jeudi 21 mars 2019

LILI BONICHE

Lili Boniche est un de ces héritiers d'une tradition savante qu’ils ont su faire évoluer vers la modernité en même temps que les goûts de leurs contemporains. L'incroyable histoire de son parcours sur cette terre témoigne de la capacité de I'Homme à transcender sa condition et à réussir plusieurs vies pendant le temps qui lui a été donné d’exister
Lili est né dans une famille modeste où il était l'aîné de quatre enfants. Alors qu'il était très jeune, il est devenu le soutien de la famille.En effet, son père, qui était artisan joaillier, avait perdu la vue et ne pouvait donc plus vivre de son travail. C'est à Elie qu'est revenue la charge de l'entretien de ses parents et de ses frères et sœurs. Originaire d‘Akbou en Kabylie, le père d'Elie Boniche (David Boniche), était aussi un bon joueur de mandole. Dès l'âge de sept ans, son aîné lui chipe son instrument pour aller s'exercer sur le toit de la maison. Gamin prodige, il rejoue tout d'oreille en pur autodidacte. C'est son jardin secret. Et sa voix enfantine s'élève au-dessus des toits de la Casbah d'Alger.
La famille Boniche habite l'appartement où est né le petit Élie, que l'on surnomme affectueusement Lili. L'immeuble se trouve au bas de la Casbah, rue Randon, une rue animée, principalement habitée par des familles juives. Elle relie la place Rabbin Bloch, où se dresse la grande Synagogue, à la place de la Lyre avec son grand marché couvert. Dans ce quartier, où l'on vit dehors, le petit Elie est toujours attiré par la musique provenant des cafés maures.
Une voix le fascine tout particulièrement, celle de Messaoud Medioni (1893-1943), dit Saoud l'Oranais, maître du haouzi. À cette époque, la musique arabo-andalouse a les faveurs populaires, et le genre haouzi, développé par l'école de Tlemcen depuis le XVème siècle, poursuit sa transmission de maître à disciple. En 1931, Lili profite d'un passage à Alger du chanteur oranais pour se présenter devant lui. Quand le jeune garçon donne de la voix, le maître Saoud, subjugué par le diamant brut qu'il vient de découvrir, décide de prendre en main sa formation en intégrant à son orchestre. Quelle meilleure école pourrait-il trouver ? Reste à convaincre le père de Lili, qui refuse de voir son aîné s'embarquer dans une carrière de musicien... Alors qu'il se montre intraitable, Élie s'effondre en de tels pleurs et supplications, qu'il parvient à fléchir la raideur de son père. Saoud sait également trouver les mots pour obtenir son assentiment. À dix ans, Lili rejoint ainsi l'orchestre d'un des plus célèbres chanteurs de l'époque, qui lui permet de contribuer à l'entretien de sa famille. Au sein de la troupe, il rencontre une autre jeune disciple, de six ans son aînée, Sultana Daoud, que le maître a surnommée Reinette.
