jeudi 30 janvier 2014

31 RUE MARENGO DE HUBERT ZAKINE

EXTRAIT

Richard aimait ce jardin Guillemin pour cette ambiance si particulière qui voyait les mamans discourir à grands renforts d’engueulades ou de courses-poursuites vers leurs fils désobéissants sous l’œil débonnaire du garde qui paradait fièrement sous son casque colonial. Avec la jeunesse qui se dédouanait de la surveillance des adultes en s’isolant au bas du square face à El Kettani pour la course aux promesses qui duraient rarement au delà de l’après midi. Avec le soleil couchant qui battait le rappel des enfants, lorsque les maris rentraient du travail dans la cohue des familles dispersées avant le départ pour la maison et les mamans qui vérifiaient s’il ne manquait personne. Oui, Richard aimait ce quartier comme il aimait ses habitants qui avaient le verbe haut et le tape-cinq ravageur, optimistes jusqu’au bout de l’horizon, qui prenaient la vie en se disant que demain serait un nouveau jour assurément plus beau qu’hier.
EXTRAIT DE "31 RUE MARENGO, le petit juif de la casbah d'Alger" de Hubert Zakine.

Richard aimait ce jardin Guillemin pour cette ambiance si particulière qui voyait les mamans discourir à grands renforts d’engueulades ou de courses-poursuites vers leurs fils désobéissants sous l’œil débonnaire du garde qui paradait fièrement sous son casque colonial. Avec la jeunesse qui se dédouanait de la surveillance des adultes en s’isolant au bas du square face à  El Kettani pour la course aux promesses qui duraient rarement au delà de l’après midi. Avec le soleil couchant qui battait le rappel des enfants, lorsque les maris rentraient du travail dans la cohue des familles dispersées  avant le départ pour la maison et les mamans qui vérifiaient s’il ne manquait personne. Oui, Richard aimait ce quartier comme il aimait ses habitants qui avaient le verbe haut et le tape-cinq ravageur, optimistes jusqu’au bout de l’horizon, qui prenaient la vie en se disant que demain serait un nouveau jour assurément plus beau 
qu’hier. Contrairement au peuple de la Casbah juive et européenne qui avait la bonne humeur chevillée au corps mais qui se baignait dans le drame avec un sens du tragique hors du commun. Sans doute par mimétisme de son peuple judéo-arabe qui côtoya la misère durant de longues années avant l’arrivée de la France en Algérie.
Ici, rien de tel. Chaque jour qui passait était vécu comme s’il était le dernier. Hier pouvait bien mourir dans les flots bleus de la méditerranée, demain serait encore plus resplendissant que la veille. Les Bab El Ouédiens vivaient « à mort » leur existence de français d’Algérie. Les Durand n’avaient pas encore le réflexe de se dire : « nous sommes de Bab El Oued », comme les autres habitants du faubourg. Ils avaient appris à se démarquer des autres algérois lorsqu’ils habitaient la rue Marengo. Enfants de la casbah judéo-arabe, ils portaient la main de Fatmah et l’étoile de David en bandoulière. Ils n’avaient pas assimilé la notion d’européens d’Algérie. Ils se sentaient profondément français mais se tenaient à l’écart, sans faire de vagues afin que ne revienne jamais l’antisémitisme sur les rives d’Alger. Mais la jeunesse enjambait aisément les contradictions et les interdits d’une telle situation. Aussi, Richard abandonnait-il avec une certaine fierté sa condition de « dhimmi » pour endosser celle de français comme tous les enfants de Bab El Oued. L’habitude étant une seconde nature, ils ne s’étaient jamais posé la question, sauf en de rares exceptions, de savoir si ailleurs le pain espagnol oule pain italien avait plus de goût que le pain arabe.
