CE TEXTE, ECRIT UN JOUR DE NOSTALGERIE, M'A ETE REDEMANDE.
AUSSI C'EST TRES VOLONTIERS QUE JE VOUS LE PROPOSE A NOUVEAU.
Vous êtes-vous imaginé
quitter votre maison qui renfermait tant de souvenirs avec en tout et pour tout
deux valises dans les mains ?
Vous êtes-vous imaginé
regarder une dernière fois cet appartement que vous avez entretenu tout au long
d’une vie de labeur, cet appartement que vous aimiez, qui n’était pas à vous,
car en ce lieu et à cette époque, rares étaient les propriétaires, mais que
vous chérissiez tant.
Poser un dernier regard
sur ce buffet qui avait appartenu à votre grand- mère, cadeau reçu en héritage
afin de perpétuer sa mémoire et d’avoir une pensée attendrie chaque fois que
vous ouvriez un tiroir ou une porte. Et ce lit, votre lit qui avait dorloté
votre corps, homme ou femme, lors de chaque nuit éblouissante ou bien
accueillant et moelleux après une dure journée de travail, qui avait vu naître
vos enfants qui ensoleillent votre vie, vos enfants, ces « chitanes » souvent
atteints de flémingite aigüe les jours d’école.
Oui, imaginez tous ces
instants magiques à ranger dans un coin de votre mémoire qui va s’effilocher, à
présent que les images du temps passé ne sont plus que des souvenirs. Le petit
deux pièces de l’avenue de la Bouzaréah ou le grand quatre pièces de l’Avenue
Malakoff, le petit cabanon sur pilotis de la Pointe Pescade ou la belle villa
de la Madrague dont vous vous souviendrez avec nostalgie au jardin des
Tuileries à Paris ou sur la Canebière à Marseille. Autres bruits, autres
visages, autres accents, autres paysages, réminiscences du paradis à jamais
perdu.
Imaginez que l’on vous
demande de quitter instamment votre pays, votre ville, votre quartier, votre
maison, vos voisins qui partageaient vos joies et vos peines, qui poussaient votre
porte ouverte sur l’amitié pour vous demander de l’ail, de la laitue ou une
noisette de beurre. Imaginez que, plus jamais, vous ne reverrez vos copains de
rues, ces autres vous-même, qui accompagnaient votre apprentissage de la vie à
la sauce de Bâb El Oued entre famille, football, amitié et rigolade. Plus
jamais, vous n’entendrez leurs éclats de rire-gargoulettes se répandre dans vos
tympans, jamais plus, Alain, Roland ou Jacky vous demanderont de vous rendre
aux Stocks Américains pour y acheter un bleu jean délavé, Richard, Paulo ou
Robert vous demander de choisir entre « la rivière sans retour » et « les
neiges du Kilimandjaro », oui, jamais plus, vous entendrez ce coup de sifflet,
reconnaissable entre tous parce qu’il était celui de la bande, qui vous
demandait de descendre « en bas la rue ».
Vous êtes-vous imaginé
le sentiment des vieux, nos vieux, nos anciens face à la perte de leurs repères
appris durant des années auprès de visages connus, mille fois rencontrés, les
imaginez-vous dans une nouvelle ville, totalement perdus et totalement
étrangers au milieu d’inconnus qui utilisent un français édulcoré et anémié si
loin de la langue pataouète utilisée par la famille Hernandez. Imaginez !
Oui imaginez ces pauvres
grand-père assis, solitaires, dans un coin de France qu’ils, traversèrent,
jadis, la fleur au fusil pour défendre cette patrie tant chantée par leurs
aînés, pour défendre la patrie auprès de leurs frères pieds noirs, musulmans ou
métropolitains. Et imaginez, ces pauvres grands-mères dont les yeux perlées de
larmes retenues expriment l’incompréhension d’une situation qu’elles ne
maitrisent pas. Ces grands-mères qui se contentent de tenir leurs
petits-enfants bien serrés contre elles de peur de les perdre et qui attendent
qu’une main secourable les dirige vers la lumière.
Imaginez l’éblouissement
douloureux de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, admirant pour la toute
dernière fois leur ville, Alger, Oran, Constantine, splendides réminiscences
d’un temps hélas révolu, disparaitre à jamais dans les flots bleus de la
déraison. Imaginez ces visages burinés, torturés de douleur, retenant larmes et
suppliques afin ne pas ajouter le chagrin des hommes au chagrin des femmes. «
Ils souffriront ! » avait répondu le général à l’un de ses ministres, et bien
ils ont souffert ! Bien au-delà des mots. Bien au-delà de ce qu’il est possible
de supporter, bien au-delà du vraisemblable.
Imaginez l’arrivée à
Marseille, Port Vendres ou Toulouse, imaginez le désarroi d’un peuple en
perdition qui débarque en un lieu inconnu car ces villes françaises où les
bateaux accostent, où les avions se posent, ne représentent que des clubs de
football accolés à leurs villes. Ces pauvres bougres que l’on qualifient volontiers
de colonialistes, racistes, et autres mots en « istes » sont des français
d’Algérie qui ignorent tout ou presque de la géographie de cette France-là.
