lundi 19 mars 2012

L’école de la place Lelièvre : l’université de Bab el Oued par André Trivès

Parce qu’on y entrait au primaire vers l’âge de 6 ans et qu’on y ressortait après le BEPC entre 16 et 17 ans, soit plus de 10 ans de fréquentation assidue, l’école Lelièvre était notre seconde maison. Parce que maîtres et élèves se côtoyaient et vivaient ensemble une vie commune depuis des générations, elle était notre deuxième famille.

Alors, vous dire que le surnom d’université de Bab el Oued qu’avait donné Mr Ben Simon, notre prof de français, pouvait lui conférer le titre de meilleure école du quartier, cela serait probablement présomptueux. Une chose est certaine, elle était un modèle pour moi. A la ténacité de former des têtes bien faites s’ajoutait un enseignement paternaliste non mentionné dans les programmes scolaires et qui rappelait inlassablement les principes et valeurs à respecter pour nous préparer à affronter la vie. Mais il est vrai que pour s’en rendre compte réellement, il fallait l’avoir quittée. Je n’ai jamais oublié ces moments de camaraderie et de générosité qui cinquante ans après m’inspirent toujours. Nos maîtres nous considéraient comme leurs propres enfants et dans la réussite comme dans l’échec une voix venue de l’intérieur m’intimait à un rappel à la modestie ou à la persévérance. Le mérite n’était pas seulement d’apprendre par cœur les leçons, mais surtout de les comprendre. Connaître la fable du laboureur c’était bien, comprendre la finalité de ce magnifique texte de Jean de La Fontaine, c’était mieux.

Ce sont toutes ces leçons de savoir-être apprises à l’école que j’écris aujourd’hui à la craie sur le tableau noir de ma mémoire comme si je me préparais à passer un examen devant tous mes maîtresses et maîtres réunis. C'est le 1er octobre 1951, j'ai dix ans. Je remonte la rue de Chateaudun pour aboutir sur la place Lelièvre…J'ai laissé dans mon dos le marché, ses odeurs, ses couleurs ; il bouillonne sous le soleil comme chaque matin. Les cris des vendeurs s'estompent au loin. Près du kiosque à musique tous les copains sont là avec leurs sacs de billes et de noyaux...D'autres finissent une partie de tchappes...Que les souvenirs sont beaux… Je gravis les cinq marches de pierre usées, les murs, les portes et les fenêtres ont été repeintes en gris bleu durant les vacances d’été, je franchis le hall d’entrée, laissant sur la gauche le bureau du directeur et sur la droite la loge de la concierge, au mur, une plaque de marbre commémore les enseignants morts pour la France au cours des deux guerres mondiales. Comme une déferlante je fais partie de cette vague d’enfants sortis de « chez Coco et Riri » qui envahit la cour de récréation avec des cris d’allégresse, tentant d’évacuer l’ultime trop plein d’énergie. Dans quelques minutes la sonnerie nous rappellera dans nos classes respectives et le calme reviendra. Pour l’instant la cour et le préau ressemblent à des studios de cinéma où suivant l’age des acteurs, on y tourne en virtuel Robin des Bois, le chevalier Ivanohé, Zorro. Les sportifs comptabilisent les exercices de jonglerie avec un balle de papier ficelée ou commentent la victoire de l'ASSE en finale de la coupe Forconi. Soudain, la sonnerie retentit, les rêves et les cris retournent à leur place jusqu’à la prochaine récré. Seul le chant monotone et saccadé d’une classe répétant la table de multiplication résonnera comme le cœur battant de l’école. Les récréations comme le nom l’indique sont faites pour se re-créer ; ici elles sont utilisées pour vaincre : gagner des billes à « tuisse », gagner une partie de « tchappes », gagner des noyaux à seven ou au tas, gagner une partie de « déraillés », gagner une course, gagner à « tu l’as », gagner au chat perché, gagner une partie de foot disputée avec une boite en fer blanc de « Chemma ». Nous étions les inventeurs du slogan : « la victoire est en nous » .

Le rez de chaussée est occupé par le primaire, le premier étage par le secondaire et les escaliers qui y conduisent ne sont accessibles qu’à ceux qui réussissent l’examen d’entrée en 6°. Alors vous imaginez la hantise séculaire pour tous ces enfants du primaire de pouvoir un jour accéder à l’étage des grands. Seuls les grands accèdent à la gym, au hand ball et au foot avec Mr Roméo ; et c'est en procession que nous nous rendons au stade Marcel Cerdan. Et ce n’est pas tout, le secondaire apporte des connaissances nouvelles qui excitent notre curiosité d'enfant : l’algèbre, la physique, la chimie, l’anglais, l’arabe, la philosophie. Quand on quitte l’école Lelièvre après 10 ans d’habitudes confortables et protégées pour poursuivre au Collège Guillemin ou au Lycée Bugeaud, c’est un grand désarroi. Aussi pour paraître un homme déjà, nous savons dissimuler nos angoisses en gominant abondamment le cran de notre chevelure.

