samedi 23 janvier 2016

Extrait de "JONAS DE LA CASBAH D'ALGER "de Hubert Zakine.


Malgré l’insouciance qui semblait le dominer, Robert songeait bien souvent à son père et mesurait combien son égoïsme avait pesé dans la décision de Jonas. Aveuglé par sa réussite, il en avait oublié la leçon des anciens. Tout au long des années en culottes courtes, le seul leitmotiv de ses parents fut le succès des enfants qui ne devait être subordonné à nulle autre considération que la famille. Mais l’ambition de Robert qui n’était pourtant pas démesurée, risquait d’ébrécher le bonheur du foyer.
Il était, à présent, persuadé que le bien-être de ses parents, et en premier lieu de son père qui souffrait visiblement de cette situation, passait avant tout.
Au petit matin, quand les effluves embrumés du Kursaal se dissipaient, Robert redevenait le garçon de la casbah, attentif aux besoins des siens. Alors, afin de redessiner un avenir radieux, il rendit visite à sa sœur pour décider le retour de leurs parents à la source vive de leur passé.
Robert entra de suite dans le vif du sujet.
--Papa est trop malheureux loin de sa casbah et de son travail. Quant à manman, si elle dit rien, tu la connais, elle pense à moi et pas à elle.
Pauline coupa la parole de son frère pour abonder dans son sens et crier ce qu’elle avait sur le cœur.
--À Saint-Eugène, ils se sentent exilés loin de tout ce qui était leur univers. Papa, je le sais, marche à côté de sa vie, comme un étranger dans sa propre carcasse. Maman ne reconnaît plus l’homme qu’il était dans la casbah.