Sur scène, Lili joue du mandole, puis du oud et s'initie surtout à la spécialité du maître : le répertoire complexe et étendu du chant oranais, hérité du haouzi. Durant trois ans, il va suivre Saoud l'0ranais dans les galas qu'il donne à travers tout le Maghreb, sans retourner chez lui. Treize ans, c'est l'âge où les adolescents juifs songent à faire leur bar mitsva, rite religieux marquant l'accession à l'état de personne à part entière dans la communauté. Elie demande au maître l'autorisation d'aller fêter ce moment de passage symbolique en famille à Alger. Non seulement il l'obtient, mais Saoud en personne animera la fête. Afin de compléter ses connaissances dans le domaine de la musique arabe-andalouse, Lili va alors s'initier au sein des deux plus grandes associations musicales algéroises de l'époque, EI Moutribia (fondée en 1911) et El Mossilia (fondée en 1932), dont il suivra l'enseignement durant deux ans. En 1936, Lili Boniche, sans complexe et prêt à tout, décide de tenter sa chance à Radio Alger. Il rassemble quatre de ses amis avec lesquels il a l'habitude de jouer et se présente crânement au portier de la radio, son luth sous le bras. L'homme n'a pas l'intention de faire entrer ce gamin, mais se laisse fléchir par sa force de conviction et prévient le directeur qu'un jeune chanteur est là, qui veut passer une audition. Monsieur Azrou, qui dirige alors Radio Alger, accepte d'accorder cinq minutes au garçon, qui appelle ses amis. Les voilà en studio. Passent les cinq minutes et Lili chante; au bout de dix minutes, il commence à s'inquiéter de l'absence de réaction du directeur; quinze minutes s'écoulent qui lui paraissent une éternité; enfin, au bout de vingt minutes, il voit derrière la vitre Mr. Azrou lui faire signe d'arrêter. Celui-ci fait irruption dans le studio et s’adresse au chanteur : « Écoute mon petit, la semaine prochaine tu as ton émission ! » Dès lors, la voix de Lili Boniche est diffusée en direct chaque semaine dans toute l'Algérie. À quinze ans, sa carrière est lancée.
Ses premières prestations radiophoniques sont constituées de pièces tirées du répertoire arabo-andalou des grandes traditions oranaises et algéroises. Grâce à son émission, la réputation de Lili Boniche grandit en quelques mois. ll est bientôt sollicité de toutes parts pour animer des fêtes : mariages, baptêmes, bar mitsva, etc. La radio nationale lui fait aussi bénéficier de son orchestre, qui rassemble certains des meilleurs musiciens d'Algérie, comme le pianiste et chef d'orchestre Mustapha Skandrani, le violoniste Abdel Rahni ou Arlilo joueur de derbouka réputé. À la fin des années trente, sa voix d'or est réclamée dans toute l’Algérie. Avec la guerre, les goûts du public vont évoluer. Les troupes américaines, débarquées le 8 novembre 1942, se regroupent en même temps que les forces françaises libres pour préparer l'assaut en Méditerranée. Saoud El Medioni fera partie des nombreuses victimes de la barbarie nazie. Alors qu'en 1937 il a ouvert un cabaret rue Bergère à Paris, il sera pris dans une rafle à Marseille, le 23 janvier 1943, déporté puis gazé au camp de concentration de Sobibor. Une perte considérable pour tant de mélomanes et de disciples. Mais en temps de guerre, on demande aux artistes de regonfler le moral du public et des troupes. La nature enjouée de Lili Boniche l'y porte tout naturellement. Ainsi se produit-il devant les combattants de la Résistance à la demande de leurs généraux, Moraglia, chef des FFI, Pierre Weiss, etc. Au théâtre aux armées, à l’Opéra d’Alger, il chante aussi devant les soldats américains, pour lesquels il créera une chanson sur le chewing-gum... Ouvert aux nouvelles danses venues d'Amérique et des Caraïbes, Lili Boniche introduit les rythmes du tango, du paso-doble ou du mambo dans son style musical. Agrémenter de paroles franco-arabes. Ces nouvelles créations intégreront son répertoire pour les fêtes. En effet, il a constaté que le public pique du nez sur les coups de minuit, après deux ou trois heures de musique classique arabe-andalouse. Avec ces chansons qui tiennent le public éveillé jusque tard dans la nuit, le jeune chanteur donne le ton. Son nouveau style francarabe explose bientôt des deux côtés