J'ai perdu mon enfance en perdant ma mère.
Je l'ai égarée dans la souffrance des glaces recouvertes d'un linge afin qu'elle ne renvoie pas aux vivants l'image défigurée du malheur et du chagrin.
Ma mère est partie. Elle a tout emporté avec elle. Tous mes souvenirs que je lisais dans son regard perdu entre Alger et Paris, dans un ailleurs qu'elle me racontait les après-midi d'hiver, son fichu bleu ciel sur les épaules qui la protégeait, non pas du froid, mais de l'agression inhumaine de l'exil d'une mère juive d'Algérie.
Sa voix ne caressera plus ma mémoire de ses histoires de famille judéo-arabe de la casbah de sa jeunesse. Elle ne perpétuera plus l'épopée de son peuple issu de l'inquisition médiévale espagnole de 1391 et de son aïeul, le Grand Rabbin Simon Ben Sémah DURAN "RASHBAZ" qui réunifia le judaïsme d'Afrique du Nord avec son comparse, "RIBACH".
Ma mère a rejoint le pays du Bon Dieu. Elle est partie pour le nuage d'où on ne revient jamais. Elle qui répétait toujours :
--" Dans ma vie, j'aurai fait deux voyages contre ma volonté : le premier en quittant mon pays, le deuxième, en quittant cette terre! "
J'ai perdu mon pays, ma peine fut immense.
J'ai perdu ma mère, mon chagrin est éternel.
Je l'ai égarée dans la souffrance des glaces recouvertes d'un linge afin qu'elle ne renvoie pas aux vivants l'image défigurée du malheur et du chagrin.
Ma mère est partie. Elle a tout emporté avec elle. Tous mes souvenirs que je lisais dans son regard perdu entre Alger et Paris, dans un ailleurs qu'elle me racontait les après-midi d'hiver, son fichu bleu ciel sur les épaules qui la protégeait, non pas du froid, mais de l'agression inhumaine de l'exil d'une mère juive d'Algérie.
Sa voix ne caressera plus ma mémoire de ses histoires de famille judéo-arabe de la casbah de sa jeunesse. Elle ne perpétuera plus l'épopée de son peuple issu de l'inquisition médiévale espagnole de 1391 et de son aïeul, le Grand Rabbin Simon Ben Sémah DURAN "RASHBAZ" qui réunifia le judaïsme d'Afrique du Nord avec son comparse, "RIBACH".
Ma mère a rejoint le pays du Bon Dieu. Elle est partie pour le nuage d'où on ne revient jamais. Elle qui répétait toujours :
--" Dans ma vie, j'aurai fait deux voyages contre ma volonté : le premier en quittant mon pays, le deuxième, en quittant cette terre! "
J'ai perdu mon pays, ma peine fut immense.
J'ai perdu ma mère, mon chagrin est éternel.
Ma mère est venue au monde le 25 Février 1911, à Alger, "dans la plus belle ville du monde", à une époque où la casbah répercutait encore les prières d'un peuple courbé sur son douloureux passé. Dans ces rues aux noms exotiques : rue des Trois Couleurs, rue du Chat, rue du Tigre, rue du Diwan, rue des Jétules, rue du Caftan, rue des Oranges, rue Boulabah..........
Dès mon plus jeune âge, j'arpentais ces chemins frangés d'ombres et de lumières, étroits et parfois nauséabonds, débouchant sur des placettes aérées aux fontaines enchâssées de faïence outremer. J'y découvrais un monde cinématographique et imaginaire qui prenait forme sous mes yeux effarouchés mais grisés par la tentation. Les mauvais garçons y déambulaient à la recherche d'une aventure, les vieux surveillaient du coin de l'oeil l'entrée des maisons closes de la basse casbah qu'ils franchissaient par personnes interposées dans un moment de rêve pourchassé d'un revers de main, les ventres des cafés maures déversaient des nuages odorants de "kawah" et les sages joueurs de dominos claquaient leurs pions avec sérieux et application. Les marchés à ciel ouvert étaient légion mais le marché Randon qui faisait face à la Grande Synagogue, Place du Grand Rabbin BLOCH, représentait le passage obligé du commerce de la casbah.
