samedi 27 février 2016

Extrait de "LEON JUDA BEN DURAN....SIEUR DURAND D'ALGER" de Hubert Zakine

La peste de 1818

 
Pour se rendre en ANGLETERRE, pays dont il représentait les interêts depuis la mort de son père, Léon Juda dût se résoudre à prévoir la traversée de cette Manche qui lui rappelait de biens vilains souvenirs. Ce voyage au long cours qu'il repoussait systématiquement en traitant en EL DJEZAIR avec le consul de Grande-Bretagne en place, devenait impérieux s'il désirait conserver les privilèges octroyés par le Directoire Royal de sa Gracieuse Majesté.
Les préparatifs terminés, Léon Juda, comme pour chaque déplacement qui l'éloignait de sa mère et de sa grand-mère se rendit dans la "djenan" familiale. Son attention fut attirée par une effervescence inhabituelle qui troublait la quiétude de ce coin de paradis. Les abords de l'entrée qui s'ouvrait sur le délicieux jardin de son enfance étaient la proie de regards inquisiteurs, curieux, malsains.
--" Que se passe t-il?" questionna t-il, alentour.
Une petite vieille, le visage rayé de l'outrage du temps et de khôl, devança tout le monde.
--" Ta mère est malade! BEN HOFFAR est à son chevet! La pauvre, elle voulait te le cacher pour ne pas t'affoler!"
BEN HOFFAR, médecin originaire de BLIDAH, se fixa en EL DJEZAIR après qu'il eût soigné le Dey BEN MOHAMEDI victime d'une terrible insolation au cours d'un voyage dans la plaine de la MITIDJA.
Les incantations du Dey parurent puériles mais l'incendie qui ravageait sa tête et les roulements de tambour qui percutaient ses tympans disparurent dans un enchantement qui décida l'homme fort d'EL DJEZAIR à ramener dans ses bagages, ce magicien aux méthodes aussi peu orthodoxes qu'efficaces.
Malheureusement, l’étoile de BEN HOFFAR  pâlit avec la mort de son bienfaiteur et il se vit contraint de descendre dans la cour des humbles gens et des miséreux.
Affolé, Léon Juda dépêcha ALI BEN RAÏS auprès du docteur Eliaou SASPORTAS qui résidait à quelques lieues de la "djenan" DURAN.
Le verdict de cette sommité médicale déchira le silence perplexe de BEN HOFFAR qui se perdait en conjectures.
--" c'est la peste!"
Telle une traînée de poudre malsaine, la nouvelle parcourut l'amoncellement des maisons agglutinées au flanc de la colline pareil à un essaim d'abeilles sur un fruit mûr. Les ruelles s'éventrèrent pour ouvrir un chemin à une fourmilière humaine avertie par la rumeur. Les "kawadji", à l'odeur entêtante de caféine, vomirent de leur antre enfumé et bigarré, les "besogneux" du jeu des dominos dont le claquement sec cadençait la vie de la "kasbah". Les rues commerçantes résonnèrent de la fermeture des persiennes de bois enchâssées de ferrure, se répercutant de lieu en lieu pour atteindre la citadelle et ses six portes envahies par des caravanes précipitamment enfuies de la ville pour grimper au sommet de la  BOUZAREAH à l'ouest, et au Fort du Sultan KALFASI, bâti au XVIe siècle, qui sera immortalisé sous le nom de FORT L'EMPEREUR, à l'Est.                                 
"PLUS PRES DU CIEL, PLUS PRES DE DIEU!" telles furent les paroles de MAHI ED DINE lors de sa première rencontre avec Léon Juda.
En songeant au Marabout de la plaine de l 'EGHRISS, le fils angoissé abandonna pour un instant sa mère aux bons soins du médecin et aux pleurs de la petite mémé pour grimper au sommet de la colline qui dominait sa "djenan".  Là, il posa son "taleth" sur ses épaules désabusées, arrima sa "kippa" à son épaisse chevelure noire et lança, à voix haute, des louanges à l'Eternel.
Soudain, le ciel se fâcha, enveloppant toute la plaine d'un épais manteau de pluie. La campagne obscurcie par de lourds nuages noirs courba l'échine sous le déluge. Zébrée d'épées de feu qui transperçaient le ciel plombé pour se jeter avec fracas dans le miroir argenté d'une méditerranée étrangement endormie, la BOUZAREAH ne fut plus, alors, qu'une immense synagogue.
