lundi 16 juin 2014

"OPERATION PLUME SERGENT MAJOR" DE HUBERT ZAKINE -0603288470-

En ce 1er janvier 1941, la pluie s'invita à la fameuse coutume du brin de gui offert aux tantes et bien que personne ne reçut son rameau, les enfants chantèrent "bonne année, bonne santé, mets la main dans le porte-monnaie". La raison de cette entorse à la tradition fût le manque de gui dans les rues d'Alger. Mais seule l'intention comptait et le gui fut remplacé par une fleur, une douceur ou un baiser. Les adultes jouèrent le jeu et les pièces récoltées permirent aux "chitanes" de se payer une place de cinéma.
Des nouvelles du front parvenaient à petites doses, encourageant l'espoir entretenu au sein de l'optimisme ambiant. C'est ainsi que le bruit courut que les soldats juifs seraient démobilisés car ne faisant plus partie de la nation. Après une semaine de jubilation, c'est par la voix du grand rabbin d'Algérie Maurice Eisenbeth que l'information fut démentie. En effet, Le 10 novembre 1940, le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Picquendar, avait confirmé l'information selon laquelle les militaires israélites appelés appartenant aux classes 1938 et 1939, touchés par la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs, étaient maintenus sous les drapeaux.
--On nous considère plus comme des français et, pourtant, nos hommes y sont toujours bons pour défendre la nation et accessoirement se faire tuer, c'est à n'y rien comprendre pestait la mère de Richard.
Contre mauvaise fortune, les soldats israélites firent bon cœur, serrant les rangs en attendant des jours meilleurs. Tout n'était pourtant pas rose pour autant car les juifs, redevenus indigènes depuis l'abrogation du décret Crémieux, restaient sous les ordres du pouvoir de Vichy donc du pouvoir antisémite de la France.
Alger reprit l'école de mauvaise humeur car à l'habituelle pression scolaire s'ajoutait celle de la guerre et des lendemains incertains. La classe de papa Ayache enregistra l'inscription de deux nouveaux élèves israélites envoyés par Robert Brunschwick professeur de l'université d'Alger qui échafaudait le projet de multiplier l'initiative de la rue Rochambeau. Pour cela, il fut encouragé par le grand rabbin Maurice Eisenbeth pour organiser l'enseignement des enfants juifs d'Algérie.

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Richard, Pierrot et Norbert accueillirent les deux nouveaux élèves avec sympathie d'autant plus qu'ils jouaient tous deux au R.U.A et renforceraient l'équipe de l'Esplanade en vue des rencontres inter-quartiers.
La mère de Richard Atlan, comme beaucoup de mères algéroises, se faisait un devoir d'inviter à sa table du dimanche les femmes de la famille, célibataires pour raison d'état. Ainsi se perpétuaient les réunions dominicales malgré le rationnement qui l'obligeait à réaliser des prouesses. Resserrant le cercle de famille où le fou rire s'invitait souvent, elle avait l'impression que l'absence paraissait plus supportable et les difficultés moins apparentes.
Secondée par son ainé qui s'approvisionnait en poisson dans les tendres remous de sa méditerranée algéroise, à la boulangerie de Di Méglio pour quelques miches de pain noir et de quelques denrées alimentaires que lui procurait madame Chastaing, épicière au grand cœur s'il en était, elle tentait de préserver l'unité de la famille. En conservant sa façon de vivre, maman Atlan aimait s'imaginer que rien n'avait changé et s'attendait, chaque soir, à entendre le sifflet caractéristique de son mari dans le hall de son immeuble.
Papa Ayache recevait pas mal de visites lors de ses cours du matin mais cela n'éveillait nulle curiosité de ses élèves trop occupés à "délirer". Les visiteurs semblaient des anciens professeurs et instituteurs qui murmuraient plutôt qu'ils ne bavardaient. Les enfants s'amusaient de ces chuchotements exagérés que chacun s'évertua à mettre sur le compte d'une trop grande discrétion afin de ne pas déranger les élèves pendant les heures de classe. Parfois, le maitre et ses visiteurs s'isolaient dans la pièce attenante qui servait de bureau à Monsieur Ayache tout en surveillant les agissements des enfants qui profitaient de ces moments de répit pour "faire les zouaves". Si Pierrot ne semblait guère attacher d'importance à ce manège de grandes personnes, Norbert et Richard y voyait une version algéroise des films américains d'espionnage qu'adoraient les deux garçons. Toutes les supputations furent passées en revue mais les visites inopinées, les conciliabules, les chuchotements laissaient place à toutes les hypothèses pour des esprits soupçonneux jusqu'à l'imprudence.
Avait succédé au jeu de la prime enfance des indiens, des longs couteaux, des cow-boys, des corsaires et autres pirates, le jeu plus subtil de l'espionnage auprès des garçons dont l'imagination fertile trouvait dans cette période de guerre un terrain propice à leur désir d'aventures. Ils se projetaient facilement dans cet univers qui leur parlait de leur petite enfance si proche dont les évènements tragiques les en avaient expulsés en Septembre 1939. Leur adolescence avait été sacrifiée sur l'autel d'une émancipation obligatoire imposée par les évènements. Adieu petite enfance, au revoir adolescence à peine entrevue et salut au monde assassin des adultes. Et à présent que la guerre les avait fait entrer dans la cour des grandes personnes, la France de Vichy leur enlevait de facto leur identité française. Ne leur restait que la religion juive à laquelle s'accrocher car le statut de l'indigénat leur laissait un gout amer dans la bouche.
Se profilait à l'horizon la Bar Misvah de Richard et s'il s'en faisait une fête, maman Atlan confiait à son entourage qu'elle refusait de fêter son fils sans la présence de son mari. Le fatalisme judéo-arabe de sa jeunesse lui dictait la marche à suivre : qui vivra verra et si l'Eternel le désirait, cesseraient les canons et les bombes, s'arrêterait cette guerre qui éloignait les hommes de leurs familles avant le mois de Juin. Alors, Richard chanterait les louanges du dieu d'Abraham en montant à la théba de la rue de Dijon auprès de son père et de sa communauté. "L'espoir fait vivre" répétait madame Atlan qui à l'instar des femmes d'Algérie se débattait dans les affres d'une solitude à laquelle elle n'était pas préparée. Comment une maisonnée pouvait-elle d'ailleurs vivre sans chef de famille? Elle subvenait aux besoins alimentaires assistée par la débrouillardise de Richard mais parfois le découragement l'emportait lorsqu'elle apprenait le veuvage soudain d'une voisine dont le mari avait perdu la vie dans cette sale guerre. Mais, disait-elle qui peut parler de guerre propre! Toutes les guerres sont sales et comme toutes les femmes, elle repoussait de toutes ses forces l'idée du jour sans dieu où la folie meurtrière des hommes s'arrêterait devant sa porte.

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