Je parcourais souvent cette ville grimpante et grouillante qui escaladait, de la mer à la colline, la blanche multitude de terrasses. Pourtant, les souvenirs gravés dans ma mémoire d'exil demeurent attachés aux récits de ma mère, fabuleux voyages au long cours dans le jardin mythique de sa jeunesse. Une jeunesse qui se suffisait de la richesse du coeur foisonnante chez les humbles gens. J'écoutais ses mots et j'entendais son coeur. Le sable de ces moments arrachés à l'exode, filait à travers ses doigts fatigués de trop vouloir le retenir. Rien ni personne ne lui rendrait ses rues d'Alger, sa maison, son "chez elle", la présence rassurante de ses proches, ses visites mensuelles au cimetière de Saint- Eugène où dormaient son époux, ses parents et ses ancêtres. (....)
(.....)Personne ne sût, ce jour là, que les larmes de ma mère, jeune épousée, renfermait le goût sucré-salé du bonheur et de l'amertume devant le refus de ses oncles de lui servir de père en ce jour béni. Aussi, c'est au bras de son frère, William qu'elle pénétra dans l'immense théâtre du temple de la rue VOLLAND.
Les années ne dissipèrent jamais les séquelles de cet affront. L'amour des bienheureux se doit de réconforter le chagrin, la veuve et l'orphelin. Mais ma mère avait refusé tant de partis présentés par la famille, qu'elle s'était mise à dos les membres de cette tutelle imposée par le décès du père. Seul son oncle CHARLES, brisé par la perte de ses quatre fils, trouva grâce à ses yeux. Aussi, lorsqu'en pleurant, il lui avoua sa détresse de ne pas la conduire à la "thêba", ma mère se contenta de se blottir dans ses bras et, pour seul pardon, l'embrassa affectueusement.
Tout au long de sa vie, ma mère garda une tendresse particulière pour lui et son épouse, la tante EVA, soeur cadette de ma grand-mère maternelle.........(....)
(.....)A présent que ma mère ne surprend plus mes silences par ses allées et venues effectuées à pas feutrés, la douleur de ne pas avoir photographié du coeur le moindre de ses gestes inonde ma vie.
Comme toutes les femmes juives d'ALGERIE, elle était l'ALGERIE. Son langage flirtait avec le pataouète, ce parler familier aux enfants de BAB EL OUED chanté par le mythique Cagayous. Mais, il s'enrichissait de ses expressions judéo-arabes qui grimpaient à l'assaut de la forteresse naturelle de la Casbah.
J'admirais sa façon de parfumer ses mots d'orientalisme lors d'une discussion avec Malika, fatmah au grand coeur, un marchand des quatre saisons du marché Randon ou du marché Nelson, une de ses tantes autour d'un bon kawa.
De sa prime enfance, ma mère juive d'ALGERIE avait appris de sa mère et de sa grand-mère, à cuisiner selon la tradition israélite. A l'ancienne. Sur un kanoun. Avec la patience pour seule compagne.
--"Pour faire du bon manger, il faut passer des heures devant son fourneau. Une cuisine bâclée, c'est une cuisine bonne....à jeter!" répétait-elle.
Avec fierté, elle préparait mille et un petits plats qui faisaient le délice de sa maisonnée.
Cette cuisine méditerranéenne, née de la complicité judéo-arabe, possédait toutes les vertus de l'ALGERIE. Elle ne s'avalait pas, elle se dégustait comme se dégustait les paysages de cette terre généreuse. Elle était parfumée, chaleureuse et goûteuse, tellement lourde à digérer qu'elle imposait une sieste prolongée à l'ombre "d'un rideau de soleil".
La table de ma mère juive d'ALGERIE sentait bon les épices. Ses plats confectionnés avec tant d'amour et de savoir-faire étaient décorés, millimétrés, ciselés. Je la revois les jours précédant POURIM, s'affairant dans sa cuisine aux prises avec les sept plats de la fête. Mais le moment délicieux survenait la veille avec la préparation des galettes blanches. Le cérémonial se voulait immuable. Après avoir installé ses galettes sur les plaques obligeamment prêtées par le boulanger, mes frères et moi les portions à Villa Grossa qui les enfournait d'une main experte. Une fois cuites, nous les remontions à la maison et le trempage dans le blanc pouvait commencer.
--" C'est facile mais il faut le coup de main!" se vantaient les femmes qui sortaient des galettes lisses, blanches et, cerise sur le gâteau, brillantes.
