Pour
se rendre en ANGLETERRE, pays dont il représentait les interêts depuis la mort
de son père, Léon Juda dût se résoudre à prévoir la traversée de cette Manche qui
lui rappelait de biens vilains souvenirs. Ce voyage au long cours qu'il
repoussait systématiquement en traitant en EL DJEZAIR avec le consul de
Grande-Bretagne en place, devenait impérieux s'il désirait conserver les
privilèges octroyés par le Directoire Royal de sa Gracieuse Majesté.
Les
préparatifs terminés, Léon Juda, comme pour chaque déplacement qui l'éloignait
de sa mère et de sa grand-mère se rendit dans la "djenan"
familiale. Son attention fut attirée par une effervescence inhabituelle qui
troublait la quiétude de ce coin de paradis. Les abords de l'entrée qui
s'ouvrait sur le délicieux jardin de son enfance étaient la proie de regards
inquisiteurs, curieux, malsains.
--"
Que se passe t-il?" questionna t-il, alentour.
Une
petite vieille, le visage rayé de l'outrage du temps et de khôl, devança tout
le monde.
--"
Ta mère est malade! BEN HOFFAR est à son chevet! La pauvre, elle voulait te
le cacher pour ne pas t'affoler!"
BEN
HOFFAR, médecin originaire de BLIDAH, se fixa en EL DJEZAIR après qu'il eût
soigné le Dey BEN MOHAMEDI victime d'une terrible insolation au cours d'un
voyage dans la plaine de la MITIDJA.
Les
incantations du Dey parurent puériles mais l'incendie qui ravageait sa tête et
les roulements de tambour qui percutaient ses tympans disparurent dans un
enchantement qui décida l'homme fort d'EL DJEZAIR à ramener dans ses bagages,
ce magicien aux méthodes aussi peu orthodoxes qu'efficaces.
Malheureusement,
l’étoile de BEN HOFFAR pâlit avec la
mort de son bienfaiteur et il se vit contraint de descendre dans la cour des
humbles gens et des miséreux.
Affolé,
Léon Juda dépêcha ALI BEN RAÏS auprès du docteur Eliaou SASPORTAS qui résidait
à quelques lieues de la "djenan" DURAN.
Le
verdict de cette sommité médicale déchira le silence perplexe de BEN HOFFAR qui
se perdait en conjectures.
--"
c'est la peste!"
Telle
une traînée de poudre malsaine, la nouvelle parcourut l'amoncellement des
maisons agglutinées au flanc de la colline pareil à un essaim d'abeilles sur un
fruit mûr. Les ruelles s'éventrèrent pour ouvrir un chemin à une fourmilière
humaine avertie par la rumeur. Les "kawadji", à l'odeur
entêtante de caféine, vomirent de leur antre enfumé et bigarré, les
"besogneux" du jeu des dominos dont le claquement sec cadençait la
vie de la "kasbah". Les rues commerçantes résonnèrent
de la fermeture des persiennes de bois enchâssées de ferrure, se répercutant de
lieu en lieu pour atteindre la citadelle et ses six portes envahies par des
caravanes précipitamment enfuies de la ville pour grimper au sommet de la BOUZAREAH à l'ouest, et au Fort du Sultan
KALFASI, bâti au XVIe siècle, qui sera immortalisé sous le nom de FORT
L'EMPEREUR, à l'Est.
"PLUS
PRES DU CIEL, PLUS PRES DE DIEU!" telles furent les paroles de MAHI ED
DINE lors de sa première rencontre avec Léon Juda.
En
songeant au Marabout de la plaine de l 'EGHRISS, le fils angoissé abandonna
pour un instant sa mère aux bons soins du médecin et aux pleurs de la petite
mémé pour grimper au sommet de la colline qui dominait sa "djenan". Là, il posa son "taleth"
sur ses épaules désabusées, arrima sa "kippa" à son
épaisse chevelure noire et lança, à voix haute, des louanges à l'Eternel.
Soudain,
le ciel se fâcha, enveloppant toute la plaine d'un épais manteau de pluie. La
campagne obscurcie par de lourds nuages noirs courba l'échine sous le déluge.
Zébrée d'épées de feu qui transperçaient le ciel plombé pour se jeter avec
fracas dans le miroir argenté d'une méditerranée étrangement endormie, la
BOUZAREAH ne fut plus, alors, qu'une immense synagogue.