Trempé jusqu'aux os, la main posée sur sa "kippa" pour l'empêcher de glisser de sa chevelure dégoulinante, Léon Juda, le visage illuminé de l'espérance suprême, ignora la tourmente qui s'abattait sur ses prières. Accueillant avec joie les pleurs des cieux en colère comme un signe de l'Eternel, semblant laver la cité de l'infâme épidémie, il pria en silence, agenouillé, indifférent au déluge, la barbe brillante de milliers de petites perles de pluie auréolées du contre-jour de cette journée dantesque.
Lorsqu'il redescendit en plaine, les larmes célestes s'étaient transformées en légère ondée. Une pâle lumière de fin d'après-midi éclairait la campagne cuirassée d'or et d'argent. Le vent débarrassait les feuilles de leur réservoir d'averse alors que la masse nuageuse s'écartait au passage du roi soleil.
Aïcha BIBAS reposait dans la pénombre de sa chambre allumée par quelques éclairs d'un orage souriant qui s'éloignait en quête d'autres paysages à séduire.
Le Docteur SASPORTAS, impuissant parmi les hommes, entama le dialogue avec l'Eternel. Sa voix claire défia le silence de la nuit qui étendait sa main noire sur la blanche cité. Ses prières répercutèrent celles de toute la communauté dans un long murmure, une plainte chuchotée qui parcourut la campagne et franchit les portes de la ville.
Du haut de sa terrasse, Léon Juda regardait, sans la voir, la ligne d'horizon qui affrontait, à nouveau, la colère de Dieu. La nuit bleu-marine, pâlement lunaire, transpercée de flammes célestes, l'accompagna toute la nuit dans sa descente aux enfers.
L'aube, prétendument salvatrice, lui annonça la déchirure. Sa mère, sa douce, son adorée, sa joie, l'objet de toutes ses pensées, qui ne vivait que pour le bonheur de ses enfants, s'était envolée pour le jardin de l'éternité. Elle avait quitté sa terre, sa maison, ses enfants, sa famille comme elle avait vécu. Sans un bruit, sans une plainte. Sur son visage, le masque de la douleur avait disparu pour restituer l'infinie  douceur de sa vie.
Comme tout homme qui perd sa mère, Léon Juda déposa dans sa dernière demeure, ses oripeaux d'adolescence. Il mit en terre l'ultime souvenir de son enfance, son bien le plus précieux, aux pieds de l'Eternel.  
La petite mémé, brisée de chagrin, entoura son petit-fils de toute l'attention dont elle était capable, renonçant au chagrin en sa présence, se réservant la nuit pour pleurer en cachette devant l'injustice de voir sa fille la devancer dans le convoi crépusculaire du voyage au pays de nulle part.   
La peste avait sévi dans la maison de Léon Juda. Elle poursuivit son oeuvre funeste avec la complicité malheureuse de l'insalubrité manifeste de la ville blanche désertée de ses habitants, calfeutrés à l'intérieur de leurs maisons.
Toutes les couches de la population furent la proie de la noire épidémie qui s'attaqua au matin du septième jour à la plus haute autorité du pays, le Dey ALI KHODJA. Le Régent consulta trois savants ottomans de la cour qu'il fit exécuter devant l'inanité de leurs traitements. Epuisé par trois jours de lutte, il fit dépêcher le juif Ephraïm JAÏS, reconnu comme la plus grande sommité médicale de la communauté israélite.
--" Sa seigneurie est atteinte de la peste, Monseigneur! Cela est mon diagnostic et ne souffre aucune discussion! Je connais le sort que tu as réservé à tes médecins. Ce n'est pas en me livrant à tes bourreaux que je pourrais te soigner!"
ALI KHODJA agita son éventail à plumes d'autruches dont il ne séparait jamais, posa son regard perçant sur le juif et ordonna:
--"Ne me soignes pas! Guéris moi!"
Plus de cinq mille algérois, dont les deux tiers habitant le vieux quartier empruntèrent le convoi de la mort affrété par la peste noire.
Léon juda perdit sa mère et EL DJEZAIR son Dey.
                         
                                
YYY

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire