La grande synagogue SARFATI,
restaurée après le pillage de 1805, resplendissait à nouveau de chants de foi
et d'allégresse. Le Grand Rabbin mêla ses louanges à ceux de son peuple assis
entre deux vérités, deux attitudes, deux options et deux avenirs. Pour une
fois, les notables, la "voix", les sages de la communauté débattaient
sans se battre. L'heure était grave. Les liens de famille se resserraient
naturellement. Tout le monde présageait
l'avenir, l'inquiétude en avant-garde et la fatalité en garde-fou.
Oriental jusqu'au bout des
ongles, Léon Juda évaluait avec justesse les avantages et les inconvénients
d'une conquête victorieuse de la FRANCE en terre africaine. Une communauté
israélite brimée, opprimée, sous le joug d'un régime moyenâgeux, arbitraire,
esclavagiste qui passerait sous la triple bannière de la liberté, de l'égalité
et de la fraternité. Une nation moderne qui ignorait tout du pays, de ses
moeurs, de sa géographie, de la diversité de sa population, des langues parlées
issues ou auréolées des dialectes locaux, utiliserait, à coup sûr, les compétences
d'une communauté juive, si habile à devenir indispensable.
Par ailleurs, il disait ses
craintes sur le devenir de la vie religieuse en pays de FRANCE confrontée à la
modernité et la perte de judéité qui risquait d'en découler pour les jeunes générations. En écho, Jacob
BACRI, insistait sur l'importance de la synagogue et de l'école hébraïque dans
l'observance de la religion. Aussi, préconisait-il de redoubler de vigilance
sur les éventuels égarements d'une fraction de la communauté passée de la nuit
noire ottomane au soleil de l'espérance tricolore.
Les ennemis jurés devenaient
complices pour le bien commun: Jacob, le Chef de la Nation Juive et Léon Juda,
l'homme du dey. Tous deux espéraient en la FRANCE. Ils ne seront pas déçus!
L'expédition d'Alger
La Régence est ottomane depuis trois siècles. La TURQUIE demeure une puissance redoutable malgré l'indiscutable déclin de son empire.
HUSSEIN ne croit pas à une intervention française. Si
cela se produisait, EL DJEZAIR materait les ambitieux et les fous, comme elle
le fit, autrefois, avec CHARLES QUINT. La position géographique et stratégique
de la cité autorise toutes les audaces.
Le Fort SULTAN CALFASI, futur Fort L'EMPEREUR, est la clé de voûte de la
défense terrestre et maritime. De son promontoire, il domine la ville de
quelques huit cent mètres. Construit à la fin du XVIéme siècle par HASSAN PACHA, il occupe l'emplacement du campement de CHARLES
QUINT lors de son expédition malheureuse de 1541. Les consulats d'ESPAGNE et de
HOLLANDE s'abritent à l'ombre de sa masse imposante, c'est dire l'esprit
sécuritaire qui s'en dégage.
Le Sultan n'ignore rien des
préparatifs de guerre. Grâce aux dignitaires étrangers, aux journaux français
qui jouent les va-t-en-guerre, à l'espionnage omniprésent dans cette partie du
monde. Mais il se gargarise des échecs successifs dénombrés depuis des siècles
aux portes d'EL DJEZAIR. Pour rassurer son armée, il confie le sud de la cité à
ses trois vassaux, les Beys d'ORAN, de CONSTANTINE et du TITTERI. Il
n'imagine pas un pays comme la FRANCE
prendre le risque de s'attaquer à l'héritier d'une si longue lignée de
souverains ottomans. Aux yeux du monde, une défaite marquerait au fer rouge de
la honte, un pays dont la grandeur est reconnue de tous. D'ailleurs, comment
investir la cité des frères BARBEROUSSE et des Barbaresques, aux forteresses
inviolées, sans subir les foudres de ses batteries de canons à la puissance de
feu légendaire? Retranché dans le périmètre de la "cassaubah", le Seigneur du pays se repose en ce 14
juin 1830. L'intense activité des navires français au large d'EL DJEZAÏR semble
une ruse et l"ODJAC " est
prête à repousser toute attaque ennemie. C'est à six heures du matin que le
débarquement de SIDI-FERRUCH lui est annoncé par son gendre et patron des "Janissaires", l'"agha" IBRAHIM.
La ruse n'en est pas une et
HUSSEIN PACHA vient de l'apprendre à ses dépens.
Ali BEN RAÏS entra en coup
de vent sur la terrasse de la "djenan" où Léon Juda, en
compagnie de plusieurs notables, voisins israélites et arabes, conversait tout
en scrutant l'horizon noyé dans la brume.
--" Lis, Patron, lis!"
Léon Juda défroissa le
papier brun que lui tendit son serviteur.
"AUX
COULOUGHIS ET ARABES DU GOUVERNEMENT D'EL DJEZAÏR"
L'Armée française ne vient pas pour s'emparer de votre pays et s'y
établir. Non, nous vous l'assurons. Elle vient pour rendre ces contrées à leurs
anciens maîtres.
Salut! Restez nos amis et nos alliés, fidèles à votre interêt et au
notre."
--"Tes amis les français semblent nous avoir oubliés!" ironisa
Eliaou AMAR en direction de Jacob BACRI.
--"Non! ils connaissent nos sentiments et l'impatience de notre
attente. Ils sont suffisamment informés de la situation de notre communauté. La
FRANCE est notre bouée de sauvetage mais, tant
que l'issue des combats ne nous parvient pas, il nous faudra feindre notre
attachement à HUSSEIN."
Un consensus de circonstance
s'instaura entre les différentes composantes de la population juive, les
pauvres de la "hara" s'en remettant à l'avis des chefs spirituels
et religieux, des aristocrates et des serviteurs du pouvoir ottoman.
Pourtant, il se murmurait en
ville dont les rues désertées par ses habitants semblaient frappées par la
peste, que le courage ne suffisait plus aux cavaliers de l' "agha"
IBRAHIM, nommé commandant en chef de l'armée. Les renforts n'arrivaient plus et
les "Janissaires"
rechignaient au combat. La marche forcée des troupes françaises se trouvait,
malgré tout, freinée par les obstacles naturels de la configuration très
ravinée au-delà du plateau de STAOUELI.
Léon Juda ,"le juif du Dey" et Jacob
BACRI demandèrent audience à HUSSEIN PACHA qui les éclaira sur la situation
d'ELDJEZAÏR. D'abord surpris par le choix de SIDI-FERRUCH comme lieu de
débarquement, les forces turques, reprises en main par son propre gendre,"
tels des lions de l'atlas, arrachaient, à
présent, le coeur de ces chiens de français". Maîtrisant parfaitement
l'âme et la mentalité orientales, les deux israélites accordèrent peu de crédit
au triomphalisme du Régent. La suffisance avait laissé place à la colère, à l'insulte
et la démesure. Signes évidents de faiblesse et d'affolement. Son visage barré
de petites lunettes ovales portait les stigmates d'une défaite annoncée.
La sortie de la "cassaubah"
se fit en silence. Les deux hommes
repartaient avec l'intime conviction que leur pays allait changer de
drapeau. Le régime ottoman avait vécu et la lueur de l'émancipation française
allumerait un grand feu de joie et un grand souffle de liberté se répandrait à
l'Est, à l'Ouest, au Nord et au Sud d'EL DJEZAÏR.
Les synagogues résonnèrent
alors du tumulte des supputations, prévisions et suppositions engendrées par
une méconnaissance des véritables intentions de la FRANCE.
--" Que deviendrons-nous si le pouvoir est rendu
aux ottomans après la capitulation d'HUSSEIN ?" entendait-on au Temple
" EL BADRI "
--"La FRANCE est la plus grande chance de notre communauté. Laissons la
passer et nous nous en mordrons les doigts!"
--"Que risquons-nous à nous jeter dans les bras des français, nous
n'avons rien à perdre puisque nous n'avons rien!" se défendaient les
fidèles de la synagogue "BEN DEBLIR"
--"En pays musulman, nous conservons un bien inestimable: la liberté de
culte! Ne l'oubliez pas mes frères!"
--"Au prix de combien de morts, de combien de vexations, de
combien de supplices!--"Cela est peut être le prix à payer pour tout juif
en ces temps malades!"
débattait-on au temple "EL
HAZAN"
Les notables israélites,
l'indécision en bataille, avaient tout à perdre ou tout à gagner dans cette inextricable
situation.
--" la FRANCE
a mis un pied en AFRIQUE. De quelle nature sera sa présence en terre
d'ISLAM ? Qui peut répondre aujourd'hui? Personne!"
--" Nous devons prendre des risques. S'il y a une chance sur mille
de sortir de l'ornière où notre communauté est embourbée, il nous faut la
saisir quitte à en payer les conséquences plus tard!"
--"L'attirance pour la France est réelle, même si elle est intéressée.
Mais ce grand pays va coloniser également ses habitants. Admettra t-elle notre
foi, nos coutumes, notre loi patriarcale. Notre judaïsme et ses richesses
spécifiques ne seront-ils pas absorbés, engloutis, désarmés par le judaïsme
français si judaïsme français, il y a. Et si nos craintes s'avéraient non
fondées, le juif maghrébin jouira t-il, pour autant, de la même considération
que son coreligionnaire français. Bien sûr, le juif a trop souffert sous le
régime ottoman
mais est-ce une raison suffisante pour
foncer tête baissée dans le redoutable piège de l'émancipation française?
"
--" L'émancipation c'est à plus ou moins longue échéance l'assimilation.
Allons- nous suivre la parole de MAÏMONIDE ou celle de Victor HUGO?"
--" Seule la foi nous a permis de résister à
toutes les tentatives d'extermination. Elle sera, encore une fois, le rempart
contre toutes les attirances, toutes les séductions et toutes les résignations."
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