Avec les années écoulées, je garde à l’égard de nos enseignants un sentiment profond de respect. Alors qu’ils auraient pu quitter notre quartier populaire et trouver une affectation dans les beaux quartiers, ils restaient au service de Bab el Oued leur vie durant. Combien de fois, le jour de la rentrée, on entend ce dialogue entre le maître et un élève :-« Es-tu de la famille à un Ballester que j’ai eu il y a quelques années ? » -« Oui Msieur, c’est mon grand frère ».

On déclarait au début d’Octobre que l’année serait bonne ou mauvaise en fonction de la gentillesse ou de la sévérité qui habillait l’étiquette du maître que l’on avait. On grandissait avec eux, ils connaissaient tous nos défauts, ils savaient nous faire naître des qualités. Nous apprenions leurs us et coutumes de la bouche des anciens, et chaque année, une sorte de rapport biographique digne des Renseignements Généraux nous informait des comportements de chacun. Ainsi, par le rappel constant du passé mis à jour tous les ans, nous avions élaboré l’histoire de notre école qui se transmettait comme un trésor de famille.

C’était émouvant et bien sympathique de voir un facteur, un agent de police ou un médecin de passage, interrompre le cours pour congratuler l’instituteur tout rayonnant de joie. C’était un peu grâce à lui si le petit galopin bavard mais studieux était devenu quelqu’un d’important.

De 1946 à 1958, l’école Lelièvre a été dirigée par Mr NADAL un homme d’une profonde bonté, Mr MASSE avec un œil en verre paraissait plus sévère qu’il n’y paraissait, il surveillait les rentrées en tirant sur une bouffarde et son bureau empestait le tabac, Mr FRANCHON la gentillesse personnalisée. Les maîtresses et les maîtres ont marqué cette période avec pour dénominateur commun un cœur gros comme une pastèque de dix kilos : Mme WINCKLER du charme avec une main de fer, Mr LEVY impressionnant de carrure et de gentillesse, Mr NONDEDEO la discipline au bout des doigts, Mr BENZAKEN un excellent pédagogue usant de la règle à persuasion sur le bout des doigts, Mr ASCIONE trop souple pour gérer les vedettes du quartier, Mr FOLETTI soupe au lait et le cœur sur la main, Mr BENFREDJ sa voix nasillarde transperçait les fenêtres, Mr STORA le travail sans chahut, Mr BENHAIM, l’amour du métier, il nous agrandissait les pulls par tiraillement et calmait les agités en les envoyant faire un tour à « l’usine aux parfums » c’est à dire les toilettes jouxtant sa classe. Mr MOLL sportif et puncheur à l’occasion pour que ses élèves ne quittent pas l’école sans le certificat d’études.

A l’étage les professeurs du secondaire finissaient de parfaire notre éducation d’adolescent : Mr BEN SIMON la classe dans la classe, avec humour et spiritualité, jamais de colère, juste un froncement de ses épais sourcils et une moue dubitative pour remettre le dérapage à sa place. Mr DAUSCHY un visage juvénile aux attitudes d’aristocrate pour nous apprendre en anglais les verbes irréguliers, Mr DAVIN pas très rieur avec son chapeau mou à rebord baissé comme un abat-jour, Mr GERMAIN les maths en représentation théâtrale ou l’art du mime pour élucider les énigmes proposées par Thalès ou Pythagore, Mr FAGAR heureux de voir sa classe croulait de rire sous ses pitreries en cours de sciences naturelles, Mr PEUTO un conférencier de haut niveau en histoire et en géographie. Sa marotte, nous faire faire la maquette de Bab el Oued avec ses contours, son relief et le tracé de l’oued M’Kacel pour nous faire mieux comprendre là où nous vivions. Avec lui également, nous garderons le souvenir de l’apprentissage de la reliure. Mr BLOT s’efforçait de nous expliquer l’utilisation des voyelles en Arabe littéraire et nous faisait réciter à l’unisson le poème « El chitaou »(l’hiver) « Hassanou foussouli el ami oua el chitaou oua y naïdine yassirou el djaou,… ». Mlle GAVARONNE transportait péniblement de classe en classe un meuble contenant un guide-chant pour nous donner le goût de la musique classique, Mme LAFAILLE souriante derrière ses lunettes à grosse monture articulait la leçon d’Anglais avec des lèvres peinturlurées d’un rouge à lèvres éclatant, Mme ESPOSITO et Mr BARTHELET des pédagogues de l’esquisse, de la perspective et de la proportion ; on vaporisait un liquide appelé fixateur pour conserver les dessins au fusain. Enfin, celui qui avait la sympathie de tous, toujours vêtu d’un survêtement de sport ; il s’évertuait à nous faire redresser la tête et à marcher au pas, avec ses lunettes à foyers épais et un sourire permanent, c'était Monsieur ROMEO. Avec lui on quittait l’école une fois par semaine et nous éprouvions alors un sentiment de liberté dès notre sortie rue Jean Jaurès. A hauteur de la typolitho, l’air de la mer nous transportait dans les grandes vacances et une fois arrivés sur le terrain de basket attenant au stade Marcel Cerdan où le cours de gym avait lieu.

