vendredi 5 juin 2015

extrait de LE SOUFFLE DU SIROCCO de Hubert Zakine

 
--Bon, tu vas me dire pourquoi tu nous a tous fait venir d'Amérique et d'Israël ? J’ai remarqué que par moment, et seulement par moments, tu regardes dans le vague ! Je suis un babao mais je te connais. Tch’as des soucis ou je m’appelle plus Jacky !
Paulo regarda son ami longuement, très longuement puis d’un ton très doux se confia à Jacky avant de parler aux autres occupés à jouer au football.
--Tu me connais bien ! Tu as raison, j’ai des soucis ou plutôt j’ai un souci !
Il se rappelait l’amitié de la prime enfance qu’il avait partagé avec Jacky, son voisin de palier avec lequel il avait échangé plus d’un goûter. Un morceau de chocolat Meunier contre des galettes à l’anis confectionnées avec amour par sa mère soucieuse de la santé des petits de la maison. Les après-midi passés au jardin en compagnie de la maman de Jacky avant que l’école maternelle de la rue Franklin n’accapare les chères têtes brunes de la rue de La Bretonnière.
--Je vais mourir, Jacky !
La voix de Paulo d’ordinaire si frêle, si fluette et si douce, glaça l’atmosphère et plomba l’ambiance.
Plus de sourire, plus de rire, plus d’enfance, plus d’amitié et plus de souvenirs, Jacky cherchait sa respiration. Il voulait parler mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Sa voix était suspendue à un fil qu’il ne voulait surtout pas détendre de peur de le briser. Le silence était son meilleur allié. Ne rien dire, ne rien entendre, faire la sourde oreille à toutes les voix qui lui répétaient sans cesse les trois mots fatidiques.
Je vais mourir !
Et les amis qui se régalaient de football, de rire et de fureur, qui ne se doutaient de rien, qui ignoraient l’ignominie, la solitude glacée dans laquelle se débattait leur ami, leur camarade, leur frère.
Je vais mourir !
Trois mots qui n’avaient pas leur place dans ce concerto d’amitié que chacun dans son genre interprétait dignement, en virtuose.
Je vais mourir !
Ces trois mots n’entraient pas dans leur amitié à cinq voix, intrus dans leur cavalcade harmonieuse qui durait depuis la plus tendre enfance, au jardin des culottes courtes et des genoux écorchés, des jeux de billes et de noyaux d’abricot, au temps des carrioles et du jeu des tchapp’s, des toupies et des bouchons de limonade, au temps où tout était bon pour remplacer les jeux dont le nerf de la guerre était l’argent.
Je vais mourir !
Jacky aurait aimé se réveiller, n’être jamais venu dans cette France de malheur, dans ce Nice inconnu où les pieds noirs n’avaient que faire, rester les pieds plantés au cœur de Bab El Oued qui jouissait d’une amitié pareille à aucune autre, d’un peuple jouisseur qui aurait pu donner des leçons de bonheur au monde entier.
Il savait que son esprit partait dans tous les sens mais il ne voulait ni ne pouvait le canaliser car la monstruosité cernait à présent son horizon. Comment penser à l’impensable, comment tolérer l’intolérable alors que la vie commençait à peine, alors que vivre était l’unique aboutissement, la suprême tentation d’un jeune homme au bord de l’existence.
Je vais mourir !
Penser, cela voulait dire comprendre l’incompréhensible, analyser froidement ces trois mots chargés de sens et si lourds à porter, un fardeau trop accablant pour un seul individu, tout à la fois frère de lait, camarade ami d’enfance et confident.
Penser, Jacky y renonçait tant il en était incapable. Il savait que penser signifiait se retrouver face à la cruelle vérité. Le mensonge, la sourde oreille, c’était sa bouée de sauvetage. Vite que ses amis le soutiennent dans cette descente aux enfers qui deviendra leur propre descente aux enfers lorsque l’ignominieuse vérité fera chanceler l’amitié.
Pourquoi Paulo avait-il eu cette idée folle de parler de sa maladie à lui et à lui seul ? Pourquoi n’avait-il pas partagé cette horrible nouvelle entre tous ses amis. Triste privilège pour un garçon qui aurait donné sa vie pour ne pas entendre cette condamnation à mort d’un innocent parmi la multitude. Pourquoi la balance avait-elle penché vers l’innommable ? Pourquoi la fatalité orientale ne venait-elle pas à son secours et surtout au secours de Paulo, lui qui est si important aux yeux de ses amis, si important pour que l’amitié reste belle ? Pourquoi la vie se pare de tant de cruauté pour commettre ses méfaits ? N’avait-elle pas assez soufflé sur les braises de l’incendie qui ravagea le pays des jeunes années, n’avait-elle pas vu couler assez de larmes aux yeux des mères pour oublier ses enfants de l’autre côté de la Méditerranée qui pourtant ont rebâti sans jamais se plaindre ? Pourquoi Paulo et pourquoi viser l’amitié de cinq garçons qui s’aimaient sans fausse pudeur, à la vie, à l’amour, à la …….
Ce mot, banni de la langue pataouète, tant de fois évoqué dans la bouche des amitiés égarées dans le grand cirque des exilés du monde entier, désespérantes réminiscences d’un temps jadis, ce mot que Jacky reçut en plein figure de la bouche de Paulo, cet autre lui-même, ce frère choisi par l’affection, ce mot qui coupe le souffle, qui fait mal au ventre et au cœur, laissait Jacky K.O. L’amitié virile des gens de son pays l’avait marqué au fer rouge et entrainé dans le grand tourbillon qui maquille les peines en plaisanteries. Rire pour ne pas pleurer telle était la façon d’appréhender la vie dans cette commedia dell’arte algéroise qui avait façonné les hommes à son image, une image où les vrais sentiments ne se déclinaient qu’imprégnés de faux semblant ou de facéties.
--Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires ou quoi ?
--J’aimerai bien délirer et me réveiller au beau milieu de mon lit ! Mais, malheureusement, c’est pas des conneries, Je vais mourir! J’ai un cancer !
Comme pour mieux faire comprendre à son ami, Paulo appuya ces trois mots qui lui déchiraient l’âme et le cœur. Jacky n’avait pas changé. Il voulait lire cette condamnation de ses propres yeux. Les termes médicaux ressemblaient à du chinois. Il n’y comprenait rien mais il était ainsi, Jacky. Comme à Alger, lors du treize mai 1958 de triste mémoire quand il fit taire la foule pour expliquer à un reporter photographe britannique l’interdiction de filmer, il se retrouva désarmé au moment de prouver qu’il possédait la langue de Shakespeare sur le bout des doigts et se contenta d’un piteux : « c’est DE-FEN-DU », qui déclencha l’hilarité générale. Aujourd’hui, point d’hilarité générale ! De la consternation ! Rien que de la consternation !
Alors, c’était pour partager cette monstruosité avec ses amis qu’il les avait fait venir. Pour se décharger de ce poids immense, pour se soulager sur ses frères d’amitié de ce fardeau trop lourd pour une seule personne. Il avait bien fait ! Ses amis étaient là, auprès de lui. Bien contents d’être là, à ses côtés. On dit souvent que les amis, c’est fait pour amortir les coups durs. Et pour un coup dur, c’était un coup dur. Paulo, le pauvre Paulo, seul dans son désarroi, il appelait au secours ses amis qui avaient tout imaginé mais pas ça ! Pas ce coup de poignard qui éventre et paralyse, qui enlève toute envie de rire de tout et de rien comme ils en avaient l’intention, comme toujours, comme avant quand ils partageaient le pain, le couteau et la poire, quand la vie s’écrivait en lettres d’or sur le tableau noir de leur chère école Rochambeau, toute en devenir, bien droite et bienheureuse avant que le vent mauvais de l’indépendance ne s’en mêlât. Quelques années plus loin, le désastre !

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