Trempé
jusqu'aux os, la main posée sur sa "kippa" pour
l'empêcher de glisser de sa chevelure dégoulinante, Léon Juda, le visage
illuminé de l'espérance suprême, ignora la tourmente qui s'abattait sur ses
prières. Accueillant avec joie les pleurs des cieux en colère comme un signe de
l'Eternel, semblant laver la cité de l'infâme épidémie, il pria en silence,
agenouillé, indifférent au déluge, la barbe brillante de milliers de petites
perles de pluie auréolées du contre-jour de cette journée dantesque.
Lorsqu'il
redescendit en plaine, les larmes célestes s'étaient transformées en légère
ondée. Une pâle lumière de fin d'après-midi éclairait la campagne cuirassée
d'or et d'argent. Le vent débarrassait les feuilles de leur réservoir d'averse
alors que la masse nuageuse s'écartait au passage du roi soleil.
Aïcha
BIBAS reposait dans la pénombre de sa chambre allumée par quelques éclairs d'un
orage souriant qui s'éloignait en quête d'autres paysages à séduire.
Le
Docteur SASPORTAS, impuissant parmi les hommes, entama le dialogue avec
l'Eternel. Sa voix claire défia le silence de la nuit qui étendait sa main
noire sur la blanche cité. Ses prières répercutèrent celles de toute la
communauté dans un long murmure, une plainte chuchotée qui parcourut la
campagne et franchit les portes de la ville.
Du
haut de sa terrasse, Léon Juda regardait, sans la voir, la ligne d'horizon qui
affrontait, à nouveau, la colère de Dieu. La nuit bleu-marine, pâlement
lunaire, transpercée de flammes célestes, l'accompagna toute la nuit dans sa
descente aux enfers.
L'aube,
prétendument salvatrice, lui annonça la déchirure. Sa mère, sa douce, son
adorée, sa joie, l'objet de toutes ses pensées, qui ne vivait que pour le
bonheur de ses enfants, s'était envolée pour le jardin de l'éternité. Elle
avait quitté sa terre, sa maison, ses enfants, sa famille comme elle avait
vécu. Sans un bruit, sans une plainte. Sur son visage, le masque de la douleur
avait disparu pour restituer l'infinie douceur
de sa vie.
Comme
tout homme qui perd sa mère, Léon Juda déposa dans sa dernière demeure, ses
oripeaux d'adolescence. Il mit en terre l'ultime souvenir de son enfance, son
bien le plus précieux, aux pieds de l'Eternel.
La
petite mémé, brisée de chagrin, entoura son petit-fils de toute l'attention
dont elle était capable, renonçant au chagrin en sa présence, se réservant la
nuit pour pleurer en cachette devant l'injustice de voir sa fille la devancer
dans le convoi crépusculaire du voyage au pays de nulle part.
La
peste avait sévi dans la maison de Léon Juda. Elle poursuivit son oeuvre
funeste avec la complicité malheureuse de l'insalubrité manifeste de la ville
blanche désertée de ses habitants, calfeutrés à l'intérieur de leurs maisons.
Toutes
les couches de la population furent la proie de la noire épidémie qui s'attaqua
au matin du septième jour à la plus haute autorité du pays, le Dey ALI KHODJA.
Le Régent consulta trois savants ottomans de la cour qu'il fit exécuter devant
l'inanité de leurs traitements. Epuisé par trois jours de lutte, il fit
dépêcher le juif Ephraïm JAÏS, reconnu comme la plus grande sommité médicale de
la communauté israélite.
--"
Sa seigneurie est atteinte de la peste, Monseigneur! Cela est mon diagnostic
et ne souffre aucune discussion! Je connais le sort que tu as réservé à tes
médecins. Ce n'est pas en me livrant à tes bourreaux que je pourrais te
soigner!"
ALI
KHODJA agita son éventail à plumes d'autruches dont il ne séparait jamais, posa
son regard perçant sur le juif et ordonna:
--"Ne
me soignes pas! Guéris moi!"
Plus
de cinq mille algérois, dont les deux tiers habitant le vieux quartier
empruntèrent le convoi de la mort affrété par la peste noire.
Léon
juda perdit sa mère et EL DJEZAIR son Dey.
YYY
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