mardi 1 avril 2014

"TROIS HORLOGES " le petit juif de la casbah d'Alger" tome 2 de Hubert Zakine


La ville d’Alger ne pensait que Platters, ne respirait que Platters, ne discutait que des Platters. Carla proposa à Richard de lui payer une place dans les premiers rangs auprès d’elle et de sa sœur. Mais le client de « chez Prosper » avait réussi à se débrouiller trois billets pour Norbert, José et Richard et les trois mousquetaires toujours privés de Kader, quatrième maillon de la chaîne de l’amitié, préféraient savourer la présence de Tony Williams, Paul Robi, Herbert Reed, David Lynch et Zola Taylor ensemble afin de mieux en parler lorsque les Platters continueront leur tournée en Afrique du Nord.
Colette désirait entraîner ses parents dans cette quête de l’Amérique mais s’ils refusèrent, ils acceptèrent par contre l’idée de voir leur fille accompagner sa tante. Ainsi, le soir de la représentation tout le monde se retrouva dans le grand amphithéâtre du Majestic pour applaudir les Platters qui firent un triomphe comme jamais Alger n’en avait connu.
Le lendemain, en se rendant au lycée, un bruit circula parmi les enfants du boulevard Guillemin d’un clash entre les Platters et le pianiste du groupe qui serait logé par Padovani en attendant le retour des vedettes américaines par Alger. Toute la matinée, Richard se morfondit mais pour en avoir le cœur net, il « tapa cao » l’après midi pour enquêter sur le fameux pianiste des Platters. La fortune souriant aux audacieux, il se rendit dans la salle des mariages de Padovani et là celui que Padovani appelait Chris, démontra toute sa virtuosité au piano devant quelques amis du maître des lieux, pour disait-il, se dégourdir les doigts. Durant toute l’après midi, le pianiste des Platters improvisa sur des morceaux du répertoire français pour le plus grand bonheur de Richard et des rares privilégiés qui avaient eu vent de cette bonne fortune musicale. Et cela dura toute la semaine, le temps pour les Platters de se réconcilier ou de casser le contrat qui les liait « au pianiste de Padovani ». Cela, Richard et ses amis ne le surent jamais.
Le lycée Bugeaud n’attirait plus Richard. Il avait dressé une montagne que chaque lycéen escaladait à grands coups de pédale, certains plus motivés que d’autres, équipier modèle ou leader, avec la peur d’arriver hors des délais impartis. Norbert et José, après Kader avaient abandonné leur co-équipier qui ne trouvait plus le même charme à la poursuite des études. Il s’en ouvrit à son père qui tenta vainement de lui faire miroiter la situation que les diplômes laissaient entrevoir. Mais, tailleur depuis l’âge de treize ans, William Durand savait, mieux que quiconque, la dose d’incertitude d’une existence consacrée aux études. Alors qu’un bon métier entre les mains........
Il conclut son exposé par une phrase que n’aurait pas désavoué la fatalité orientale. « Tu feras comme tu le sens, mon fils ! Mais sois sûr de toi ! » C’était sans compter sur sa mère, sa douce sur laquelle tous les malheurs du monde semblaient lui tomber sur la tête si ce qui était prévu était bouleversé. Et comme ses sœurs et belles-sœurs, fatalité orientale oblige, partageaient le même point de vue, le débat n’était pas gagné d’avance.
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-- Manman, y t’a dit papa ? 
-- Que quoi, mon fils ? 
-- J’en ai marre du lycée, j’aimerais aller travailler ! 
-- Et tu lui a dit ça à Papa et il a pas eu une syncope ? 
-- Manman, toujours tu dramatises ! Norbert, José et Kader y travaillent eux ! 
-- Parce que c’est des bourricots d’Espagne ! Y savent pas la chance qu’ils ont de pouvoir faire des études contrairement à leurs pères qui ont sué sang et eau pour se faire une situation !
-- Mais maint’nant c’est plus facile de trouver du travail. J’aimerais rentrer au Trésor ! Comme ça, châ châ, je sors du bureau et j’ai plus rien à faire jusqu’au lendemain !
-- Bou arlékom, mon fils, y veut plus être docteur !
-- Què docteur, j’ai jamais voulu devenir docteur, moi !
--Oui je sais toi tu veux être le dernier des bourricots comme ton cousin, qui va devenir tchitchepoune comme les clients qu’il sert au café ! 
-- Et pourquoi tonton Prosper, il est tchitchepoune ? 
-- Non, parce que tata Nadine, elle le surveille comme le lait sur le feu, ou sinon, « à moi les poteaux et les becs de gaz ! 
-- Mais qu’est ce que ca vient faire le tchitchepoune dans mon envie d’aller travailler ? Kader tout bourricot qu’il est y gagne 320 francs par mois ! 
Soudain intéressée, la mère de Richard se radoucit.
-- Tch’es sur qu’il gagne ca ?
-- Ma parole d’honneur, manman ! 
-- Finis ton année et après on verra 
Pour toute conclusion, Richard déposa un gros baiser sur la joue de sa mamma juive. Combien gagnait Kader, D.... seul le savait mais il était content, non pas d’avoir berné sa mère, mais d’avoir pu lui exposer son problème sans le torrent de larmes habituel.
-- Quel gâchis ! C’est pas malheureux ces p’tits merdeux quand même. On leur pince le nez et il leur coule encore du lait. Même pas on avait le droit à la parole, raïben, nous autres ! 
Ca c’était le langage de Lisette, le commandant de la famille Durand, qui ne pouvait s’empêcher de parler judéo-arabe quand elle s’en prenait à quelqu’un ou à quelque chose : « c’est de r’borah cette lavette. Rien qu’elle se défait ! » ou « quelle tchrah cette Louisette avec son chiffon à laver le parterre qui est plus sale que le parterre ! »
Elle était comme ça Lisette Bacri mais tout le monde l’adorait, grands et petits. D’ailleurs les sœurs et les belles sœurs de la famille parlaient, toutes et toujours, le langage de la casbah et ce n’était pas le déménagement dans les quartiers européens qui allait les dépouiller de l’emprise culturel et cultuel du monde juif et musulman. Du reste, elles ne le désiraient nullement car ce monde à la lisière de deux continents et de deux religions faisait partie d’elles-mêmes par la mémoire de leurs ancêtres comme par leur propre vécu.

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