Imaginez que vous soyez
transféré dans un pays qui parle français mais dont les mœurs, les coutumes, l’accent
et les saisons vous sont étrangères. Reportez-vous en 1962, est-ce que le
Marseillais vous semblait capable de situer des villes aussi diverses et
variées que, Caen, Denain ou Noisy-le-sec et inversement? La télévision a
beaucoup aidé les professeurs d’histoire et géographie dans leur appréhension
de ces deux matières par le plus grand nombre mais qu’en était-il en 1962 ?
Entendre parler de rapatriement, de retraite, d’abandon, de terre natale c’est
une chose mais subir cet arrachement soi-même en est une autre.
Et au fil des années, ce
manque s’insinue en vous et prend une place considérable dans votre réflexion
et vos agissements. Imaginez la force de caractère qu’il a fallu à ce tailleur
qui avait pignon sur rue à Alger, Oran ou Constantine qui s’était fait une
belle et bonne réputation au fil du temps par un travail soigné et méticuleux,
imaginez avec quelle tristesse et quel abattement, il se rend chaque jour à son
travail, dans le sous-sol d’une boutique pour effectuer des retouches pour le
compte d’un patron. Et cet exemple se renouvelait à Béziers, Nantes, Belfort ou
Montargis. Un coiffeur, métier très prisé en Algérie, un cordonnier, un
cafetier ou un boulanger se retrouvait privé de son travail, de son métier, de
son échoppe ou de son magasin sans se plaindre pour recommencer une vie sous un
autre ciel ou sous une autre latitude.
Comment voulez vous que
ces hommes déplacés, désarticulés, désespérés réagissent devant tant
d’injustice et tant de chamboulement. La désespérance pour seule alliée, ils se
sont retroussés les manches comme jadis leurs anciens l’avaient fait pour
défricher et dompter la terre d’Algérie. Les vieux sont devenus plus vieux, les
plus vieux ont quitté un monde qu’ils ne reconnaissaient plus, les enfants sont
devenus des hommes robustes, les petites filles ont abandonnées leurs nattes
pour devenir des jeunes filles graciles puis elles se sont mariées.
Ainsi va la vie et
tournent les heures aux Trois Horloges de leur jeunesse. Aujourd’hui, cinquante
années plus tard au calendrier de la vie, qu’est-il resté de ces enfants
déracinés dans un monde qui ne leur ressemble pas, dans un pays égoïste où la
joie de vivre n’existe pas plus que la solidarité, où la seule denrée qui coule
à flots est une indifférence élevée à la hauteur d’une institution, où le sport
devenu le nouvel opium du peuple est le seul témoignage d’un patriotisme de bas
étage qui ne se reconnait que dans la victoire. Ah ! Que sont-elles devenues
ces envolées du vibrant patriotisme algérois, oranais ou constantinois qui
chantait la France grande, belle et généreuse, telle qu’on nous l’avait
enseigné à l’école de Jules Ferry ? Que sont devenues ces fêtes nationales où
des milliers de drapeaux tricolores coloriaient les villes de bleu-blanc-rouge
et nous invitaient aux bals du quatorze juillet avec tambour et trompette. Le
cœur empli de fierté, nous refaisions la grande guerre de nos pères partis, la
fleur au fusil et la peur au ventre, se couvrir de gloire sous les ordres des
généraux De Monsabert et Juin, l’enfant de Bône. Autres temps, autres mœurs, il
faut presque s’excuser d’être patriote de nos jours !
Imaginez tous les
souvenirs emmagasinés à l’intérieur de l’appartement au voisinage ensoleillé
qui répercutait le bruit et la fureur du quartier, de la cuisine où la mère de
famille se contentait de trois fois rien pour offrir à sa maisonnée le
nécessaire et le superflu, des réunions répétées à l’envi dans cette salle à
manger qui servait de salon de thé pour les femmes et de salle de jeux pour les
hommes qui s’adonnaient à la belote dans d’homériques parties où la mauvaise
foi tenait lieu de respiration, du balcon ouvert sur l’amitié qui devenait
tribune de supporters, politiques ou d’échange de menus lors de discussions qui
se terminaient avec les premiers bâillements.
Et ce couloir qui se
transformait en stade Marcel Cerdan pour le bonheur des frères, cousins ou amis
invités à la maison, pour disputer le match de football qui occasionnait nombre
d’engueulades de la part de la voisine du dessous qui n’en pouvait, mais. Imaginez
braves gens qui parcouraient ces pages, cette dose d’amour qui circulait dans
ce petit appartement, cette maison où l’entente familiale n’était pas un vain
mot, comme il est doux et douloureux d’évoquer l’heureux temps d’une époque,
révolue certes mais qui égratigne toujours le cœur du déraciné que je suis et
dont le lieu où je suis né et où j’ai grandi m’est interdit pour deux raisons.
