dimanche 27 septembre 2009

* IL ETAIT UNE FOIS ....BAB EL OUED


EXTRAITS......
La parution de l’oeuvre de mémoire que voici, précède de quelques semaines le quarantième anniversaire de notre exil.
Hubert ZAKINE, fils de BAB EL OUED nous offre aujourdh’ui le plus bel hommage rendu à notre quartier, à notre faubourg, à notre cité qui berça nos plus belles années.
Sous sa modestie et sa discrétion apparente, Hubert cache une humanité et une fraternité sincères.
Le fait est que nous voici en présence d’une oeuvre remarquable, écrite d’une plume trempée dans la sève de l’émotion poétique. L’auteur nous propose l’héritage de notre fortuné quartier, brossant à la manière des impressionnistes, les couleurs d’une amitié régnant en maîtresse absolue sur BAB EL OUED.
Son art consommé de la description des scènes pittoresques de la rue a su nous émouvoir grâce à des phrases empreintes de sensibilité et de nostalgie.
En nous invitant, par la lecture de ce magnifique ouvrage, à revivre la prodigieuse histoire des gens de chez nous, Hubert ZAKINE nous entraîne dans un tourbillon émotionnel, nous aidant à revisiter nos quartiers, nos cités, nos jardins, nos cafés.... le décor de notre exceptionnel destin.
Cependant, c’est le souvenir et l’hommage rendu aux habitants de BAB EL OUED qu’il faut surtout relever ; l’auteur ayant su éviter la mode et le snobisme des mots pour faire revivre dans nos mémoires endolories un BAB EL OUED qu’aucune loi, qu’aucun référendum ne pourra effacer.

Jean Pierre GARGUILO
Président de l’A.B.E.O. ( Amicale de Bab El Oued )
La fête peut s’apparenter à une tradition tant elle s’ancre dans l’âme des Bab El Ouédiens. Dans ce pays, dans cette ville, dans ce quartier, tout concoure, tout ramène à la fête. Les réunions de famille perpétuées par la coexistence au sein d’un même quartier, voire d’un même immeuble.
La piété de chaque entité qui emplit les cœurs de joie et d’allégresse, fêtes religieuses monothéistes pourtant partagées par toute les communautés par l’amitié concernées. Il n’est pas rare, en effet, de voir au sein d’une bande de copains, les petits chrétiens jeûner le jour du Grand Pardon afin de passer la journée avec leurs amis juifs ; ou certains enfants de Moïse accepter de jouer les « enfants de chœur » en l’église Saint-Joseph de l’Abbé CASTERA.
Ici, on n’attache pas plus d’importance à l’origine religieuse qu’à celle du pays ancestral. on naît Bab El Ouédien, on vit Bab El Ouédien, on meurt Bab El Ouédien. Et si l’on conserve son arbre de vie bien ancré dans le pays des aïeux, les nouvelles branches donnent des feuilles à l’accent pataouète.
La fête rencontre son apothéose avec son Carnaval de la Mi-carême ; laissant libre cours à leur imagination, ces enfants de la misère qui avaient parfumé leur existence d’or et d’azur se déguisent en Pierrot, Arlequin, Bécassine, d’Artagnan ou Zorro grâce à l’aptitude de leurs mamans à leur confectionner des costumes avec « trois fois rien ».
Le défilé de chars multicolores, la bataille des fleurs, de confettis et de serpentins donnent lieu à de mémorables fou-rires qui durent jusqu’à l’enterrement du carnaval représenté par un mannequin de paille que la jeunesse jette à la mer après l’avoir brûlé. Montent alors dans le ciel algérois, le chant des étudiants qui se donnent rendez-vous l’année suivante.
Le cirque ESLAVA emporté hélas par la tempête alors qu’il s’installait au stade Marcel CERDAN, le cirque AMAR et son immense chapiteau, le cirque BOUGLIONE sont prétextes au divertissement, à demeurer joyeux, à aimer la vie dans ce qu’elle a de plus simple, où l’argent n’aveugle pas les sentiments. La solitude ici ne se conçoit pas, ne peut s’imposer à une entité de voisinage ou d’amitié qui ne se dément jamais.
