MA MERE JUIVE D'ALGERIE de Hubert ZAKINE
(petite piqure de rappel : je n'oublie rien ..............)
EXTRAIT
Au cours de nos éternels voyages au pays du bonheur, nous endossions nos habits de lumière et nous débarrassions de nos manteaux de pluie. Nos visages s'empourpraient de rires et délaissaient le rictus déposé par le froid sur nos mines gelées. Alors, pour une après-midi de nostalgie, la maison s'éclairait de souvenirs arrachés à la tourmente et, par la magie des mots, renaissaient la ville blanche, ses jardins, ses arcades, ses hommes et ses femmes, ardentes braises d'une France de méditerranée, entretenues par le souffle puissant du sirocco, bouffée de chaleur qui nous brûlait, jadis, la gorge et les yeux, vent de folie d'aujourd'hui que l'exil parait de toutes les vertus.
Solitaires
parmi la multitude, nous convenions de ne pas nous laisser distraire
par l'environnement de grisaille qui collait aux murs de la triste cité,
tu parlais d'un pays que je connaissais mais qui avait laissé, à mes
lèvres avides, un goût de trop peu. Je buvais, alors tes paroles et
recevais la plus belle leçon de géographie, d'histoire et de sociologie
sur la terre d'ALGERIE, ta terre d'ALGERIE, ma terre d'ALGERIE. La plus
belle parce que la plus nostalgique, la plus empreinte de cette trace
indélébile qu'anime l'amour désintéressé, la plus désespérée aussi.
En
perdant ton pays, tu avais perdu les petites choses de ta vie,
insignifiantes pour le commun des mortels mais pas pour une exilée
involontaire, pas pour son petit peuple pied-noir et ses petites joies,
ses petits malheurs et ses petites espérances. Te recueillir sur la
tombe de ton époux, de tes parents, de ta famille, t'asseoir au jardin
de ta jeunesse, sillonner tes ruelles les yeux fermés, te sentir chez
toi partout dans cette ville immaculée, rencontrer tes amitiés au détour
du hasard, t'inviter sans façon chez une voisine pour "taper" le kawa,
humer tes odeurs familières, reconnaître les bruits de ta rue, mille
détails qui favorisaient une vie plus belle, pauvre mais belle comme le
mois de mai de ton pays. Tous ces petits bonheurs, arrachés par l'exode,
adoucissaient ton existence et le déracinement n'en fut que plus
douloureux.
Ces
sonates d'hiver que tu jouais sur le piano de ma nostalgie, je les
entends lorsque la solitude frappe à ma porte. Telle une musique qui
envahit l'auditorium en isolant du reste du monde, tel le chant
lancinant de la mer qui berce le navigateur solitaire, tes récits d'un
autre temps occultent mon environnement familier et me parlent d'une
époque que je ne veux pas oublier.
Pourtant,
ALGER se meurt dans les mémoires. Les convois funèbres emportent les
vestiges du temps passé. Les anciens nous laissent l'héritage défiguré
d'une époque où rien n'était pareil. Les rapports entre les gens, la
richesse du coeur, le sens du tragique et celui du comique, le respect
des femmes et des choses, l'amour du pays et du drapeau, la fidélité aux
amitiés d'enfance et le sens de la famille.
ALGER
se meurt et se dilue comme la poignée de farine que tu déversais dans
l'huile de la fête, ma mère juive d'Algérie. Par un effort de
mémorisation inhumain, je conserve les images et les mots. Les visages,
même. Derrière moi, à côté de moi défile le cortège des mélancolies.
Au-delà, le voile pudique de la nostalgie a tamisé le chagrin, ouvrant
la voie de l'oubli à la majorité. La fatalité orientale en couverture.
Il
est aisé de claironner :"S'il n'en reste qu'un........". Mais lorsque
la volonté de ne pas oublier s'adjoint la complicité de la nostalgie, le
rempart devient, alors, inexpugnable. Tout ramène à l'amour. Peut
importe d'être le dernier, l'ultime recours, seul contre tous à
maintenir le cap, raillé par les sots ou plaint par les ignorants.
Choisir de demeurer fidèle à ce que je suis. Pour moi. Pour mes aïeux.
Pour rendre hommage aux nombreux convois qui endeuillèrent mon pays et
couchèrent tant d'hommes et de femmes dans nos cimetières marins. Pour
ma terre natale, horizon d'azur cuirassé d'argent, sol généreux pour les
manches retroussées, paradis des humbles gens dont je suis, avec
fierté. Comme tu l'étais, ma mère juive d'ALGERIE. Les chats ne font pas
des chiens!
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