vendredi 16 octobre 2015

UN AUTRE EXTRAIT DE "LE COIFFEUR DE BAB EL OUED" DE ZAKINE HUBERT

 
Edith laissa en suspend son propos en me disant un au-revoir doux comme un sucre d’orge mais les choses essentielles étaient dites et, surtout, sa dernière phrase était pleine de promesses.
Amman, l’appartement, il est dans le noir.
--Oh, vous veillez un mort ou quoi ? Puis m’adressant à Robert qui écoute sur son Teppaz "on ne sait jamais" de Charles Aznavour « Allume ! C’est ramah !»
Ma mère, elle est allongée ! Bouh, ça lui ressemble pas ! Je m’affole !
--Manman, qu’est-ce que tu as ?
--Ne t’inquiète pas, mon fils ! J’ai mes vertiges de Méniere qui reprennent !
--Tu as appelé Derrida ?
--Eh, j’ai pas le téléphone.
Purée, mes frères, presque je les tue.
--Oh vous vous réveillez tous les deux. Restez avec manman, je vais téléphoner chez Capo. Total, je monte chez Rosa. Même pas je pense à l’embrasser.
--Bonsoir Docteur, c’est le Richard, le fils de Lydia. Elle a des vertiges. Vous venez ?
Le docteur c’est un ami d’enfance de ma mère et de mes oncles. Alors, obligé, y vient. Et il dit comme à chaque fois que les vertiges, ça ne se soigne pas ! On est bien avancés !
--C’est que Louis, comment je leur donne à manger ? Ma mère, elle s’inquiète pour ses garçons.
--Tes fils, ils ont grandi, Lydia ! C’est des hommes ! Ils se feront à manger le temps que tu te reposes ! Tu restes au lit, une semaine s’il le faut ! Et attention, Richard si elle se lève, tu l’attaches. Donne-lui ces comprimés pour la détendre.
Voilà, le docteur il est parti.
--Man tu veux manger un chouïa ?
--Non, mon fils ! Comment vous allez faire ? Demain, tu diras à tata Félice de venir.
Ma mère, on dirait un général qui met ses troupes en ordres de bataille.
--Man, laisse-moi faire ! Et vous deux, mettez la table ! Raïeb, mes frères, ils sont secoués. Jamais, ils avaient vu leur mère rester au lit. J’aide ma douce à se déshabiller avec des gestes mesurés pour que les vertiges y la laissent tranquille. Je lui tartine deux tranches de pain avec du Gervais et je lui propose une petite assiette de langue d’oiseaux grillées au beurre. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai entendu que faire griller les pâtes, ça retirait l’amidon.
--Allez va manger avec tes frères ! Va, mon fils !
Mes frères, ces morfals, y z’ont liquidé les olives en m’attendant.
--Demain, vous vous relayez pour faire les lits et les commissions en attendant Tata. Je veux pas que manman se lève.
Un mauvais moment à passer qui les responsabilise. Un autre que moi dirait que ça leur fait les pieds mais la fratrie, pour nous, c’est sacré. A douze, cinq et trois ans, orphelins de père, pas la peine d’en rajouter. Mes tantes m’appelaient petit homme mais eux, petits orphelins et j’en suis certain, cette appellation les a marqué au fer rouge.
--Man, je me couche mais n’hésite pas à m’appeler ! Et surtout, tu restes couchée.
--Mais oui, mon fils ! Va dormir !
Je me souviens de ma mère penchée sur le sommeil de ses trois amours. Juste retour des choses.
Mes frères dorment. Un rayon de lumière me réveille. Bouh, ma mère. Pourvu…..
--Man, qu’est-ce tu fais debout ? Presque je l’engueule.
--Ça va mon fils ! Je me suis fait une petite toilette, mon café et je vais me reposer.
--Yaré, manman !
--Tu connais ta mère, mon fils ? Je peux pas rester sans rien faire ! Quand je serais morte……
Je lui coupe sèchement la parole car j’aime pas qu’elle évoque la mort.
--Laïstana, que dieu nous en préserve ! Bon, je vais te faire ton lit mais ne bouge pas.
Elle se pâme.
--Celle qui t’épousera, elle connait pas sa chance ! 5 mon fils, 5 !
 