En ces jours de mêlée patriotique, Alger frôlait la démence, mélange d’allégresse et de découragement selon les nouvelles qui parvenaient de Paris. Et cette folie commençait à gagner du terrain. A la maison, Richard discutait ferme sur l’attitude à adopter devant de pareils événements. Sa mère, l’interdiction en bataille tentait de raisonner son fils.
--J’t’en prie, que tch’ailles ou que tch’ailles pas, tu crois qu’ça va changer quelque chose ! Si y sont des milliers comme elle dit la TSF, c’est pas un de plus qui....
--Mais manman, si tout l’monde y parle comme toi....
-- J’m’en fous de tout l’monde ! Tu crois pas qu’je me fais assez de mauvais sang avec ton frère !
--Qu’est ce qu’il a fait encore cuila ?
--Il est amoureux, à son âge, ce salopris !
--Il est amoureux, de qui ? Du moutchou ?
-C’est ça, rigole !
William qui avait écouté sa femme se lamenter avec un petit sourire au coin des yeux, se rangea au côté de ses fils au grand dam de son épouse.
--Laisse-les vivre, tes enfants. Richard y peut aller au Forum, ça lui fera une bonne expérience de la vie. Quand à Eddy, c’est un p’tit homme ! Lui aussi en étant amoureux, il apprend.
--Qu’est ce qu’il apprend ? Même pas il est capable d’apprendre ses leçons et maintenant y s’prend pour un grand ! Encore hier, je lui changeais ses langes, et monsieur, il est amoureux ! J’lui en foutrais de l’amour !
Pour rassurer sa femme, il signa un pacte avec Richard.
--A sept heures, y faut que tu sois au jardin !
A 13 heures 30, Richard et Colette entamèrent l’avenue de la Marne sous ses arcades cossues. Sur le trottoir d’en face, des jeunes pressaient le pas, drapeau tricolore en fête et chants patriotiques lancés à la ronde. Colette, arrivée devant le lycée Bugeaud et la caserne Pélissier, prit la main de Richard qui ne la refusa pas. Elle s’en trouva confortée et serra davantage en signe de complicité. La Place du Gouvernement, esplanade de pierre subitement orpheline de ses habituels oisifs, le nez tourné vers le grand large du Cap Matifou n’offrait plus que la statue équestre du Duc d’Orléans et la plénitude de sa mosquée Djamaa Ed Djedid aux regards. Elle ne résonnait que de rires échappés des jeunes gens qui ne faisaient que passer pour rejoindre le Forum, l’exubérance au coeur.  La rue Bab Azoun, aux magasins déserts, fut avalée en un temps record. Elle, qui se contentait d’ordinaire de la nonchalance familière des habitués de cette artère commerçante, voyait défiler des cohortes de jeunes gens surexcités, chantant leur foi en l’Algérie française.
Puis ce fut le square Bresson face à l’Opéra, magnifique bonbonnière offerte aux fins gourmets de la haute société d’Alger, avant d’entamer la rectiligne rue d’Isly en pleine effervescence. La foule obligea Richard à jouer les protecteurs en serrant Colette près de lui. Une manifestation de mauvaise humeur avait lieu à hauteur de la Xème région militaire. Il se disait, à l’entour, que le Général Salan se « dégonflait » dans le langage original et vociférant des algérois en colère. Richard n’y comprenait strictement rien comme la plupart des manifestants mais, comme pour les jeux olympiques, le tout était de participer et les deux enfants du jardin Guillemin participaient et c’était, là, l’essentiel. Serrés l’un contre l’autre, ce qui ne sembla point gêner Colette qui, au contraire, accentua la pression, ils écoutaient les espoirs des uns et la colère des autres, chacun tentant de communier avec ses voisins qui se retrouvaient sur une idée directrice : Algérie Française scandée avec force conviction. Et les manifestants invectivaient, huaient, conspuaient haut et fort cette Xéme Région militaire avant de l’acclamer en lui offrant la légitimité qu’ils souhaitaient lui voir prendre. Richard entraîna Colette loin de cette marée humaine, vers le plateau des Glières où la densité de la foule les fit reculer.
 