--Je sais ! Avoua Robert qui poursuivit : je croyais qu’ils s’y feraient mais j’avais pas compté sur le fait qu’ils sont trop vieux pour changer de vie. Papa, il est perdu loin de son quartier. Manman elle s’est jamais plainte mais…
--C’est pas qu’ils sont trop vieux, seulement ils sont trop attachés à leurs habitudes, et surtout à leur environnement !
--Mais j’ai beau chercher une solution qui ferait plaisir à tout le monde, j’en vois pas !
--Parce que tu es aveugle ! La solution c’est que tout redevienne comme avant !
--Mais comment tu veux que ça redevienne comme avant ? Il faudrait que tu acceptes de libérer l’appartement !
--Ça tombe bien. Avec Benjamin, on voulait habiter dans un « chez nous » et pas chez papa et manman ! Ça va accélérer les choses, c’est tout !
--Alors là, c’est réglé !
--Si vous avez besoin d’argent, je suis là, petite sœur. Et Benjamin, il laissera papa retravailler à l’atelier ?
--Bien sûr, sinon, je lui arrache les yeux !
--Raïeb, j’avais une dent contre lui mais il faut pas qu’il trinque !
--C’est sûr, le pauvre ! Surtout qu’il travaille comme un forçat !
--Bon, alors, tu auras le temps de parler à Benjamin tranquillement. Venez manger dimanche à Saint-Eugène, on l’annoncera ensemble aux parents.
Pauline conclut simplement :
--Comme ça, on aura toute la journée pour leur expliquer que c’est mieux pour tout le monde. Il faut que manman, elle se fasse pas trop de mauvais sang pour toi !
*****
Jamais, Robert n’avait jamais autant regardé vivre ses parents que durant la semaine. Jamais non plus, il n’avait pris le temps d’admirer la fatalité orientale qui associait le judaïsme dans la réflexion qui découlait de chacun de leurs gestes.
Benjamin et Pauline poussèrent le portail au moment où Jonas et son fils rentraient d’une promenade au stade municipal de Saint-Eugène. Pauline embrassa Robert puis, elle entraîna son père, noua ses bras autour du cou et lui glissa à l’oreille :
-- Robert il a une bonne nouvelle à t’annoncer quand on sera tous à table !
--Une bonne nouvelle ! Pour son standing ou pour son travail ? À moins qu’il nous annonce son mariage ?
Rachel les fit sursauter en entrant dans la salle à manger, radieuse, toute pomponnée et maquillée pour recevoir ses enfants.
--Qu’est-ce que vous complotez tous les deux ?
--On dit du mal des voisins ! Plaisanta Pauline qui embrassa sa mère avec fougue. Et insistance.
–Hou, arrête de me sucer la poire, comme une sangsue !
Pauline savait bien que la réaction de sa mère était feinte et que rien ne pouvait lui faire plus plaisir. Rachel se souvenait des matins de tendresse lorsque, dans le lit familial, ses enfants l’abreuvaient de baisers dont elle sentait toujours la brûlure sur ses joues et qui, à jamais, resteraient gravés dans sa mémoire. Mais à présent, si Robert et Pauline la câlinaient, elle ressentait une gêne sans doute venue de son éducation judéo-arabe qui tait les sentiments entre adultes et les camoufle derrière le paravent de la timidité.
Après le repas, Pauline servit le café sur la terrasse malgré le temps incertain.
--Bon alors, Robert, tu parles ou je parle ?
Robert se cala sur sa chaise et prit un air solennel.
Jonas qui n’attendait qu’une mauvaise nouvelle de plus, une nouvelle couleuvre à avaler pour le bonheur de Rachel.
--Tu crois que je vais vous saouler avec mon standing ! Ça prouve que vous êtes des mauvaises langues ! J’ai compris au contraire que vous en avez rien à faire du standing et que si vous êtes venu à Saint Eugène, c’est uniquement pour moi.
Il reprit son souffle et poursuivit :
--Mais, les sacrifices, ça suffit. On pouvait l’admettre quand on était petits mais plus maintenant. On vous aime et on vous remercie du plus profond de nous mais la vérité on croit, et même on est sûrs, que vous seriez jamais plus heureux que chez vous à la rue Randon !
--On vous remercie les enfants mais c’est pas une nouveauté, remarqua Jonas.
--Oui, mais la différence, c’est qu’on a décidé de prendre le taureau par les cornes. C’est pas une vie pour vous. Pour toi et pour manman ! appuya Robert
--Et il t’a fallu cinq mois pour le comprendre ! Yaré mon fils ! Tu sais, si ta mère elle avait pas insisté, jamais, j’aurais quitté la casbah. Et ce matin, on était tous les deux au stade…
--Oui, mais je voulais que Pauline et Benjamin y soient là pour vous parler !
Rachel, comme toujours quand les discussions n’en finissaient pas, se contentait d’écouter et la sagesse faisait le reste.
--C’est bien gentil tout ça mon fils mais tu disais que tu avais besoin de nous !
--Mais je disais ça parce que je voulais que vous viviez dans une belle villa. Que vous profitiez de la vie. Enfin. Et total, je me suis planté de A à Z.
--Alors, tch’as pas besoin de ta mère ? Et dis-moi, qui c’est qui te fera à manger ? Tu veux que je meure de mauvais sang ?
Rachel provoquait le sourire lorsqu’elle oubliait que ses enfants avaient grandi. À n’en pas douter, elle resterait une mère juive jusqu’à son souffle dernier.
--Alors, Pauline et moi, on a décidé que vous allez retourner chez vous, rue Randon !
--Bou, ma fille, on va vivre les uns sur les autres avec toi et Benjamin !
--Mais non manman, nous, on va aller vivre rue de la Lyre. Benjamin, il a loué un petit appartement dans la maison de tata Éva.
--Et pourquoi, ma fille ? Ça va vous occasionner des frais, les enfants ?
Benjamin intervint pour couper court à toute résistance
--De toute façon, Pauline voulait avoir son « chez elle ».
--Tu sais ma fille, les chiens ne font pas des chats ! lâcha Jonas dans un sourire évoquant un souvenir lointain.
--Pourquoi ?
--Parce que ta mère, dès qu’on s’est mariés elle a voulu avoir, elle aussi, son "chez elle ".
En homme méthodique, Robert dressa son plan de bataille.
--Pauline et Benjamin emménageront à la fin du mois et vous, vous rentrerez chez vous quand vous voudrez.
Rachel se pencha vers Jonas et tendrement lui murmura la question dont elle connaissait évidemment la réponse.
--Tu es content mon époux ?
--Tu demandes à un aveugle si y veut voir ?
Benjamin reprit la parole :
--Quant à l’atelier de la rue Marengo, vous pourrez y retravailler car moi, je reprends celui de mon oncle rue de la lyre.
--Il en est pas question !
--Mais papa, Benjamin préfère le local de la rue de la Lyre parce que…
Benjamin coupa la parole de Pauline pour expliquer les raisons de son choix.
--Je vais devenir menuisier. Je vais fabriquer des meubles sur place. Des lits d’enfants, des garde-robes, des chaises, des tables, des coiffeuses, etc. Et comme c’est plus près de notre appartement…
--Ah, bon ! Tu veux fabriquer ? Tu as de l’ambition, c’est très bien ! Bessarah, mon fils ! Mais n’oublie pas, l’atelier, si tu le veux, je te le vends. Je te l’ai réservé. Je le ferais tourner jusqu’à ma retraite ! Et après, le bon dieu, il est grand !
--Tapez cinq !

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