C’était le bonheur de vivre à Bab el Oued. De mai à juin, le cours de natation se déroulait en pleine mer au Petit Bassin ; inutile de raconter le charivari explosif de joies et de cris qui montait jusqu’au boulevard et qui déstabilisait pour quelques heures ce petit coin tranquille pour pêcheurs à la ligne. L’esprit de l’école Lelièvre, de solidarité et de grande fierté se retrouvait dans les différentes générations qui portèrent le maillot de l’équipe de hand ball lors des rencontres inter-scolaires qui avaient lieu le jeudi après midi au stade Leclerc, et Mr ROMEO qui était l’initiateur de ces beaux moments de jeunesse était pour nous le grand copain, l'ami, le grand frère.

Chaque année à Pâques, sous l’égide de l’Amicale des Anciens Elèves et de Parents d’Elèves de l’école, une grande kermesse ouvrait ses portes au public. Elle s’accompagnait d’une exposition de dessins, peintures, modelages et sculptures exécutés par les meilleurs élèves de chaque classe avec, pour rehausser ce rendez-vous annuel depuis 40 ans, des panneaux réservés aux œuvres des anciens devenus artistes peintres côtés et très connus. Nos parents éprouvaient un immense plaisir en découvrant une réalisation de leur fiston ; mais s’en trouvaient encore plus heureux de parcourir l’école de leur enfance.

En juin deux évènements traditionnels marquaient le fin de l’année scolaire : c’étaient la remise solennelle des prix en présence de l’Inspecteur d’Académie sous le regard ému des parents et grands parents, et , une grande fête gymnique et sportive réunissant les écoles du quartier se déroulait au stade Cerdan, agrémentée de spectacles qui retraçaient des fresques historiques. Je ressens comme une démangeaison qui traverse tout mon corps lorsque je sors du sommeil de ma mémoire le souvenir de la fête de l’année 1949/1950 qui avait pour thème : l’Antiquité. Durant le dernier trimestre qui précéda cette manifestation, l’école ressembla à un grand chantier où personne ne comptait les heures supplémentaires. Sous la direction de Mr ROMEO assisté de nombreux collègues et de tous les élèves en âge de participer aux préparatifs, une véritable razzia fut organisée sur le carton, les manches à balai, le papier de couleur, la colle, les pelotes de ficelle, les vieux tissus. Ainsi on confectionna des costumes et heaumes de romains, des épées, des dagues, des lances, des fouets ; et, pour restituer la course de Ben Hur, on emprunta aux éboueurs municipaux leurs charretons-poubelles qui furent décorés plus vrais que nature. Le couple de chevaux pur sang qui les tirait était constitué de deux gaillards qui ne ménageaient pas leur peine sous le soleil impitoyable d’un été qui s’annonçait déjà brûlant. Ce spectacle d’enfants, monté et réalisé avec l’union de toute l’école remporta un immense succès dont « Dernière Heure » le journal paraissant l’après midi se fit l’écho pour la plus grande fierté de chacun.

Nous jouions follement dans la cour de notre école qui le temps des récréations devenait un paradis. Je revois les visages surmontés de cheveux hirsutes, trempés de sueur que l’on essuyait d’un revers de manche ou d’une main pas très propre. J'entends encore leur nom énoncé par l'instituteur lors de l'appel chaque matin : Culatti, Quittard, Labianca, Vuolo, Chemla, Djillali, Pagano, Jeandet, Borja, Annonziata, Mélot, Laffargue, Sorentino. Quelles bonnes mines nous avions, rouges comme des coquelicots, au moment où la cloche nous rappelait dans les classes.

L’école Lelièvre fabriquait des modèles et des exemples de réussite ; elle nous conviait pendant 10 ans à un véritable parcours initiatique qui contribuait à la plus importante des connaissances : la connaissance de soi.

André TRIVES

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