de la Méditerranée. La guerre est engagée au Soleil d’Algérie, un cabaret de la rue du Faubourg Montmartre à Paris, où il se rend pour la première fois en 1946. Parmi toutes les célébrités qui fréquentent l'établissement, François Mitterrand, alors député, s'entiche des chansons du crooner algérien. Celle qu'il adore par-dessus tout, c'est « l'Oriental ». La joie renaît dans ce Paris de l'après-guerre. Une phrase attrapée au vol ou un bon mot suffisent à nourrir l'inspiration du chanteur. À 26 ans, Lili Boniche est porté par le tourbillon de joie qu'il contribue lui-même à créer. Jeune et beau, il plaît aux femmes. Un soir, l'amour fou frappe à la porte de son cœur. Elle se prénomme Marthe, est d'une élégance folle, porte le titre de comtesse et est l'épouse d'un richissime armateur. C'est un amour dévorant, exclusif, et qui ne peut se satisfaire du métier du chanteur... Marthe va quitter son mari pour Élie, Élie devra quitter la chanson ! Dans les années cinquante, Lili Boniche met fin à sa première carrière musicale en France, mais continue de chanter à Alger, où il rachète quatre salles de cinéma en perte de vitesse. Il les relance grâce à son talent de programmateur et les gérera avec succès jusqu'à l'indépendance de l'Algérie. Mais il aura déjà quitté son pays natal avant le grand exode des Juifs et des Pieds Noirs. Installé à Paris au début des années soixante, il acquiert d'abord un restaurant avec des amis, puis monte une société de repas pour entreprises et collectivités, Le Menu Parisien, qui emploiera jusqu'à 180 personnes à l'apogée de son activité. ll pratique la musique en privé, souvent accompagné de ses anciens musiciens d’Alger avec lesquels il a gardé d'excellentes relations. ll est souvent sollicité pour chanter dans les fêtes de la communauté. Et c'est au sein de celle-ci qu'il rencontre l'âme sœur, quand son premier mariage commence à battre de l'aile. Avant le milieu des années soixante, Lili Boniche a divorcé et s'est remarié avec celle qui accompagnera jusqu'à la fin de ses jours ,Josette Boniche. Sa deuxième carrière de chanteur, Lili Boniche l'entame en 1990. Grâce à la passion d'un mélomane, journaliste, homme de culture, qui rêve d'entendre à nouveau sur scène la vedette du style francarabe dont il adore les disques, Francis Falceto. « Quand je débarque chez lui, je crois que c'était une grande surprise pour Lili. Ni lui, ni moi ne savions si ça allait prendre ou reprendre. Dès le début ça s'est bien passé dans le rapport au public (...) La greffe a pris tout de suite, au explique-t-il. À 69 ans, Lili Boniche vit une retraite tranquille et méritée, après avoir monté une entreprise de fournitures de bureau dans les années soixante-dix, puis avoir commercialisé les premières mini calculatrices de la société Commodore France. ll continue à donner de petits concerts privés et considère son retour à la musique en professionnel comme un vrai cadeau. Parmi ses accompagnateurs, il retrouve le pianiste Maurice El Medioni, neveu de Saoud et autre retraité bientôt célébré par les professionnels et les publics des musiques du monde. Avec le violoniste Maurice Selem, ils vont tourner dans toute l'Europe et s'envoler jusqu'au Japon.
Afin que l'aventure prenne sa pleine dimension, un disque reste à faire. C'est Jean Touitou, pape de la mode, qui décidera de le produire en 1996. Il porte une profonde admiration pour le chanteur de 75 ans, installé à Cannes, et confie la direction artistique de l'album à Bill Laswell, bassiste et producteur américain réputé pour la finesse de ses goûts en matière de world music. Grâce à ces deux admirateurs, la musique de Lili Boniche pénètre les milieux les plus branchés de la toute fin du XXe siècle. Adulé des publics qui acclament au Barbican de Londres comme à l’Olympia de Paris ou à travers l’Europe (Allemagne, Belgique, Suède, Suisse, ltalie, Espagne, etc.), le chanteur savoure ce succès formidable avec gentillesse, humour et humilité, au-delà de ses 80 ans. Dans chacun de ses concerts, l'émotion est au rendez-vous. Celle que l’on retrouve intacte et à jamais gravée dans cette rétrospective de ses plus belles œuvres.
Francois Bensignor

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire