qui remplaçait avantageusement la boite de chique en fer blanc, la balle de tennis ou la pelote confectionnée avec des tombées de tissus pour disputer le sempiternel match de football entre deux égouts, au jardin ou entre deux passages de voitures dans la rue du faubourg. Quand les « chitanes » se muaient, pour les beaux yeux d’un joli minois, en de charmants garçons si bien élevés qu’ils étonnaient le voisinage habitué « aux sales manières de ces p’tits voyous ». Ainsi, tout au long des saisons se forgeait l’amitié, « le seul carburant qu’on connaisse qui augmente à mesure qu’on l’emploie » comme le chante si bien le regretté Herbert PAGANI. Une amitié galvaudée qui s’édulcore, de nos jours, à force d’être banalisée par tout un chacun alors que ce sentiment à la frontière de l’amour, cette offrande de l’innocence, cette découverte de l’enfance, demeure le plus beau sentiment de l’homme. Bab El Oued possédait le rare privilège de respirer l’amitié à pleins poumons, une amitié écrite à l’encre indélébile dans le ciel d’Alger. Une amitié dont le A majuscule grandit chaque jour malgré l’espace et le temps, puisant, dans la séparation, le ferment du souvenir et dans l’adversité, l’émerveillement d’être passé un jour sur le chemin d’un tel sentiment. De l’avoir connu et d’en conserver la mémoire au cœur .

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