vendredi 16 octobre 2015

extrait de "ET LA VIE CONTINUE........... " de Hubert Zakine.

 
Marie s’attela à terminer les corrections du «matelassier de la casbah d’Alger» pour, à ses moments perdus, consulter les autres ouvrages de Richard Sebaoun. Elle avait pris soin de les emporter chez elle afin de les lire à tête reposée sans empiéter sur son temps de travail.
Les cinq titres dévoilèrent leurs attraits pour l’inciter à débuter l’œuvre la plus séduisante : 12 rue Randon; Pointe Pescade ; Alger, romance inachevée ; Histoire d’une mort annoncée : Ma mère pour l’éternité.
Elle choisit 12 rue Randon car elle se souvenait des histoires de cette casbah judéo-arabe que lui racontait son père. Elle plongea avec délice dans ce monde étrange et mystérieux de la religion juive, d’une bar-mitsvah au temple israélite de la rue Randon, de la complicité d’un peuple laborieux qui tentait par tous les moyens de hisser ses enfants vers la lumière de l’école de Jules Ferry, des cafés à la musique entêtante et des bains maures fréquentés assidument par la communauté juive, de tout un monde en voie de disparition qui semblait, néanmoins, retenu par le fil invisible du passé.
En lisant 12 Rue Randon, elle avait l’impression de redonner vie à son père en lui faisant emprunter cette basse casbah qu’il n’avait jamais oubliée.
Elle se souvenait combien l’émotion étranglait sa voix lorsqu’il parlait de «son» pays d’outre-méditerranée.
Comme un enfant du pays, il s’était senti concerné par les événements d’Algérie. Il avait milité au sein d’une association interdite par le gouvernement et cela avait renforcé son action d’œuvrer pour la sauvegarde de l’Algérie française.
Elle l’avait même vu fondre en larmes lorsque le putsch des généraux avait échoué. Lui, le français de pure souche, au cœur froid comme son Auvergne natale, s’était réchauffé au soleil d’Algérie avant de se prendre d’affection pour ce peuple qui lui avait appris la complicité du rire, la solidarité des larmes et l’amitié de tous les instants. Au contact des algérois qui le considérèrent très vite comme un des leurs, il s’était senti comme un poisson dans l’eau. Il avait appris l’anisette au comptoir des cafés, la khémia indispensable à tout apéritif, la porte ouverte au grand courant d’air de l’amitié, le chauvinisme des rencontres sportives, les élégances du dimanche matin, les engueulades de bonne santé autour de la belote quotidienne. Oui, il avait appris tout cela et, cerise sur le gâteau, le rire tonitruant qui ponctuait toute conversation comme un don du ciel méditerranéen.
Dès qu’il arrivait quelque part, ses amis le charriaient en entonnant, Toi, l’Auvergnat qui devint l’air à la mode avant son départ de l’Algérie qu’il vécut comme un exil. Marie avait suivi son combat tout au fond de son regard délavé. Sur son visage attentif, elle lut bien souvent, la désespérance des impuissants qui cachent leur tourment dans un sourire de façade. Au cours de ces années obscures, son entourage auvergnat ne le considéra jamais comme un rapatrié et il en ressentit une amertume qui ne disparut jamais. De cela, Marie en était intimement persuadée: son père ne s’était jamais remis de son départ d’Algérie qu’il avait vécu comme un désespoir qui n’osa pas dire son nom. Les grandes douleurs sont muettes, dit-on. Il avait vécu cette souffrance en ermite, solitaire parmi la multitude. Il s’était dressé entre lui et les hommes de son village un mur d’incompréhension qui se renforça au fil des années. Ce manque de reconnaissance d’une douleur partagée avec ses frères d’Algérie fut une longue plainte qu’il s’époumona à lancer à la ronde sans aucun résultat.
En parcourant les pages, elle découvrait l’amour que pouvait inspirer Alger à ses enfants. L’écrivain racontait sa nostalgie tel un rempart contre l’oubli qui le guettait comme un vautour charognard. Ses mots évoquaient un monde disparu si douloureusement regretté par tout un peuple. Langage anodin dont elle ne pouvait se dédouaner aisément. Elle croyait entendre la voix rocailleuse de son père au détour de chaque phrase. Mêmes expressions pour un même langage, même nostalgie assortie d’une colère rentrée qu’elle devina dès les premières pages. Revenaient sans cesse une trilogie de mots : enfance, amitié, abandon que Marie ne comprenait que trop bien pour avoir écouté la mélancolie paternelle tout au long de sa jeunesse.
Richard Sebaoun avait été un garçon heureux parmi les hommes. Au milieu des gens de sa race. Avant l’indépendance de sa terre natale. En exil, il avait erré loin de ses amitiés d’enfance. A la recherche d’un regard, à l’espérance du hasard. Et puis, le temps tamisa son chagrin.
A Paris, il rebondit, retrouva l’amitié de quelques-uns et vécut une vie de célibataire endurci cadencée par les rencontres d’un soir et son travail de reporter-photographe. Mais, orphelin de soleil et d’azur, il sombra dans une douce mélancolie. Le ciel de pluie et l’horizon plombé ne firent pas bon ménage avec ses souvenirs ensoleillés. A l’approche de la quarantaine il prit un billet pour la lumière aveuglante du midi. Ce n’était pas la méditerranée de sa jeunesse mais il sut s’en contenter.
Loin de la vie trépidante de Paris, Richard ouvrit un studio photo. En parallèle, il prit le temps de coucher sur papier nostalgie son Algérie natale.
Cinq ouvrages lui ouvrirent les portes d’une maison d’édition provençale. Les années défilèrent si vite qu’il atteignit la cinquantaine sans même s’en rendre compte. Jusqu’au jour maudit qui lui coupa les ailes.
Hier, Richard était le roi du monde. A présent, il n’est plus que le vassal de son corps désarticulé. Même entouré, il côtoie la solitude. Un accident de la vie l’a jeté à terre. Huit mois à se relever. Pour se mouvoir en claudicant appuyé sur une canne tripode ou s’asseoir dans un fauteuil handicapé.
Sa vie ne ressemble plus à rien. Tributaire des autres pour seule alternative. Il lui fallut admettre la cruelle vérité : la guérison restera à jamais illusoire. Entretenir son corps afin qu’il ne se dégrade pas demeure la seule recommandation des médecins.
Ses amis d’enfance ont choisi d’autres cieux. Miami et Israël, terres d’asile pour un Exodus à l’envers. Les copains ont déserté le rivage. Son amie s’en est allée vers un autre soleil.
Ce fut la grande dérobade. Pestiféré pour l’éternité. Seule l’amitié de l’enfance mérite reconnaissance comme unique certitude.
Plus question de conserver son métier de photographe. Comment tenir un appareil avec la seule main gauche ? Plus conduire, plus de bains de mer, de balades en voiture, de sorties sans être tributaire des autres. Des gestes aussi simples que trancher le pain, couper une viande, manger du poisson demandent l’aide d’une bonne âme. Dorénavant, il est seul. Démuni. A quoi bon continuer. Ne reste que l’abandon, la démission, le suicide ou le défi de continuer malgré tout. Mais la solitude, la cruelle solitude……..
Demeure Robert, l’ami des rues de son enfance qui remonte le moral défaillant au téléphone. Habitant à Marseille, il sait réconforter son ami de la première heure qui usa ses culottes courtes sur les mêmes bancs de l’école. A Alger. Puis Paris avant l’azur méditerranéen.
Ne pas devenir un poids, garder l’estime de soi, refuser d’être l’empêcheur de tourner en rond. Alors, rester chez soi. Refuser la multitude. Se dérober. Se chercher des excuses pour ne pas gêner. Se replier sur ses souvenirs. Ecrire pour garder la tête froide. Pour passer le temps et ne pas penser à soi. Parler des autres, de ses amis d’enfance, plonger dans l’eau bleue de sa jeunesse, oublier le présent pour revivre le passé. L’écriture pour seule consolation. Pour seule alternative.
Les Editions Sévigné promettent de poursuivre leur collaboration Alors, vogue la galère………

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