La fête foraine qui s’étale chaque été au soleil de Bab El Oued, du jardin Guillemin à la place Lelièvre jette tout le petit monde pataouète dans les rues. C’est l’heure des retrouvailles sans façon, l’homme en cuissette, on ne dit pas short, la femme en petite robe légère, le chandail sur les épaules en cas d’improbable brise « frisquette », mais parée de son éventail de nacre qu’elle agite dans un geste machinal hérité de ses lointaines origines ibériques, napolitaines ou israélites. Des petits drapeaux tricolores ornent le décor de ces soirées délicieuses qui se terminent par un bal chaque soir renouvelé, portes ouvertes sur des béguins d’un jour ou de toute une vie.
Les balcons alentour participent à la fête dans leurs pyjamas rayés et leurs chemises de nuit aérées, la lumière éteinte, comme des resquilleurs entrant « à ouf
1 » dans quelque soirée interdite. Les jeunes hommes rivalisent d’audace afin de séduire les filles malgré la présence des éléments mâles de la famille, gardiens de la réputation des femmes de ce pays. La soirée s’achève, alors, sous un ciel aux cent mille étoiles qui accompagne le romantisme d’une nuit si belle qu’elle brûle les cœurs adolescents.

Si le cimetière de BONE, envie de mourir y te donne, la situation privilégiée des cimetières de Saint-Eugène où reposent la majorité des enfants de Bab El Oued garde un pouvoir évocateur de séduction voire d’attraction qui demeure omniprésent malgré l’espace et le temps, malgré cette Méditerranée, frontière naturelle aux multiples réminiscences, oiseau voyageur qui porte sur ses ailes déployées la prière de tous les défunts du faubourg.
Coincé entre la colline verdoyante qui s’envole vers Notre Dame d’Afrique et l’azur ondoyant, bordé de cyprès et de plantes odoriférantes, baigné d’une lumière cristalline réfléchie par la transparence de l’air et l’argent de la mer, ce temple de sérénité, cette enclave de solitude où dorment les dernières sentinelles de la présence française sur cette terre d’Islam fut l’objet d’âpres négociations entre les autorités françaises et les représentants religieux des communautés chrétienne et israélite d’Alger.
En 1861, lors de son voyage en Algérie, l’impératrice EUGENIE se plaignit du manque d’ombre en ce pays. En 1865, NAPOLEON III dessina lui-même les trouées du Boulevard LAFFERIERE et du boulevard Général FARRE pour y aménager des jardins. Si LAFFERIERE ne posa aucun problème, la percée qui aboutissait aux Bains des Familles délogea les anciens cimetières de l’ESPLANADE. Après maintes discussions qui furent autant de confrontations, les autorités religieuses acceptèrent le projet qui vit le jour en 1880 à Saint-Eugène, proche banlieue d’Alger, limitrophe de Bab El Oued.
Au temps de la Régence d’Alger, les cimetières s’étendaient hors les murs de la citadelle. Les familles éplorées offraient aux suppliciés juifs et chrétiens, aussitôt la triste besogne du bourreau achevée, une sépulture décente lorsqu’elles en avaient les moyens. Majoritaires, les tombes communes jalonnaient l’espace situé entre la porte de Bab El Oued et la campagne environnante, entre le futur lycée BUGEAUD et l’Esplanade NELSON. Au-delà, les fours à chaux, les briqueteries et les fondouks mêlaient leurs fumées âcres aux incinérations des bûchers.

Les deux cimetières, objet de dévotion et de prière, rayonnent de lumière et de propreté. Les allées parfumées de senteurs de pins et d’algues marines, impeccablement ordonnancées aèrent le regard des visiteurs sur le miroir argenté de l’azur.
Déposée à l’angle de chaque tombe, une lavette à l’intérieur d’un petit sceau déclenche le rite immuable du nettoyage systématique des caveaux. Car l’Algérie pleure ses morts à la façon méditerranéenne, avec faste et contrition. Les juifs chaque jour de Rosh Hoddesh, dernier vendredi du mois hébraïque et les chrétiens rentrent de concert à Bab El Oued, échangeant impressions sur l’absence de l’être cher, et la vie reprenant ses droits, nouvelles de la famille et du voisinage.