******
Ce matin, mon oncle y vient se faire couper les cheveux. Tonton Léon, il habite avenue Malakoff juste en face le stade Cerdan. Je prétends, comme tous ses clients le disent, qu’il le meilleur tailleur de la planète. Même au général Salan, il lui a fait deux costumes, alors ! Bon, chez nous, on exagère un p’tit chouïa mais c’est pour dire !
Toujours le centimètre autour du cou, la tête d’épingles accroché au poignet, le gros fer et la patte mouille prêts à repasser ou écraser, il est un virtuose de l’aiguille qui travaille à une vitesse folle.
C’est aussi un passionné de l’ASSE. Et celui qui est assis à côté de lui, au stade, y doit faire attention à ses jambes parce que ça le démange quand un attaquant de Saint- Eugène il approche du but adverse. Il vit le match comme s’il était l’avant-centre ! Alors, ce matin, le premier travail, c’est de remplacer les photos du match GSA-OHD que j’ai collées sur les glaces du salon par celles de ASSE- FCB. Sûr que ça va lui faire plaisir.
--Allez, les fainéants, finie la grasse matinée. Manman, elle est mieux mais faites gaffe à elle. Moi, je descends.
J’embrasse ma mère et lui fais les dernières recommandations.
--Tu laisses Robert et Roland. Je leur ai passé les consignes.
--Les pauvres…… !
Tonton, il arrive ! Toujours tiré à quatre épingles, la classe, quoi ! Le salon y sent bon. En son honneur, j’ai aspergé l’air ambiant d’eau de Cologne. Toujours de bonne humeur, il s’inquiète de la marche du salon. Je le rassure. Il sait ce que c’est de se lancer dans une aventure commerciale. Il avait dix-huit ans lorsqu’il a suivi son frère ainé dans l’entreprise de la rue Guillaumet. Deux tailleurs dans la famille, puis maitres-tailleurs avant d’émigrer rue Valentin dans les beaux quartiers.
Ça y est, il regarde les photos de football. Ça lui rappelle sa jeunesse avec Stepanoff, Aboulker, Schneider, De Villeneuve et tous les champions d’Afrique du nord en 1950. Une belle époque qu’il me raconte en long, en large et en travers, qu’il m’avait déjà racontée de nombreuses fois, d’ailleurs, mais son talent de conteur plaît tant à Yvon qu’il se sent obligé de donner mille détails. Je lui coupe les cheveux en m’appliquant un maximum pour que son épouse -ma tante- elle trouve pas que c’est trop long, trop court, pas assez dégagé sur les côtés, enfin surtout pour qu’elle trouve pas matière à critiquer l’artiste.
Je lui passe la balayette sur le cou pour retirer les derniers cheveux, j’envoie un nuage d’eau de Cologne autour de lui en pressant la poire et je fais un clin d’œil à Yvon qui lui tend son veston.
--Je vais passer voir manman avant de monter en ville. Et il ose vouloir me payer.
--Tonton, tu rigoles, j’espère!
Il comprend qu’y aura pas moyen de moyenner,
Alors, bon prince, il arrose Yvon de pourboire. Je le raccompagne dehors, je l’embrasse et je le regarde s’éloigner avec cette élégance naturelle qu’il dégage. La classe personnifiée comme elles disent ses sœurs. Il disparait de ma vue en descendant les escaliers de la rue Koechlin. Je suis rassuré, tata Félice est avec ma mère, je peux me consacrer à mon passe-temps favori : m’assoir devant la Grande Brasserie et regarder mon quartier aller et venir. Le matin, les écoliers animent les rues de leur tohu-bohu. On dirait une nuée de moineaux qui se dirigent dans toutes les directions au carrefour des écoles Rochambeau, Condorcet, Lazerges et Guillemin.





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