Car, en ALGERIE, dans les familles juives comme dans toutes les autres familles, le voisinage qui tutoyait l'amitié exigeait que l'on offrit aux proches une assiettée de gâteaux afin de partager la fête. Et malheur à celle qui présentait une galette blanche virant sur le gris, d'aspect inégal ou mâte. Elle perdait une étoile au Guide Michelin des mauvaises langues du quartier. Ma mère et ses soeurs avaient hérité du savoir familial et notre palais ne différenciaient pas leurs préparations culinaires tant elles cuisinaient à l'unisson.
Ces femmes juives d'ALGERIE, dépositaires de cet héritage sacré le transmettaient ensuite à leurs filles. Ainsi, la tradition se perpétuait à travers les âges, malgré la modernité du fourneau à gaz qui rejetait le vieux kanoun au musée de la nostalgie, après de bons et loyaux services.........(....)
(....)Au cours de nos éternels voyages au pays du bonheur, nous endossions nos habits de lumière et nous débarrassions de nos manteaux de pluie. Nos visages s'empourpraient de rires et délaissaient le rictus déposé par le froid sur nos mines gelées. Alors, pour une après-midi de nostalgie, la maison s'éclairait de souvenirs arrachés à la tourmente et, par la magie des mots, renaissaient la ville blanche, ses jardins, ses arcades, ses hommes et ses femmes, ardentes braises d'une France de méditerranée, entretenues par le souffle puissant du sirocco, bouffée de chaleur qui nous brûlait, jadis, la gorge et les yeux, vent de folie d'aujourd'hui que l'exil parait de toutes les vertus.
Solitaires parmi la multitude, nous convenions de ne pas nous laisser distraire par l'environnement de grisaille qui collait aux murs de la triste cité, tu parlais d'un pays que je connaissais mais qui avait laissé, à mes lèvres avides, un goût de trop peu. Je buvais, alors tes paroles et recevais la plus belle leçon de géographie, d'histoire et de sociologie sur la terre d'ALGERIE, ta terre d'ALGERIE, ma terre d'ALGERIE. La plus belle parce que la plus nostalgique, la plus empreinte de cette trace indélébile qu'anime l'amour désintéressé, la plus désespérée aussi.
En perdant ton pays, tu avais perdu les petites choses de ta vie, insignifiantes pour le commun des mortels mais pas pour une exilée involontaire, pas pour son petit peuple pied-noir et ses petites joies, ses petits malheurs et ses petites espérances. Te recueillir sur la tombe de ton époux, de tes parents, de ta famille, t'asseoir au jardin de ta jeunesse, sillonner tes ruelles les yeux fermés, te sentir chez toi partout dans cette ville immaculée, rencontrer tes amitiés au détour du hasard, t'inviter sans façon chez une voisine pour "taper" le kawa, humer tes odeurs familières, reconnaître les bruits de ta rue, mille détails qui favorisaient une vie plus belle, pauvre mais belle comme le mois de mai de ton pays. Tous ces petits bonheurs, arrachés par l'exode, adoucissaient ton existence et le déracinement n'en fut que plus douloureux.
Ces sonates d'hiver que tu jouais sur le piano de ma nostalgie, je les entends lorsque la solitude frappe à ma porte. Telle une musique qui envahit l'auditorium en isolant du reste du monde, tel le chant lancinant de la mer qui berce le navigateur solitaire, tes récits d'un autre temps occultent mon environnement familier et me parlent d'une époque que je ne veux pas oublier.
Pourtant, ALGER se meurt dans les mémoires. Les convois funèbres emportent les vestiges du temps passé. Les anciens nous laissent l'héritage défiguré d'une époque où rien n'était pareil. Les rapports entre les gens, la richesse du coeur, le sens du tragique et celui du comique, le respect des femmes et des choses, l'amour du pays et du drapeau, la fidélité aux amitiés d'enfance et le sens de la famille...........(....)
(....)En attendant le véhicule qui nous emporterait loin de nos racines et de nos amitiés, nous regardions notre quartier comme jamais auparavant.
Ma mère juive d'ALGERIE, tu demeurais muette et buvais à la source de ton voisinage, ces balcons, amphithéâtres de vie et de bonne humeur, ouverts sur le ciel et le bavardage, chambre à coucher de l'après-midi pour la sieste immuable et réparatrice, salle à manger estivale à l'ombre du rideau de soleil, tribune politico-sportive, caisse de résonance de manifestation pacifique ou vociférante.
