lundi 8 octobre 2018

MA MERE JUIVE D'ALGERIE

EPILOGUE

Notre enfance a vécu. Bien vécu même. Entre kemoun et richesse du coeur, entre tramousses et anisette, entre chants napolitains, andalous et musique judéo-arabe. Vibrante comme toutes les jeunesses triomphantes, mûrie au soleil d'étés resplendissants, à l'abri de l'aile protectrice d'une mère méditerranéenne, elle a si bien existé qu'elle a écrit dans nos mémoires, l'alibi irréversible du souvenir.
Tu as enveloppé notre enfance de papier rose transparent qui ne laissait filtrer que les rayons de joie, te dressant, courageuse et forte, contre les méchants et les sots.
Lorsque la nuit t'habillait de larmes, à l'abri de nos regards endormis, tu laissais libre cours à cette lassitude qui envahissait ta solitude. Le lendemain était un autre jour, et tu nous présentais le visage d'une mère juive d'Algérie heureuse, en venant nous offrir notre baiser matinal dans nos lits de sueur. Rite immuable des baisers du soir et du réveil, j'en ressens encore les effets quelques quarante cinq années plus tard. Je ferme les yeux et redeviens petit garçon. Après la douche, dans mon pyjama rose, je me glisse dans les draps de lavande. Tu passes ta main d'amour dans ma tignasse brune "qui me mange toute la figure" et m'embrasses avant de me border.
Tu es partie et tu as emporté avec toi des parcelles de mon enfance dont tu ravivais les couleurs.
Mémoire vivante de ma jeunesse, je ne mesurais pas, alors, l'importance de tes faits et gestes, de tes apparitions furtives dans la salle à manger où je faisais mes devoirs d'écolier, de cette porte de notre chambre que tu entrouvrais pour un dernier regard sur notre sommeil, de ces heures passées devant ton fourneau pour nous cuisiner nos plats préférés, de tous ces petites choses de la vie qui allongeaient les heures et nous rendaient tout simplement heureux.
Le décor de ma vie a changé. Derrière les carreaux enrhumés où la pluie colle à ma vie, je revois les hivers pointillés qui arrosaient ALGER. Seule, l'école combattait ton désir de nous garder à la maison, bien au chaud, bien au sec. En rentrant, un bon "boktof" ou une chaude "loubia" nous attendait pour lutter contre le froid pourtant si doux sur cette terre d'Afrique. Tu nous racontais l'hiver de la casbah lorsque la vieille ville qui descend en cascade vers la mer, devenait torrent à la grande joie des enfants courant après les petits bateaux de papier voguant sur l'eau des rigoles.
Et cette odeur si particulière des ruelles tortueuses et mouillées qui charriaient l'esprit de sel déversé par quelque main généreuse pour désinfecter le quartier.
En t'écoutant, nous revivions ces déluges de pluie automnale d'une enfance qui adorait recevoir cette douche céleste au grand désarroi des mamans "mauvais sang". A ce jeu, ma mère juive d'Algérie, tu ne craignais personne et pour parer à toute grippe qui te saoulerait d'inquiétude, tu nous préparais une flambée d'alcool accueillante et réparatrice.
Trésor de bonté et de mansuétude, mère adoratrice qui pardonnait tout "aux yeux de ses yeux", persuadée de notre bonne volonté, tu vivais au rythme de tes trois garçons. Poutre maîtresse de l'édifice familial, comme toutes les mamans du monde, tu étais garante de la pérennité des traditions. Ta présence permanente attisait le respect des us et coutumes où l'enfance puise la sève des connaissances et des convenances.
Ma mère juive d'Algérie, tu étais porteuse de toutes ces vertus maternelles. Fille de Moïse et femme d'Orient, tu t'abreuvais du miel de tes origines en recueillant le fruit sucré-salé de ta naissance française.
L'école de Jules Ferry t'enseigna le savoir lire, écrire et compter, ta mère comment tenir ta maison, la vie t'apprit le reste.
Fière d'être française, ma mère, tu l'étais assurément. Jusqu'à la trahison. Mais ce noble sentiment n'arrivait qu'en troisième position, précédé par sa fierté d'être enfant d'Algérie et fille d'Israël.
