En
ce 1er
janvier 1941,
la pluie s'invita à la fameuse coutume du brin de gui offert aux
tantes et bien que personne ne reçut son rameau, les enfants
chantèrent "bonne année, bonne santé, mets la main dans le
porte-monnaie". La raison de cette entorse à la tradition fût
le manque de gui dans les rues d'Alger. Mais seule l'intention
comptait et le gui fut remplacé par une fleur, une douceur ou un
baiser. Les adultes jouèrent le jeu et les pièces récoltées
permirent aux "chitanes" de se payer une place de cinéma.
Des
nouvelles du front
parvenaient à petites doses, encourageant l'espoir entretenu au sein
de l'optimisme ambiant. C'est ainsi que le bruit courut que les
soldats juifs seraient démobilisés car ne faisant plus partie de la
nation. Après une semaine de jubilation, c'est par la voix du grand
rabbin d'Algérie Maurice Eisenbeth que l'information fut démentie.
En effet, Le 10 novembre 1940, le chef d'état-major de l'armée de
terre, le général Picquendar, avait confirmé l'information selon
laquelle les militaires israélites appelés appartenant aux classes
1938 et 1939, touchés par la loi du 3 octobre 1940 portant statut
des juifs, étaient maintenus sous les drapeaux.
--On
nous considère plus comme des français et, pourtant, nos hommes y
sont toujours bons pour défendre la nation et accessoirement se
faire tuer, c'est à n'y rien comprendre
pestait la mère de Richard.
Contre
mauvaise fortune, les soldats israélites firent bon cœur, serrant
les rangs en attendant des jours meilleurs. Tout n'était pourtant
pas rose pour autant car les juifs, redevenus indigènes depuis
l'abrogation du décret Crémieux, restaient sous les ordres du
pouvoir de Vichy donc du pouvoir antisémite de la France.
Alger
reprit l'école de mauvaise humeur car à l'habituelle pression
scolaire s'ajoutait celle de la guerre et des lendemains incertains.
La classe de papa Ayache enregistra l'inscription de deux nouveaux
élèves israélites envoyés par Robert Brunschwick professeur de
l'université d'Alger qui échafaudait le projet de multiplier
l'initiative de la rue Rochambeau. Pour cela, il fut encouragé par
le grand rabbin Maurice Eisenbeth pour organiser l'enseignement des
enfants juifs d'Algérie.
*****
Richard,
Pierrot et Norbert accueillirent les deux nouveaux élèves avec
sympathie d'autant plus qu'ils jouaient tous deux au R.U.A et
renforceraient l'équipe de l'Esplanade en vue des rencontres
inter-quartiers.
La
mère de Richard Atlan, comme beaucoup de mères algéroises, se
faisait un devoir d'inviter à sa table du dimanche les femmes de la
famille, célibataires pour raison d'état. Ainsi se perpétuaient
les réunions dominicales malgré le rationnement qui l'obligeait à
réaliser des prouesses. Resserrant le cercle de famille où le fou
rire s'invitait souvent, elle avait l'impression que l'absence
paraissait plus supportable et les difficultés moins apparentes.
Secondée
par son ainé qui s'approvisionnait en poisson dans les tendres
remous de sa méditerranée algéroise, à la boulangerie de Di
Méglio pour quelques miches de pain noir et de quelques denrées
alimentaires que lui procurait madame Chastaing, épicière au grand
cœur s'il en était, elle tentait de préserver l'unité de la
famille. En conservant sa façon de vivre, maman Atlan aimait
s'imaginer que rien n'avait changé et s'attendait, chaque soir, à
entendre le sifflet caractéristique de son mari dans le hall de son
immeuble.
Papa
Ayache recevait pas mal de visites lors de ses cours du matin mais
cela n'éveillait nulle curiosité de ses élèves trop occupés à
"délirer". Les visiteurs semblaient des anciens
professeurs et instituteurs qui murmuraient plutôt qu'ils ne
bavardaient. Les enfants s'amusaient de ces chuchotements exagérés
que chacun s'évertua à mettre sur le compte d'une trop grande
discrétion afin de ne pas déranger les élèves pendant les heures
de classe. Parfois, le maitre et ses visiteurs s'isolaient dans la
pièce attenante qui servait de bureau à Monsieur Ayache tout en
surveillant les agissements des enfants qui profitaient de ces
moments de répit pour "faire les zouaves". Si Pierrot ne
semblait guère attacher d'importance à ce manège de grandes
personnes, Norbert et Richard y voyait une version algéroise des
films américains d'espionnage qu'adoraient les deux garçons. Toutes
les supputations furent passées en revue mais les visites inopinées,
les conciliabules, les chuchotements laissaient place à toutes les
hypothèses pour des esprits soupçonneux jusqu'à l'imprudence.
Avait
succédé au jeu de la prime enfance des indiens, des longs couteaux,
des cow-boys, des corsaires et autres pirates, le jeu plus subtil de
l'espionnage auprès des garçons dont l'imagination fertile
trouvait dans cette période de guerre un terrain propice à leur
désir d'aventures. Ils se projetaient facilement dans cet univers
qui leur parlait de leur petite enfance si proche dont les évènements
tragiques les en avaient expulsés en Septembre 1939. Leur
adolescence avait été sacrifiée sur l'autel d'une émancipation
obligatoire imposée par les évènements. Adieu petite enfance, au
revoir adolescence à peine entrevue et salut au monde assassin des
adultes. Et à présent que la guerre les avait fait entrer dans la
cour des grandes personnes, la France de Vichy leur enlevait de facto
leur identité française. Ne leur restait que la religion juive à
laquelle s'accrocher car le statut de l'indigénat leur laissait un
gout amer dans la bouche.
Se
profilait à l'horizon la Bar Misvah de Richard et s'il s'en faisait
une fête, maman Atlan confiait à son entourage qu'elle refusait de
fêter son fils sans la présence de son mari. Le fatalisme
judéo-arabe de sa jeunesse lui dictait la marche à suivre : qui
vivra verra et si l'Eternel le désirait, cesseraient les canons et
les bombes, s'arrêterait cette guerre qui éloignait les hommes de
leurs familles avant le mois de Juin. Alors, Richard chanterait les
louanges du dieu d'Abraham en montant à la théba de la rue de
Dijon auprès de son père et de sa communauté. "L'espoir fait
vivre" répétait madame Atlan qui à l'instar des femmes
d'Algérie se débattait dans les affres d'une solitude à laquelle
elle n'était pas préparée. Comment une maisonnée pouvait-elle
d'ailleurs vivre sans chef de famille? Elle subvenait aux besoins
alimentaires assistée par la débrouillardise de Richard mais
parfois le découragement l'emportait lorsqu'elle apprenait le
veuvage soudain d'une voisine dont le mari avait perdu la vie dans
cette sale guerre. Mais, disait-elle qui peut parler de guerre
propre! Toutes les guerres sont sales et comme toutes les femmes,
elle repoussait de toutes ses forces l'idée du jour sans dieu où la
folie meurtrière des hommes s'arrêterait devant sa porte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire