vendredi 24 mai 2013

HORIZONS BLEUS de Hubert Zakine


Le soir avec ma petite chinoise on a joué les explorateurs expérimentés derrière chez Valenza. Rien qu’on a parlé avec les mains. On a pas utilisé le langage des adultes mais c’est tout comme. Fatigués par le tour de France on est allés se coucher de bonne heure (chacun chez soi, spèce de malotrus que vous êtes !).

Mais le lendemain matin, bou, impossible de lever le petit doigt avec le mal au dos que j’me paye. Quant à mes jambes, elles semblent avoir été plâtrées dans la nuit. Impossible de les plier sans les casser. Mes genoux, la mort de leur mère, y meurent d’envie de rester couchés.

Qui c’est qui bouge. Je me retiens de bailler ou sinon mes os y se désossent. Si j’éternue, ni une ni deux, mon squelette y s’écroule. La vérité, pour faire du vélo y faut avoir tué son père, sa mère, le fabricant, le vendeur et le loueur de bicyclettes. Aman, comment y font les coureurs professionnels ?

Tant bien que mal et plutôt mal que bien et même assez bien, je m’extirpe du lit, je me lave pour l’amour de Dieu (la vérité, qu’est ce qu’il en à faire, Dieu, que je reste sale !) et une fois habillé, je sors sur la terrasse. A pas calculés, j’avance comme un zombi. Au moindre coup de vent, je m’effondre. Vite, je m’assois sur une chaise que je vais adopter pour toute la journée.

Colette, déjà dans l’eau, elle joue à Esther Williams. Quand elle me voit, elle me fait signe de descendre à la plage comme si j’étais valide. Elle oublie simplement que makache l’ascenseur. Et sans ascenseur, comment je fais pour rejoindre la plage avec mes jambes qui jouent de l’accordéon sans connaître trois notes de musique?

Tous les badjejs de la plage y poussent la chansonnette à mon intention: « Bobet avec nous, Bobet avec nous ! » Purée, la honte ! La terrasse comme des samotes y s’y mettent : « Oh Louison, tu vas pas abandonner quand même ? Tu veux que ton père y perd la figure ? » Ma mère, elle veut pas qu’on parle de son époux.

--«  Vous, laissez mon mari tranquille et continuez à dire du mal du Gallia, va ! »

Devant mes grimaces répétées Papa Vals il a pitié de moi. Y me tend la bouteille d’huile camphrée.

--« Viens, bourricot de la montagne, je vais te masser, après tu vas pédaler comme Bahamontés ! »

Papa Vals, il est fou. Y croit que je vais encore monter sur un vélo.

Papa Vals, y me masse pas, y me torture, y me triture, y me martyrise. Si mon père y jouait pas au poker, je l’appelle au secours. Il lui mettrait une schkobe que le mur y lui donnerait une autre.

Aouah ! Papa Vals, c’est son ami alors y ferait semblant de pas entendre et de pas voir comme quand ma mère elle lui dit que mes frères et moi, on est désobéissants, c’est rien de le dire. La classe qu’il a mon père ! Quand je serais grand, je prends exemple sur lui. Si il était ébéniste, je serais ébéniste moi aussi alors c’est normal, il aime pas lever le petit doigt, moi aussi j’aime pas.

Quelle puanteur, cette huile camphrée ! Je sens mauvais, c’est pas possible. C’est vrai que mes muscles y redeviennent musclés ! Sauf que je suis luisant comme un ver de terre avec toute cette huile, huileuse au possible. Colette, si elle veut m’embrasser, obligé elle dérape. Je reflète le soleil comme un miroir. Quand je rentre dans l’eau, toute l’huile, elle va flotter. On pourra faire une veilleuse géante comme celles du Vendredi soir pour shabbat.

*****
L’été y s’essouffle. Septembre y raccourcit les journées en plaçant le soleil entre parenthèses de plus en plus tôt. Les hommes du cabanon, il en reste pas bezef. Le travail, il attend pas. Certains y sont même partis définitivement. Au moins pour cette année.

La mer, elle, elle est toujours aussi belle. Comme ma petite chinoise. La nuit elle tombe plus vite et nous deux on se raconte plein d’histoires. Et comme on parle beaucoup avec les mains ! On s’isole de plus en plus, souvent par la force des choses. Jeannot et Bernard y sont rentrés à Alger. Courgette aussi. On promène notre solitude teintée de tristesse mais à force de se fréquenter, on s’aperçoit qu’on s’entend de mieux en mieux. Rien qu’on parle de notre séparation hivernale. Qui vivra verra !

Heureusement, comme chaque année, on attend avec impatience la grande journée d’adieu et sa traditionnelle paella le second dimanche de Septembre.

Cette dernière journée avant le repli vers Alger elle commence par un superbe petit déjeuner pris en commun sur la terrasse. Pour l’occasion, tous les cabanoniers y sont revenus pour finir la saison en apothéose. Au début, on rit jaune pace que chacun y pense à la séparation de la grande famille des Horizons Bleus mais petit à petit, les rires y fusent, les tape-cinq y résonnent, les équipes de belote elles se forment. Nous, la jeunesse on tape la baignade à mort comme si la Méditerranée elle allait partir à la montagne. Les hommes, pour une fois, y se tapent la cuisine. Les femmes elles tentent bien d’ajouter leur grain de sel mais leurs maris y les envoient chez leurs mères.

Colette et moi, on préfère rester sur la terrasse à humer les odeurs mêlées de paella et d’air marin. En une saison, on a grandi tous les deux. On est passé de l’enfance à l’adolescence en deux temps, trois mouvements. Cet hiver, peut être on grandira encore un peu plus. En tous les cas, on se le promet.

*****
L’heure de la paella, elle attire tous les morfals. Comme tous les gobieux de la Grande Brasserie et sa khémia monstrueuse. Le ballet des cuillères et des assiettes y peut commencer. Ce cabanon ! De toute la côte, les gens y sont venus. Les deux immenses poêles une fois orphelines, le ventre plein de paella, tout le monde il a entonné « Ce n’est qu’un au revoir » et les larmes elles ont roulé sur toutes les joues. Ensuite, pour remonter le moral de chacun, un cabanonier il a sorti l’accordéon et en avant nous autres, tout le monde en piste.

Fatigué par cette journée triste et joyeuse à la fois, mon lit y m’a tendu ses bras pour une nuit sans sommeil. Le lendemain, chacun repartait vers les soucis de la vie, un instant oubliés. La guerre et son cortège de tués, de blessés, de haine et de rancœur. L’école et son cortège de devoirs, de leçons et d’envies de grasse matinée. L’hiver et son cortège de jours gris et pluvieux, de flambées d’alcool et de pantalons qui piquent.

Mais l’année prochaine, dès le mois de Mai, ce sera le retour de l’été, des panchas de rigolade, des engueulades de bonne santé, des matches de football à la mode de chez nous, des matelas par terre, des séances de cinéma plein air, des fêtes nocturnes à Pointe Pescade, Bains Romains ou Baïnem, des fous rires en cascade, des sorties en mer sur une pastéra de fortune, des parties de pêche aux oublades ou à la tchelba, et mille petits bonheurs qui nous promettaient un été 1958 de toute beauté.

Et pour couronner le tout, la présence de ma petite chinoise aux Horizons Bleus.


FIN



          

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