Le cimetière fait partie intégrante de la vie des gens de ce pays et certains prétendent, même, que les dimanches après-midi, lors des rencontres de football dominicales, le cimetière tout entier se lève lorsque le club local, l’A.S.S.E, marque un but.
Les cimetières, nichés au pied de la colline, et le stade de Saint-Eugène, suspendu entre ciel la mer, renvoient la double image du silence et de l’exubérance, paradoxe de survie d’une communauté ballottée par les vents successifs de l’histoire. Nul cimetière au monde n’inspire plus de respect et de dévotion dus aux défunts et nul stade ne résonne de tant d’exaltation et de fureur. La vie et la mort sont ainsi équitablement honorées.........
Le quartier de la Marine, situé à la frontière de Bab El Oued respire, chante, pleure et prie en italien. Ces exilés des temps modernes partis de Sorrente, Procida, Torre Del Gréco, Cufalo embarqués sur des balancelles transformées en chalands, appartenant à l’armateur Jacques Schiaffino, écument les eaux poissonneuses de ce paradis vierge de Méditerranée où seuls les juifs se nourrissent du fruit de la pêche avant l’arrivée des français, les musulmans préférant le mouton.
La petite Italie vit par la mer et pour la mer. Tous les métiers maritimes sont l’apanage de ces pêcheurs, fils de pêcheurs, petits-fils de pêcheurs. Leurs habitations exhalent de leurs cuisines ouvertes aux quatre vents mille et uns parfums de sardines ou de bonites grillées. Sur le seuil de sa porte, le vieux loup de mer au visage buriné par le soleil, le sel et les embruns, la casquette de matelot rivé à sa chevelure nuageuse, oublie son inactivité imposée par la houle du temps et voyage au pays de la mémoire.
Repense t-il aux Royaumes de Naples et de Sardaigne qu’il servit avant 1830 lorsqu’il écumait le littoral de Nemours à Béjaïa, transportant dans ses soutes des gens de mauvaise éducation se livrant à la contrebande et à la prostitution ou bien maquille t-il ses récits de pêche miraculeuse à une bande de « gualiones
1 », forçant une admiration que mérite, en tout état de cause, une vie âpre et douloureuse de combattant de la mer?
La conquête a vu débarquer du pays de Dante un fort pourcentage d’hommes de la mer mais aussi des architectes qui œuvrent à désorientaliser El Djézaïr. Parodi, Citati, Gambini, Martinelli bâtissent Bab El Oued et le centre-ville. Bab El Oued qui ressemble de plus en plus à un quartier de Naples ou de Tolède. Les Italiens se regroupent à la Marine où le linge sèche aux balcons, les « mammas » entonnent le parler haut et fort et les chansons napolitaines préfigurent le devenir du paysage visuel et sonore du quartier.
Les italiens sont des pêcheurs et de sacrés pêcheurs! Pourquoi laisser à d’autres le soin de cuisiner sardines, bonites, rougets, merlans et de les proposer à une clientèle affamée et friande des produits de la mer? Poser la question c’est y trouver la réponse. Aussi voit-on de nombreuses gargotes napolitaines faire la nique aux restaurants espagnols.
Le quartier de la Marine est habité par une forte colonie transalpine. Mais paradoxalement, de nombreux commerces « étrangers » jettent leur dévolu sur ce petit morceau d’Italie. Ainsi voit-on les hôtels de Malte, d’Alicante et d’Europe ouvrir leurs chambres aux touristes en mal d’exotisme venus s’extasier sur ce morceau d’Afrique. A côté de boutiques dont le chic offre l’élégance aux parisiennes de passage, des gargotes mal famées, des échoppes douteuses, des bazars de fortune se disputent la palme du mauvais goût. Parmi ces nombreux commerçants, un épicier mozabite, « moutchou » en pataouète, désirant agrandir son magasin ne s’embarrasse pas du plan d’occupation des sols. Un pilier le gêne, il l’abat et avec lui tout l’immeuble qui dégringole sur sa tête. Il a seulement oublié qu’il existait des piliers porteurs. Nous sommes en 1927. Les autorités constatant la vétusté des lieux et l’insalubrité des immeubles décident de détruire la Marine. Les habitants sont relogés par la Régie foncière dans les Habitations Bon Marché au Ruisseau, au Champ de Manœuvre et à Bab El Oued, aux Messageries et rue Léon Roches. Exit le quartier de la Marine. Vive Bab El Oued !

BEO l’espagnole, BEO l’italienne, BEO la française porte la « kippa » le jour de « Yom Kippour ». Par mimétisme ou pour marquer leur appartenance au drapeau bleu-blanc-rouge, les enfants de Moïse abandonnent l’appellation hébraïque pour le nom français de « Grand Pardon ».
Bab El Oued tire profit de cette communauté qui œuvre dans le commerce, la médecine, le notariat, le droit et l’enseignement. Mais contrairement aux autres groupes de populations, en particulier les Espagnols avec la Cantère et les Italiens avec les Messageries ou la Consolation, il n’existe pas à proprement parler de quartier spécifiquement juif. La raison majeure peut apparaître à l’ombre de toutes les humiliations subies sous l’empire ottoman qui limitait ses déplacements à quelques rues de la casbah. La liberté de s’installer partout et n’importe où les essaime aux quatre coins de Bab El Oued. Mais le naturel revient au triple galop et les familles se reconstituent principalement autour de l’axe central de l’avenue de la Bouzaréah, des squares Guillemin et de l’esplanade Nelson. Les commerçants juifs suivent l’évolution. Si les anciens tels les « meubles DURAND », descendants du grand Rabbin, Simon Ben Semah DURAN, qui réunifia le judaïsme algérien demeurent dans la basse casbah, rue de Chartres, rue Randon, rue de la Lyre, rue Bab Azoun et rue Bab El Oued, la nouvelle génération « descend » dans le faubourg. Ainsi MOATTI le drapier, BITON et sa fabrique de pains azymes, « JAM’S » le fourreur, COHEN et sa charcuterie « cachir », « JULES » le chemisier, « MOYEL » et « MACHTOU », les pharmaciens, « DRIGUEZ », le droguiste, « SIARI » les opticiens et beaucoup d’autres membres de la communauté s’installent à Bab El Oued. Les professions libérales de la médecine, de la justice , de la petite industrie et du cinéma avec en particulier les familles SIARI et HANNOUN les imitent créant une dynamique structure professionnelle au sein de Bab El Oued. ..........
.......Grâce à l’impératrice Eugènie qui se plaint lors de sa visite en la blanche capitale du manque de promenades ombragées à Alger, en 1865, Napoléon III, dessine lui-même les plans des deux trouées LAFFERIERE et Général FARRE , en tous points identiques où seront édifiés des squares magnifiques s’inclinant en une somptueuse révérence vers une Méditerranée africaine, ourlée de tendresse et parfumée de senteurs orientales. Des cascades de verdure s’allongeront au soleil reposant l’âme et le cœur des algérois offrantpromenades contemplatives et cours de récréation à ciel ouvert.
Quelques années auparavant, dès 1832, Alger avait inauguré son JARDIN D’ESSAI sous la baguette d’un botaniste anglais. HARDY planta nombre d’espèces exotiques, testant l’accoutumance de cette végétation habituée à d’autres sols, à d’autres latitudes. La réussite fut totale et les moyens mis en œuvre aboutirent à l’ouverture au public du plus beau jardin d’Afrique du Nord.
Contrairement à ce superbe champ d’investigation offert à la convoitise des promeneurs du dimanche, les jardins de Bab El Oued proposent des havres de paix aux anciens, des aires de repos aux mamans et des cours de récréation aux enfants sous l’œil débonnaire de gardes assermentés dont la présence symbolique joue la carte de la prévention plutôt que celle de la répression. Tout un petit monde, heureux de partager ces espaces où le bavardage des adultes tient lieu de respiration et le rire des enfants de symphonie permanente, fréquente assidûment ces " maisons au grand air " qui perpétuent ainsi la tradition de " prendre la fraîche " au balcon ou sur une chaise devant l’entrée de l’immeuble.