Ce balcon où tu passais le plus clair de ton temps entre deux séjours dans ta cuisine, cette autre maison du coeur et du palais. Ce balcon qui te voyait griller tes poivrons au chaud soleil de ton pays et sécher le blanc de tes galettes de Pourim. Où tu roulais le kawa ou le rechta entre ton pouce et ton index, pâtes juives à déguster avec une bonne chtétra aux pois chiches. Ce balcon d'où tu interpellais tes fils pour les mettre en garde contre le couvre-feu, qui servait de boite aux lettres gestuelles, qui rassurait le matin devant le spectacle d'ALGER LA BLANCHE. Terrasses d'amitié du bout de l'horizon. Salons de vie et d'éclats de rires.
Du haut de ton promontoire, tu regardais gravement le quartier se vider de ses habitants. La mort de l'ALGERIE française éteignait toutes les lumières de ta vie. Une fois en métropole, engourdie par le froid de l'exil, tu te demanderais sûrement si tu avais vraiment vécu dans ce pays d'outre-méditerranée. Si cela ne relevait pas simplement du rêve et si ton accent parfumé d'orientalisme n'était point le fruit de ton imagination. Et puis un jour, dans la solitude d'une après-midi hivernale, le givre au coeur, la mémoire revenue, tu saurais. Tu saurais tes origines judéo-arabes, ton soleil et ton ciel. Tu saurais les années passées en AFRIQUE DU NORD, la ville blanche au parfum d'oranger et de kemoun, la tombe de ton mari. Tu saurais l'exil!
Les pieds noirs, toutes confessions confondues, quittaient ton quartier, ton espace, ton regard. Un mouchoir à la main, ils s'éloignaient de leur histoire, les poings serrés, la rage au ventre, les larmes aux yeux.
Les terrasses immobiles semblaient s'ennuyer. Déshabillées de linge séchant au soleil, nul bavardage, nulle exubérance. De la tristesse muette, du silence.
Tu ne maîtrisais plus l'avenir. En ALGERIE, la vie s'écrivait simplement au rythme des saisons et des shabbats. Tu connaissais ta route, ton chemin. Cernée par ta famille et tes amitiés de toujours, tu assumais une existence difficile mais belle. Tu regardais ta ligne de vie sans crainte, avec sérénité. Tes fils mariés habiteraient Bab El Oued, tout près de toi. Tes petits-enfants, tes "mazozés", tes "bébésso", recevraient tes débordements d'amour. Ton voisinage omniprésent te "tiendrait la jambe", tu "brûlerais tes repas" de trop bavarder. Les cheveux blancs adouciraient ton visage et ta vieillesse coulerait des jours heureux entre tes enfants et tes petits-enfants. Grand-mère-gâteau, grand-mère-cadeau, grand-mère judéo-arabe dans ce pays à si forte résonance orientale, parmi les senteurs et les gens de "chez toi".
L'exode te privait de cet avenir-là. Emmitouflée dans un exil glacé, dans une ville de solitude dont tu ignorais le nom. Une vieillesse assise sur le souvenir du blanc pays, abandonné par esprit de conservation. Dans la violence de l'exil, tu emportais dans tes bagages la certitude d'une perte criante d'identité. Cette opération à coeur ouvert, à coeur blessé, sans la moindre anesthésie, te laissait sur le bord du trottoir d'en face, désemparée, désarmée, désarticulée. Ta seule prière, ta seule amarre: tes fils. Les voir, les toucher, les embrasser, parler avec eux du pays, du passé, de l'avenir. Accompagner leurs premiers pas de pères, voir tes petits-enfants naître, grandir, devenir des hommes. Ailleurs comme à ALGER! Les voir emprunter le chemin de JERUSALEM, la foi de MOÏSE, préparer les gâteaux de la fête, circoncision et communion, Brith milah et Bar misvah. Que D.... bénisse! Inch'Allah!
Dès mon plus jeune âge, j'arpentais ces chemins frangés d'ombres et de lumières, étroits et parfois nauséabonds, débouchant sur des placettes aérées aux fontaines enchâssées de faïence outremer. J'y découvrais un monde cinématographique et imaginaire qui prenait forme sous mes yeux effarouchés mais grisés par la tentation. Les mauvais garçons y déambulaient à la recherche d'une aventure, les vieux surveillaient du coin de l'oeil l'entrée des maisons closes de la basse casbah qu'ils franchissaient par personnes interposées dans un moment de rêve pourchassé d'un revers de main, les ventres des cafés maures déversaient des nuages odorants de "kawah" et les sages joueurs de dominos claquaient leurs pions avec sérieux et application. Les marchés à ciel ouvert étaient légion mais le marché Randon qui faisait face à la Grande Synagogue, Place du Grand Rabbin BLOCH, représentait le passage obligé du commerce de la casbah.