 
Contrairement au peuple de la Casbah juive et européenne qui avait la bonne humeur chevillée au corps mais qui se baignait dans le drame avec un sens du tragique hors du commun. Sans doute par mimétisme de son peuple judéo-arabe qui côtoya la misère durant de longues années avant l’arrivée de la France en Algérie.
Ici, rien de tel. Chaque jour qui passait était vécu comme s’il était le dernier. Hier pouvait bien mourir dans les flots bleus de la méditerranée, demain serait encore plus resplendissant que la veille. Les Bab El Ouédiens vivaient « à mort » leur existence de français d’Algérie. Les Durand n’avaient pas encore le réflexe de se dire : « nous sommes de Bab El Oued », comme les autres habitants du faubourg. Ils avaient appris à se démarquer des autres algérois lorsqu’ils habitaient la rue Marengo. Enfants de la casbah judéo-arabe, ils portaient la main de Fatmah et l’étoile de David en bandoulière. Ils n’avaient pas assimilé la notion d’européens d’Algérie. Ils se sentaient profondément français mais se tenaient à l’écart, sans faire de vagues afin que ne revienne jamais l’antisémitisme sur les rives d’Alger. Mais la jeunesse enjambait aisément les contradictions et les interdits d’une telle situation. Aussi, Richard abandonnait-il avec une certaine fierté sa condition de « dhimmi » pour endosser celle de français comme tous les enfants de Bab El Oued. L’habitude étant une seconde nature, ils ne s’étaient jamais posé la question, sauf en de rares exceptions, de savoir si ailleurs le pain espagnol oule pain italien avait plus de goût que le pain arabe.
En ces jours de mêlée patriotique, Alger frôlait la démence, mélange d’allégresse et de découragement selon les nouvelles qui parvenaient de Paris. Et cette folie commençait à gagner du terrain. A la maison, Richard discutait ferme sur l’attitude à adopter devant de pareils événements. Sa mère, l’interdiction en bataille tentait de raisonner son fils.
--J’t’en prie, que tch’ailles ou que tch’ailles pas, tu crois qu’ça va changer quelque chose ! Si y sont des milliers comme elle dit la TSF, c’est pas un de plus qui....
--Mais manman, si tout l’monde y parle comme toi....
-- J’m’en fous de tout l’monde ! Tu crois pas qu’je me fais assez de mauvais sang avec ton frère !
--Qu’est ce qu’il a fait encore cuila ?
--Il est amoureux, à son âge, ce salopris !
--Il est amoureux, de qui ? Du moutchou ?
-C’est ça, rigole !
William qui avait écouté sa femme se lamenter avec un petit sourire au coin des yeux, se rangea au côté de ses fils au grand dam de son épouse.
--Laisse-les vivre, tes enfants. Richard y peut aller au Forum, ça lui fera une bonne expérience de la vie. Quand à Eddy, c’est un p’tit homme ! Lui aussi en étant amoureux, il apprend.
--Qu’est ce qu’il apprend ? Même pas il est capable d’apprendre ses leçons et maintenant y s’prend pour un grand ! Encore hier, je lui changeais ses langes, et monsieur, il est amoureux ! J’lui en foutrais de l’amour !
Pour rassurer sa femme, il signa un pacte avec Richard.
--A sept heures, y faut que tu sois au jardin !
A 13 heures 30, Richard et Colette entamèrent l’avenue de la Marne sous ses arcades cossues. Sur le trottoir d’en face, des jeunes pressaient le pas, drapeau tricolore en fête et chants patriotiques lancés à la ronde. Colette, arrivée devant le lycée Bugeaud et la caserne Pélissier, prit la main de Richard qui ne la refusa pas. Elle s’en trouva confortée et serra davantage en signe de complicité. La Place du Gouvernement, esplanade de pierre subitement orpheline de ses habituels oisifs, le nez tourné vers le grand large du Cap Matifou n’offrait plus que la statue équestre du Duc d’Orléans et la plénitude de sa mosquée Djamaa Ed Djedid aux regards. Elle ne résonnait que de rires échappés des jeunes gens qui ne faisaient que passer pour rejoindre le Forum, l’exubérance au coeur. La rue Bab Azoun, aux magasins déserts, fut avalée en un temps record. Elle, qui se contentait d’ordinaire de la nonchalance familière des habitués de cette artère commerçante, voyait défiler des cohortes de jeunes gens surexcités, chantant leur foi en l’Algérie française.
Puis ce fut le square Bresson face à l’Opéra, magnifique bonbonnière offerte aux fins gourmets de la haute société d’Alger, avant d’entamer la rectiligne rue d’Isly en pleine effervescence. La foule obligea Richard à jouer les protecteurs en serrant Colette près de lui. Une manifestation de mauvaise humeur avait lieu à hauteur de la Xème région militaire. Il se disait, à l’entour, que le Général Salan se « dégonflait » dans le langage original et vociférant des algérois en colère. Richard n’y comprenait strictement rien comme la plupart des manifestants mais, comme pour les jeux olympiques, le tout était de participer et les deux enfants du jardin Guillemin participaient et c’était, là, l’essentiel. Serrés l’un contre l’autre, ce qui ne sembla point gêner Colette qui, au contraire, accentua la pression, ils écoutaient les espoirs des uns et la colère des autres, chacun tentant de communier avec ses voisins qui se retrouvaient sur une idée directrice : Algérie Française scandée avec force conviction. Et les manifestants invectivaient, huaient, conspuaient haut et fort cette Xéme Région militaire avant de l’acclamer en lui offrant la légitimité qu’ils souhaitaient lui voir prendre. Richard entraîna Colette loin de cette marée humaine, vers le plateau des Glières où la densité de la foule les fit reculer.
 


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