Le premier d’entre eux par son ancienneté, le jardin Marengo se situe à l’orée de la Casbah et à la frange de Bab El Oued. Parcouru d’allées ombragées où il fait bon flâner, les narines taquinées par des effluves sauvages, le regard détourné par le jeu nonchalant de quelques poissons rouges dans les deux bassins ornés de couronnes entrelacées, le jardin offre une vue panoramique sur la place MARGUERITTE, future place Jean MERMOZ plus connue sous l’appellation de Place du Lycée. A l’opposé de l’entrée de la Rampe VALEE trône le tombeau dédié à la reine Amélie, épouse de Louis-Philippe. Une version plus romanesque court dans la casbah sur l’origine de ce marabout qui abriterait, dit-on, les dépouilles du roi et de la reine de Mauritanie.
Son bâtisseur, le colonel MARENGO était un tambour piémontais dont le patronyme véritable, CAPONE, fut remplacé par NAPOLEON lui-même, témoin de sa bravoure à la bataille de Marengo qui considéra que ce patronyme seyait bien mieux à un héros de sa trempe. Il sera le maire de Douéra.........
.......Le pied noir aime rire, danser et chanter. Il a en lui cette passion de la vie commune à tous les déshérités, les laissés pour compte, les revanchards. D’où lui vient cet amour inconsidéré de la chanson, de la danse et du rire à gorge déployée ? Dieu seul le sait mais chacun soupçonne le pays originel de ces enfants du soleil débarqués un beau matin sur un sol fertile pour la culture du bonheur.
Parti de rien, d’un pays sans aucun lendemain, d’Espagne ou d’Italie, de Malte ou bien d’ailleurs, ils se forgèrent un avenir à grands coups de courage mais sans jamais renoncer à cette petite étincelle qui brillait au fond de leurs yeux que l’on appelle espérance. C’est grâce à elle, petite lueur dans la nuit, qu’ils crurent en la France grande, belle et généreuse. Jamais découragés, jamais ne se plaignant, ils développèrent au sein de leur quartier une ambiance à la frontière de l’insouciance. Prédestinés pour le bonheur, ils surent allier le travail, la famille, l’amitié et le bon voisinage. D’humeur égale, ils développèrent en ce pays, l’héritage déposé en offrande dans leurs berceaux, une propension à la joie de vivre irrésistible fortifiée par le partage de valeurs communes aux gens du faubourg issus d’autres misères.
La réputation du charpentier de marine napolitain et du maçon valencien précéda les balancelles et les lamparos qui accostèrent sur les rivages algérois. Accompagnés de guitares arrachées à la tourmente, ils chantèrent le départ en empruntant les mélodies aux folklores de leur village natal. Songeaient-ils , en cette époque éprise de lendemains radieux , que leur descendance bouclerait la valise afin d’éviter le cercueil, dégringolant la colline de l’adieu, l’âme à la dérive et le cœur à la renverse, abandonnant le pays qui un jour du 19 ème siècle leur tendit les bras ?
Ils chantaient l’espérance et pensèrent trouver le bonheur. Bonheur simple de manger à sa faim, de se faire des amis, d’offrir un petit jouet à ses enfants le jour de Noël, de se payer de temps en temps un cinéma de quartier, d’habiter un lieu qui se mire dans la mer, de se bercer des roucoulades d’une Méditerranée qui se dénude au moindre regard, à chaque tournant de rue, au sommet de tout escalier qui glisse vers l’azur. Alors, leur nature profonde s’installa dans la ville et des balcons s’échappèrent les éclats de rire des peuples heureux........
..........Bab El Oued vit les pieds dans l’eau et la tête au grand soleil. Bercé par la grande bleue, le faubourg s’éveille et s’endort nappé d’effluves maritimes et de senteurs épicées. La Méditerranée se noie dans son regard et l’azur trace son horizon. Au détour de chaque ruelle, la mer omniprésente détrône la pierre pour offrir son grand lit impudique à l’imagination du quartier.