Je parcourais souvent cette ville grimpante et grouillante qui escaladait, de la mer à la colline, la blanche multitude de terrasses. Pourtant, les souvenirs gravés dans ma mémoire d'exil demeurent attachés aux récits de ma mère, fabuleux voyages au long cours dans le jardin mythique de sa jeunesse. Une jeunesse qui se suffisait de la richesse du coeur foisonnante chez les humbles gens. J'écoutais ses mots et j'entendais son coeur. Le sable de ces moments arrachés à l'exode, filait à travers ses doigts fatigués de trop vouloir le retenir. Rien ni personne ne lui rendrait ses rues d'Alger, sa maison, son "chez elle", la présence rassurante de ses proches, ses visites mensuelles au cimetière de Saint- Eugène où dormaient son époux, ses parents et ses ancêtres. (....)
(.....)Personne ne sût, ce jour là, que les larmes de ma mère, jeune épousée, renfermait le goût sucré-salé du bonheur et de l'amertume devant le refus de ses oncles de lui servir de père en ce jour béni. Aussi, c'est au bras de son frère, William qu'elle pénétra dans l'immense théâtre du temple de la rue VOLLAND.
Les années ne dissipèrent jamais les séquelles de cet affront. L'amour des bienheureux se doit de réconforter le chagrin, la veuve et l'orphelin. Mais ma mère avait refusé tant de partis présentés par la famille, qu'elle s'était mise à dos les membres de cette tutelle imposée par le décès du père. Seul son oncle CHARLES, brisé par la perte de ses quatre fils, trouva grâce à ses yeux. Aussi, lorsqu'en pleurant, il lui avoua sa détresse de ne pas la conduire à la "thêba", ma mère se contenta de se blottir dans ses bras et, pour seul pardon, l'embrassa affectueusement.
Tout au long de sa vie, ma mère garda une tendresse particulière pour lui et son épouse, la tante EVA, soeur cadette de ma grand-mère maternelle.........(....)
(.....)A présent que ma mère ne surprend plus mes silences par ses allées et venues effectuées à pas feutrés, la douleur de ne pas avoir photographié du coeur le moindre de ses gestes inonde ma vie.
Comme toutes les femmes juives d'ALGERIE, elle était l'ALGERIE. Son langage flirtait avec le pataouète, ce parler familier aux enfants de BAB EL OUED chanté par le mythique Cagayous. Mais, il s'enrichissait de ses expressions judéo-arabes qui grimpaient à l'assaut de la forteresse naturelle de la Casbah.
J'admirais sa façon de parfumer ses mots d'orientalisme lors d'une discussion avec Malika, fatmah au grand coeur, un marchand des quatre saisons du marché Randon ou du marché Nelson, une de ses tantes autour d'un bon kawa.
De sa prime enfance, ma mère juive d'ALGERIE avait appris de sa mère et de sa grand-mère, à cuisiner selon la tradition israélite. A l'ancienne. Sur un kanoun. Avec la patience pour seule compagne.
--"Pour faire du bon manger, il faut passer des heures devant son fourneau. Une cuisine bâclée, c'est une cuisine bonne....à jeter!" répétait-elle.
Avec fierté, elle préparait mille et un petits plats qui faisaient le délice de sa maisonnée.
Cette cuisine méditerranéenne, née de la complicité judéo-arabe, possédait toutes les vertus de l'ALGERIE. Elle ne s'avalait pas, elle se dégustait comme se dégustait les paysages de cette terre généreuse. Elle était parfumée, chaleureuse et goûteuse, tellement lourde à digérer qu'elle imposait une sieste prolongée à l'ombre "d'un rideau de soleil".
La table de ma mère juive d'ALGERIE sentait bon les épices. Ses plats confectionnés avec tant d'amour et de savoir-faire étaient décorés, millimétrés, ciselés. Je la revois les jours précédant POURIM, s'affairant dans sa cuisine aux prises avec les sept plats de la fête. Mais le moment délicieux survenait la veille avec la préparation des galettes blanches. Le cérémonial se voulait immuable. Après avoir installé ses galettes sur les plaques obligeamment prêtées par le boulanger, mes frères et moi les portions à Villa Grossa qui les enfournait d'une main experte. Une fois cuites, nous les remontions à la maison et le trempage dans le blanc pouvait commencer.