L'orientalisme de ma mère se vérifiait dans ses superstitions, à mi-chemin des croyances religieuses et des coutumes du pays. Si la "mezouza" trônait bien à la chambranle du seuil de la porte de sa maison juive, la main de fatmah détournait le mauvais oeil de sa maison orientale. Cet orientalisme, emprunté à ton passé judéo-arabe, colle à ma vie de déraciné comme la sciure de bois aux semelles de mes souliers. Toutes ces traditions me sont familières et il me semblerait trahir mes aïeux si l'une d'entre elles sombrait dans l'oubli.
Non, jamais, cet héritage ne sera dilapidé par un quelconque relâchement coupable ou un renoncement de mon passeport identitaire. Je suis juif d'Algérie comme le furent mon père, mes grands-pères, mes arrières- grands-pères et, au-delà, mes ancêtres.
Malgré le grand vent de l'histoire qui déracina mon arbre de vie et, si ma fierté française s'est quelque peu noyée en méditerranée, il me reste la plus merveilleuse des certitudes. Ancrée en moi au plus profond de mon être et de mon avoir été, elle réchauffe mes nuits et ensoleille mes jours, elle me parle au coeur plutôt qu'aux oreilles et parfume mes mots d'olive et de jasmin.
Elle est ma conscience éveillée et mon subconscient endormi. Elle chante ma vie en arabe, italien, juif et espagnol. Elle est une certitude du passé retrouvé. Je suis un juif d'Algérie comme ma mère. Avec fierté!
Mais une fierté enfouie en moi. Sans flagornerie mais sans pudeur. Sans la crier sur les toits mais sans la taire. Sans ostentation mais sans ambages.
Ma peau mate et mes cheveux noirs, mon accent de là-bas et l'amitié que je porte en souffrance, mon étoile de David et ma nostalgérie suffisent à m'identifier aux yeux des autres.
Le souvenir vit grâce à la mémoire des hommes. Bien après leur mort, les peintres, les écrivains, les grands hommes touchent encore l'âme des vivants.
Toi, ma mère juive d'Algérie, de ton passage sur cette terre ne subsistent que quelques objets qui t'ont accompagnée sur la longue route de l'existence. Sublime héritage que nous transmettrons à notre descendance afin que se perpétue la mémoire. Mais, au-delà de la matérialité émotionnelle d'une glace finement décorée de feuilles d'argent ou d'une bonbonnière de porcelaine que tu reçus le jour de tes noces, il nous reste de toi, ma mère juive d'Algérie, l'étrange sensation que tu vis en nous, dans notre mémoire assassinée et dans notre comportement.
"Les chats ne font pas des chiens!" telle était ta façon de concevoir la filiation et la similitude de raisonnement entre un père et son fils, une mère et sa fille.
A l'école de ta vie, nous avons appris la superstition et le goût du travail bien fait, l'ordre et la propreté, le respect des anciens et celui des traditions, le sens de la famille et de l'amitié. Avec en prime, une inquiétude démesurée pour nos propres enfants.
Cet héritage d'un mode de vie disparu, assorti de dogmes et de contraintes, demeure la seule richesse issue de cette nostalgérie qui voilait ton regard d'exilée.
Ton sang coule dans nos veines et tes recommandations résonnent toujours à nos oreilles, traçant la route de miel que tu désirais tant nous voir emprunter.
Oui, ma mère juive d'Algérie, tes fils portent sur leurs épaules l'histoire de ta famille, de notre famille et personne, d'où qu'il vienne, où qu'il aille, ne brisera la chaîne de la fidélité à ton peuple, à ta communauté, à ton pays, à ton souvenir.
Saurons nous transmettre à nos enfants les enseignements que tu nous léguas? Avec la même foi et la même discrétion? A force d'amour et d'abnégation?
Seul le temps le dira. Seule la vie tranchera. Mais que demeure à jamais la mémoire d'une mère juive d'Algérie, femme parmi d'autres femmes de ce pays, balayée par un vent de folie, espèce en voie de disparition que seul le souvenir sauvegardera pour toujours et à jamais.
H.Z

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