Les manches retroussées, l’enfant de Bab El Oued bâtit une France sur les rives d’Alger. Issu de toutes les nations qui ourlent la Méditerranée, il n’oublie pas la mère nourricière. Par la pêche, par la navigation, par la construction de petits ports sur la côte turquoise, par le regard posé sur la mouvance des flots, il se sait fils de cette entité marine sans laquelle il se sentirait orphelin.
Jusqu’en 1900, la mer ne se prête pas aux baignades, cette relation charnelle entre l’homme et l’élément liquide. On se contente de fouler aux pieds les belles plages naturelles qui longent le littoral lors de la traditionnelle promenade du dimanche après-midi. Les femmes en crinoline, les hommes portant gibus, les enfants en marinières bleues et blanches, tout un petit monde paradant sur le sable, semblant attendre la mode des bains de mer qui surviendra en 1910. Les « bains des chevaux » qui font face à la caserne des Janissaires, future Salpétrière, attirent les amoureux de la nature qui assistent au spectacle donné par les Maltais sur leurs montures dans d’homériques cavalcades que ne désavoueraient ni Douglas FAIRBANKS ni Errol FLYNN.
A l’orée de Sidi EL KETTANI, les « bains des familles » inaugurent avec le siècle naissant les joies de la plage qui se limitent pour l’instant à « taper une pancha » dans l’onde transparente à l’abri des regards indiscrets. C’est la raison pour laquelle les baigneurs s’y rendent dès cinq heures du matin pour une petite heure de bonheur total. Personne ne se prélasse au soleil en s’excusant presque de bronzer comme cela sera le cas quelques années plus tard.
Cette plage se scinde en trois parties dans les années 20 en adoptant les noms de « Prado Plage », « Bains Matarèse » et « Bains Padovani ». Cette dernière entité s’impose comme « la » plage de Bab El Oued avec ses cabines où les belles naïades changent de tenue, affolant l’imagination d’apprentis Tarzan, sa salle de danse sur pilotis où se célèbrent nombre de mariages et son garage à bateaux qui rougirait s’il devait raconter ce qui s’y passe certains soirs d’hiver. Mais Padovani c’est d’abord et avant tout le Saint Tropez du Faubourg.
On s’y rend pour taper le bain mais aussi pour taper la casserolade
1 ou la cabasette2. Les femmes en ce pays semblent toujours craindre l’arrivée impromptue d’une pénurie de denrées alimentaires, voire d’une famine endémique. Aussi, nul ne s’étonne de l’abondante diversité de victuailles qui déforme les paniers. Cela va de la coca à la soubressade aux allumettes aux anchois en passant par la calentita, le bocal de poivrons grillés, les montécaos, les ramequins au fromage, la pitse (on ne dit pas pizza) et toutes sortes de casse-croûte (on ne dit pas sandwiches) sans oublier le sélecto et le crush, boissons nationales des enfants de Bab El Oued. La bonne franquette veut que l’on invite les connaissances rencontrées inopinément à la plage à goûter les pâtisseries faites à la maison. « Allez! J’vous en prie, faites pas des manières! Goûtez moi cette calentita, elle fond dans la bouche! »
Dans les années 30, le bal Matarèse, du nom de son propriétaire maltais, réunit le samedi soir et le dimanche après-midi toute une foule de solitaires cherchant l’âme sœur. De réputation douteuse, il est le théâtre de nombreuses disputes pour un regard détourné en œillade par la jalousie ambiante. Au fil des années, la respectabilité de l’établissement le destinera à des bals de plus haute tenue. Plus tard, cette longue salle au plancher de bois abritera de la pluie le romantisme venu admirer le cycle éternel de l’averse se répandant dans la mer, isolant les amoureux des regards indiscrets.
Les bains PADOVANI semblent la propriété des Bab El Ouédiens tant ils regorgent d’expressions pataouètes ; tout au long de l’été, le caissier Roger SEBAOUN a fort à faire avec la ribambelle de baigneurs qui envahissent ce haut lieu de l’été algérois que le préposé aux cabines, BELKACEM, a un mal fou à canaliser.