--" C'est facile mais il faut le coup de main!" se vantaient les femmes qui sortaient des galettes lisses, blanches et, cerise sur le gâteau, brillantes.
Car, en ALGERIE, dans les familles juives comme dans toutes les autres familles, le voisinage qui tutoyait l'amitié exigeait que l'on offrit aux proches une assiettée de gâteaux afin de partager la fête. Et malheur à celle qui présentait une galette blanche virant sur le gris, d'aspect inégal ou mâte. Elle perdait une étoile au Guide Michelin des mauvaises langues du quartier. Ma mère et ses soeurs avaient hérité du savoir familial et notre palais ne différenciaient pas leurs préparations culinaires tant elles cuisinaient à l'unisson.
Ces femmes juives d'ALGERIE, dépositaires de cet héritage sacré le transmettaient ensuite à leurs filles. Ainsi, la tradition se perpétuait à travers les âges, malgré la modernité du fourneau à gaz qui rejetait le vieux kanoun au musée de la nostalgie, après de bons et loyaux services.........(....)
(....)Au cours de nos éternels voyages au pays du bonheur, nous endossions nos habits de lumière et nous débarrassions de nos manteaux de pluie. Nos visages s'empourpraient de rires et délaissaient le rictus déposé par le froid sur nos mines gelées. Alors, pour une après-midi de nostalgie, la maison s'éclairait de souvenirs arrachés à la tourmente et, par la magie des mots, renaissaient la ville blanche, ses jardins, ses arcades, ses hommes et ses femmes, ardentes braises d'une France de méditerranée, entretenues par le souffle puissant du sirocco, bouffée de chaleur qui nous brûlait, jadis, la gorge et les yeux, vent de folie d'aujourd'hui que l'exil parait de toutes les vertus.
Solitaires parmi la multitude, nous convenions de ne pas nous laisser distraire par l'environnement de grisaille qui collait aux murs de la triste cité, tu parlais d'un pays que je connaissais mais qui avait laissé, à mes lèvres avides, un goût de trop peu. Je buvais, alors tes paroles et recevais la plus belle leçon de géographie, d'histoire et de sociologie sur la terre d'ALGERIE, ta terre d'ALGERIE, ma terre d'ALGERIE. La plus belle parce que la plus nostalgique, la plus empreinte de cette trace indélébile qu'anime l'amour désintéressé, la plus désespérée aussi.
En perdant ton pays, tu avais perdu les petites choses de ta vie, insignifiantes pour le commun des mortels mais pas pour une exilée involontaire, pas pour son petit peuple pied-noir et ses petites joies, ses petits malheurs et ses petites espérances. Te recueillir sur la tombe de ton époux, de tes parents, de ta famille, t'asseoir au jardin de ta jeunesse, sillonner tes ruelles les yeux fermés, te sentir chez toi partout dans cette ville immaculée, rencontrer tes amitiés au détour du hasard, t'inviter sans façon chez une voisine pour "taper" le kawa, humer tes odeurs familières, reconnaître les bruits de ta rue, mille détails qui favorisaient une vie plus belle, pauvre mais belle comme le mois de mai de ton pays. Tous ces petits bonheurs, arrachés par l'exode, adoucissaient ton existence et le déracinement n'en fut que plus douloureux.
Ces sonates d'hiver que tu jouais sur le piano de ma nostalgie, je les entends lorsque la solitude frappe à ma porte. Telle une musique qui envahit l'auditorium en isolant du reste du monde, tel le chant lancinant de la mer qui berce le navigateur solitaire, tes récits d'un autre temps occultent mon environnement familier et me parlent d'une époque que je ne veux pas oublier.
Pourtant, ALGER se meurt dans les mémoires. Les convois funèbres emportent les vestiges du temps passé. Les anciens nous laissent l'héritage défiguré d'une époque où rien n'était pareil. Les rapports entre les gens, la richesse du coeur, le sens du tragique et celui du comique, le respect des femmes et des choses, l'amour du pays et du drapeau, la fidélité aux amitiés d'enfance et le sens de la famille...........(....)
