mardi 13 mars 2012

EXTRAIT DE "JEUX DE GUERRE" de hubert zakine

TROIS ENFANTS DANS LE  BAB EL OUED DES ANNEES 40
En ce mois de Décembre 1940, la pluie déversait des trombes de pluie qui se répandaient à travers la ville. Les nombreux escaliers de Bab El Oued semblaient des cascades qui plongeaient vers la mer en charriant des torrents de boue. La population était habituée à ces déluges et quand les enfants rentraient à la maison, une flambée d'alcool réchauffait la petite maisonnée mais en ces temps maigres, l'alcool était une denrée trop rare pour la gâcher de la sorte. Alors, les enfants se changeaient et ne sortaient plus de la journée. Souvent, les semelles trouées étaient renforcées d'empreintes de carton que maman Atlan se chargeait de glisser dans les chaussures de ses garçons. Tout le monde étant logé à la même enseigne, personne ne s'offusquait de posséder des chaussures aux semelles trouées, l'essentiel résidait dans la possibilité de trouver du carton assez solide pour s'en faire de nouvelles semelles. Heureusement, le cordonnier de la rue Thuillier, magicien du marteau et du clou qu'il faisait jaillir de sa bouche comme par miracle par un petit coup de langue, ressemelait les chaussures avec du cuir usagé contre une petite pièce pour les enfants du quartier.

Aller à l'école sous le déluge relevait de l'exploit mais aucun élève ne manquait à l'appel car comme le disait Papa Ayache : si je peux affronter la pluie, vous le pouvez aussi!

Papa Ayache tentait vainement d'intéresser ses élèves. Le maitre enrageait de constater que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à entretenir la flamme de sa classe tout au long de la matinée. Aussi, il relâchait parfois la discipline et contait des histoires fantastiques qui faisaient rêver "ses" garçons de quelque pays lointain que leur imagination réinventait.

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--Richard, on fait rien cadeau à Papa Ayache, pour Noël?
Comme chaque année, les élèves faisaient la quête auprès de leurs camarades de classe pour offrir un cadeau à leur instituteur. Mais cette année l'argent manquait et le nombre d'élèves réduisit la somme allouée aux cadeaux.
--Et ouais mais premièrement on n'a pas d'argent et deuxièmement on est pas assez nombreux!
--Et ouais mais c'est vilain! Y faut faire un geste au moins!
--Et on va pas lui faire cadeau un sac de noyaux!
--Qu'il est con cuila, alors!
--On a qu'à jouer à cinq, vingt cinq!
--Ouais et si on perd?
--Et ben, on perd! On lui fera cadeau zboub!
Le jeu du cinq vingt cinq était une sorte de casino du pauvre qui se jouait avec un dé, un "tchic tchic" algérois. Le joueur misait sur un numéro de un à six et si le croupier faisait retomber le chiffre misé, il payait cinq fois la mise. S'il sortait un autre chiffre, il ramassait la mise.
--Et avec quel argent on joue?
--On a qu'à demander aux gens!
--N'importe quoi! Y z'ont pas de quoi acheter une olive et tu veux leur demander des sous!
--A la guerre comme à la guerre! Chacun doit ramener une pièce quitte à faire l'aumône!
--Purée si ma mère elle sait que je fais l'aumône, elle m'envoie en maison de correction!
Ce fut une grande chasse au trésor dans tout Bab El Oued. Chapardeurs, débrouillards, resquilleurs de toutes sortes s'en donnèrent à cœur joie. Mais le butin fut maigre.
--On a qu'à faire un hold-up comme dans les films!
--Ouais et toi tu serais James Cagney, n'importe quoi!
C'est Omar, le père de substitution de Richard, qui trouva la solution. Vendre le produit de la pêche des enfants à un ami qui tenait un restaurant de la pêcherie, telle était la solution. Plus besoin de dévaliser une banque. Aussitôt dit aussitôt fait, les trois lascars sous la houlette du vieil Omar sortirent en mer pour la cause exclusive de Papa Ayache.
La somme ramenée dépassa toutes les espérances et il n'y eut pas besoin de suppléments pour le cadeau de Noël de leur instituteur qui en fut bouleversé.


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Les fêtes de noël 40 du petit peuple du faubourg respiraient le bonheur des humbles gens mais dans ces années troubles où bien des hommes guerroyaient sur les chemins de la liberté, la joie ne brillait guère que dans les yeux des tout petits. Madame Chastaing reçut mille invitations de ses clientes qui refusèrent de la voir passer la soirée du réveillon au milieu de sa solitude endeuillée. Les "mauvaises langues" commentèrent les raisons de cette subite bonté d'âme en stigmatisant les cadeaux que ne manquerait pas d'offrir la vielle dame aux enfants de la famille.

--En plus, tout le monde se doute bien qu'elle ne viendrait pas les mains vides. Et en ces temps de vaches maigres, ça vaut son pesant d'or!
Bien faire et laisser dire, telle fut la devise de la famille Capomazza qui accueillit chaleureusement madame Chastaing et si les fêtes n'eurent pas la résonnance souhaitée, elles furent tout de même emplies d'espoir et de recueillement.


Richard profita des vacances scolaires pour gagner un peu d'argent en passant des nuits blanches dans le fournil de Di Méglio. Prenant au sérieux son rôle de soutien de famille, il ne rechigna pas à travailler d'arrache pied car malgré la guerre qui sévissait en France, les habitants du quartier se firent un devoir de fêter dignement la fin de l'année, espérant le retour prochain de leurs hommes.
Mais il n'en demeurait pas moins un enfant qui profitait avec délectation du temps libre que lui laissait son emploi du temps. Avec ses amis Pierrot et Norbert, il continua à sortir en mer quand les vents le permettaient, à "taper" le match au jardin Guillemin et à resquiller pour entrer au cinéma. Parfois, les trois amis "montaient" en ville pour faire comme tout le monde mais s'arrêtaient le plus souvent au square Bresson pour admirer les petits bourricots. Jadis, ils promenaient sur leurs dos les petits algérois mais aujourd'hui, les temps étaient durs et leurs selles pourtant richement harnachées restaient désespérément vides. Alors Bab El Oued reprenait la main, le jardin Guillemin retrouvait tout son attrait et si ce n'était l'absence des hommes et le rationnement, le faubourg conserverait l'insouciance d'un quartier heureux aux prises avec les joies et les peines habituelles de la vie. Les mamans descendaient toujours au square pour papoter tout en surveillant leurs progénitures qui gambadaient sur la grande esplanade des jardin Guillemin. Les enfants se disputaient toujours pour une bille ou un noyau et les plus grands faisaient les yeux doux aux jolies midinettes. Les ménagères pressaient leurs enfants de descendre "en bas la rue" pour ne pas les "avoir dans les jambes" et le matin, le balcon accueillait les discussions féminines sur le menu du jour.


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