La première tient à la
solidarité que je témoigne à l’encontre d’un chanteur populaire pied noir
interdit de retourner où il est né pour raison politiquement stupide. Quant à
la seconde, elle ne tient qu’à moi qui refuse de revoir un pays que j’ai tant
aimé et dont les photos actuelles me renvoient l’image d’un pays en pleine
déliquescence. Imaginez le froid qui accueillit des gens habitués à la douceur
d’un pays où l’hiver ne se dévoilait qu’en pointillé. Bien sur, ils ont dû
s’habituer à d’autres rigueurs, d’autres déplacements, d’autres éloignements.
Imaginez un enfant de
Cherchell, Ténès ou Bône, obligé de prendre le train chaque jour, matin et soir
pour effectuer le trajet domicile-travail et travail-domicile, lui qui se
rendait à l’école, à l’atelier ou au bureau en flânant. Imaginez le changement
de sa vie !
Imaginez-vous à sa place
et en conscience, mesurez la dose de patience qui lui a fallu pour ne pas «
péter un plomb » dans un pays où il se sentait totalement étranger hormis la
langue. Imaginez son désarroi lorsque, du fin fond de son désespoir, il dût
relever la tête et continuer, vaille que vaille, à vivre en honnête homme alors
qu’il n’avait plus rien à perdre et qu’une vie d’aventures lui tendait les
bras. Il eut pu, à ce moment là, choisir la solution de facilité qui consistait
à se ranger du côté des voyous et vivre en marge d’une société qui ne lui avait
fait aucun cadeau.
Au lieu de ça, il s’est
levé chaque matin pour affronter une existence qui ne lui correspondait pas,
dans un pays inconnu, dans une ville inconnue, au milieu d’une population
inconnue, pour exercer la plupart du temps, un métier différent de celui qu’il
aimait.
Imaginez cela mais
imaginez réellement, en essayant, dans la mesure du possible, de vous mettre à
sa place, en forçant une imagination qui, la plupart du temps, ne travaille que
dans le sens du positif. Car imaginer ne vous entraine jamais vers la douleur à
moins que vous soyez masochiste. Qui peut de nos jours imaginer le désespoir,
la perte de son pays, de sa ville natale, de ses amis, de sa famille ? Qui peut
imaginer vivre cela ? On imagine toujours une vie meilleure, un gros lot qui
tomberait du ciel, un voyage que l’on ne fera jamais, la réussite pour son
entourage, mais comment imaginer la déchéance, comment imaginer le
déracinement, l’isolement dans une ville et même dans un immeuble où le
voisinage n’a pas droit de citer, comment, comment, comment ?
Nous sommes à présent en
2012. Tant d’années sont passées sur nos vies d’adolescent. Tant des nôtres
sont partis rejoindre l’infini. Tant de larmes se sont asséchées dans un désert
d’indifférence que le combat pour la mémoire des français d’Algérie semble
perdu d’avance. C’est pourtant un combat sans arme, loin de toute polémique et
surtout loin de cette politique qui assombrit bien des pensées. Mais je ne me
résigne pas au défaitisme et, coûte que coûte, je mènerais ce combat. Tant pis
s’il est perdu d’avance. Il me tient à cœur de raconter avec mes modestes
moyens l’histoire de ces hommes et ces femmes que la France a déshérités mais
qui ont retroussé les manches et ont lutté contre l’adversité avec une
pugnacité digne de leurs ancêtres.
Tout recommencer, tout
reconstruire sous des cieux moins cléments, sans l’aide de quiconque, avec
comme seul soutien une force de caractère à soulever des montagnes. Certains
s’en sont allés rejoindre le jardin de l’éternité, abandonnant leurs frères
pieds noirs trop occupés à maintenir la tête hors de l’eau pour s’apercevoir de
leur détresse et leur venir en aide. Ils s’ont partis sans bruit, lassés d’une
vie qui ne leur ressemblait plus, sans attache, sans famille, sans ami, loin de
la vie d’avant où tout était possible, où tout semblait linéaire aux côtés de
gens qu’ils côtoyaient tous les jours, auxquels ils ressemblaient dans leurs
aspirations et leurs comportements. D’autres, à l’environnement plus attentif
ou plus présent, ont relevé le défi de se refaire une santé malgré les
obstacles d’une vie sans repère. Des réussites extraordinaires les plus
inattendues aux descentes aux enfers les plus vertigineuses, les gens d’Algérie
se sont comportés vaillamment en conservant au fond du cœur cette flamme que
nul vent n’a pu faire vaciller car elle était soutenue par une joie de vivre
qui, même au plus fort de la tempête, ne s’est jamais démentie. Cette joie de
vivre se constate à chaque réunion de famille si rare de nos jours alors
qu’elles étaient le dénominateur commun d’un peuple dont l’éclat de rire était
le son le plus répandu dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque
maison, café ou salon de coiffure, ces paradis de l’amitié omniprésente de
l’enfance au cimetière.
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