(....)En attendant le véhicule qui nous emporterait loin de nos racines et de nos amitiés, nous regardions notre quartier comme jamais auparavant.
Ma mère juive d'ALGERIE, tu demeurais muette et buvais à la source de ton voisinage, ces balcons, amphithéâtres de vie et de bonne humeur, ouverts sur le ciel et le bavardage, chambre à coucher de l'après-midi pour la sieste immuable et réparatrice, salle à manger estivale à l'ombre du rideau de soleil, tribune politico-sportive, caisse de résonance de manifestation pacifique ou vociférante.
Ce balcon où tu passais le plus clair de ton temps entre deux séjours dans ta cuisine, cette autre maison du coeur et du palais. Ce balcon qui te voyait griller tes poivrons au chaud soleil de ton pays et sécher le blanc de tes galettes de Pourim. Où tu roulais le kawa ou le rechta entre ton pouce et ton index, pâtes juives à déguster avec une bonne chtétra aux pois chiches. Ce balcon d'où tu interpellais tes fils pour les mettre en garde contre le couvre-feu, qui servait de boite aux lettres gestuelles, qui rassurait le matin devant le spectacle d'ALGER LA BLANCHE. Terrasses d'amitié du bout de l'horizon. Salons de vie et d'éclats de rires.
Du haut de ton promontoire, tu regardais gravement le quartier se vider de ses habitants. La mort de l'ALGERIE française éteignait toutes les lumières de ta vie. Une fois en métropole, engourdie par le froid de l'exil, tu te demanderais sûrement si tu avais vraiment vécu dans ce pays d'outre-méditerranée. Si cela ne relevait pas simplement du rêve et si ton accent parfumé d'orientalisme n'était point le fruit de ton imagination. Et puis un jour, dans la solitude d'une après-midi hivernale, le givre au coeur, la mémoire revenue, tu saurais. Tu saurais tes origines judéo-arabes, ton soleil et ton ciel. Tu saurais les années passées en AFRIQUE DU NORD, la ville blanche au parfum d'oranger et de kemoun, la tombe de ton mari. Tu saurais l'exil!
Les pieds noirs, toutes confessions confondues, quittaient ton quartier, ton espace, ton regard. Un mouchoir à la main, ils s'éloignaient de leur histoire, les poings serrés, la rage au ventre, les larmes aux yeux.
Les terrasses immobiles semblaient s'ennuyer. Déshabillées de linge séchant au soleil, nul bavardage, nulle exubérance. De la tristesse muette, du silence.
Tu ne maîtrisais plus l'avenir. En ALGERIE, la vie s'écrivait simplement au rythme des saisons et des shabbats. Tu connaissais ta route, ton chemin. Cernée par ta famille et tes amitiés de toujours, tu assumais une existence difficile mais belle. Tu regardais ta ligne de vie sans crainte, avec sérénité. Tes fils mariés habiteraient Bab El Oued, tout près de toi. Tes petits-enfants, tes "mazozés", tes "bébésso", recevraient tes débordements d'amour. Ton voisinage omniprésent te "tiendrait la jambe", tu "brûlerais tes repas" de trop bavarder. Les cheveux blancs adouciraient ton visage et ta vieillesse coulerait des jours heureux entre tes enfants et tes petits-enfants. Grand-mère-gâteau, grand-mère-cadeau, grand-mère judéo-arabe dans ce pays à si forte résonance orientale, parmi les senteurs et les gens de "chez toi".
L'exode te privait de cet avenir-là. Emmitouflée dans un exil glacé, dans une ville de solitude dont tu ignorais le nom. Une vieillesse assise sur le souvenir du blanc pays, abandonné par esprit de conservation. Dans la violence de l'exil, tu emportais dans tes bagages la certitude d'une perte criante d'identité. Cette opération à coeur ouvert, à coeur blessé, sans la moindre anesthésie, te laissait sur le bord du trottoir d'en face, désemparée, désarmée, désarticulée. Ta seule prière, ta seule amarre: tes fils. Les voir, les toucher, les embrasser, parler avec eux du pays, du passé, de l'avenir. Accompagner leurs premiers pas de pères, voir tes petits-enfants naître, grandir, devenir des hommes. Ailleurs comme à ALGER! Les voir emprunter le chemin de JERUSALEM, la foi de MOÏSE, préparer les gâteaux de la fête, circoncision et communion, Brith milah et Bar misvah. Que D.... bénisse! Inch'Allah!