vendredi 23 décembre 2011

LA SYMPHONIE DES ODEURS DE MIDI A BAB EL OUED de André Trivès

Une partie de mon enfance j'ai habité au n° 4 de la rue Mazagran dans le quartier Rochambeau. Je suis resté un peu étranger à ce lieu car je continuais d'aller à l'école de la place Lelièvre. L'usage faisait que tous les midis, je rentrais déjeuner à la maison et le parcours entre l'école et chez moi se déroulait comme une pièce de théâtre où les scènes de la vie courante s'y répétaient à l'infini. D'ailleurs, la joie d'une enfance insouciante résultant de la douceur du temps, la vie au jour le jour sans chichis comblant les ambitions, l'aide naturelle des voisins sur laquelle on pouvait compter sans réserve, la beauté de la mer qui cristallisait sa palette de bleus chatoyants entre Padovani et le Petit Bassin, le caractère fataliste des petites gens marqués par les revers de la vie, la bonne humeur comme antidote à l'existance souvent injuste et aux vicissitudes du quotidien, et, tout là-haut sur la colline, Notre Dame d'Afrique, l'icône des croyants dressée majestueusement sur son piedestal, pour rappeler aux familles de Bab el Oued qu'envers et contre tout, la dignité nous pousse à toujours rester debout; rien, mais vraiment rien ne pouvait laisser penser à un changement des habitudes héritées de nos aïeux. Comme celui de la veille, comme celui du lendemain, mon retour se déroulait par les mêmes endroits, peut-être aussi parce qu'à l'âge de dix ans les repaires sont toujours rassurants: après la rue de Chateaudun que je dévalais en courant avec une accélération dans la pente entre Loukal le marchand de poules et le bar Costes à l'angle du marché, je redescendais la rue des Moulins, laissant derrière moi le brouhaha des ménagères qui se pressaient à l'entour de midi et des marchands de légumes qui criaient dans une ultime ardeur leur désir de liquider à meilleur pris les produits qui restaient encore sur leur étal. Je faisais une courte halte au magasin de mon père qui me confiait un filet à trous contenant un morceau de glace conséquent; alors commençait pour moi un trajet pénible avec cette charge fondante qui tétanisait mes bras à tour de rôle et ne manquait pas de rafraîchir mes jambes rougies par le froid. Je traversais en courant la circulation automobile qui montait et descendait l'avenue des Consulats, des coups de klaxons intempestifs martelaient l'empressement des conducteurs à regagner la table familiale tout comme moi. Je me ressassais les consignes de mon père quelques instants auparavant:" fais bien attention en traversant..". En passant devant L'Olympique mon regard se portait sur le panneau d'affichage qui alignait les écussons des clubs de foot annonçant les résultats et les classements des championnats nationaux et locaux. Ce grand tableau qui se présentait comme une fresque historique, faisait la joie des supporters lorsque leur favori avait gagné; une foule compacte se précipitait tous les dimanches à la sortie du cinéma vers dix neuf heures pour découvrir la performance de leur club chéri et L'Olympique soulevait de belles émotions



Après avoir humé l'arôme picotant des épices de l'épicerie de l'Etoile Blanche à hauteur de la station de taxis du boulevard de Provence, je marquais une halte devant le commissariat du 5° arrondissement et après avoir laissé une flaque d'eau sur le trottoir, je poursuivais par la place Wuillermoz déserte à cette heure là, remontais la rue Rochambeau, laissant sur ma gauche le Café de Cadix où l'heure des rencontres autour d'une kémia battait son plein: la voix émue de Salvador racontant avec nostalgie l'aventure inouie du mariage de sa fille Pierrette partie à jamais avec un américain pour les Etats Unis était couverte par celle de stentor du dénommé Babeuf s'esclaffant de la dernière histoire. Je retrouvais en stationnement La Skida, un véhicule de collection d'avant-guerre avec ses roues à rayons, un instant la rue s'embouteillait à la manoeuvre d'un camion-citerne effectuant une marche arrière en direction du garage, enfin, l'odeur sucrée de la fabrique de dragées et la cohue de l'épicerie Apicella, m'annonçaient la fin proche de mon périple où la faim me tordait l'estomac.



Je débouchais dans la rue Mazagran, laissant derrière moi les escalier menant au Marignan et l'école Rochambeau désertée, mon regard se fixait sur une vue de carte postale: le bleu de la mer brillait de mille feux dans l'encadrement sombre des immeubles qui bordaient la rue, et sur le parapet qui longeait le front de mer entre Padovani et les Bains de Chevaux, la silhouette des pêcheurs immobiles découpait l'horizon; au loin dans le sillage des paquebots qui revenaient ou partaient pour la France, les fumées noires se dissipaient comme les rêves vagabonds qui traversaient la naïveté de mon enfance. Si le trajet m'était paru long en marchant rapidement, je dois avouer que pour gravir les escaliers de mon immeuble où nous occupions le 6° et dernier étage, j'allais cette fois-ci prendre tout mon temps pour savourer un moment exceptionnel qui allait ravir mes narines: sentir les odeurs alléchantes de cuisine qui embaumaient la cage d'escalier.



Dès le rez-de-chaussée, j'étais excité par les effluves de poivrons grillés et d'aubergines frites qui me déclenchaient un torrent d'eau dans la gorge desséchée. Ce n'était qu'un mise en bouche. A l'étage au-dessus une friture de petits rougets émerveillait mon odorat et mes papilles se désolaient de n'avoir rien à se mettre sous la dent. Je ralentissais la montée et inspirais profondément pour déguster au maximum ce festival de cuisines méditerranéennes. Je me léchais les lèvres à l'idée de ce festin virtuel que j'imaginais. Au 2° étage, je n'avais aucune peine à reconnaitre la marmite qui mijotait les haricots blancs avec un concentré d'ail et de koumoun qui s'accompagnait d'une graine de semoule concoctée par Madame Amar qui prévenait les siens:" A table! je vous ai préparé un couscous-loubia". Je continuais lentement ce chemin initiatique des fumées odorantes qui abreuvaient ma langue et me donnaient le sentiment que toutes les mamans de l'immeuble s'étaient données le mot pour m'offrir à la même heure un récital de senteurs appétissantes comme une récompense pour adoucir le pénible trajet que j'accomplissais avec ce lourd et encombrant morceau de glace. Le 3° étage ne dérogeait pas à la règle: les beignets de sardine de la mémé Cozzolino enflammaient mon appétit et donnaient au menu de l'immeuble une note de réjouissance supplémentaire. Je passais d'un palier à un autre sans regret, les plaisirs étaient partout les mêmes. Le ragoût de mouton du 4° étage était un monument de saveur qui s'infiltrait dans tous les recoins, et lorsque s'ajoutaient les cocas aux blettes avec une pointe d'anchois, les cocas à la soubressade et les cocas farcies de frita justes sorties du four, les escaliers devenaient les Champs Elysées de la gastronomie. Enfin, le 5° étage était la dernière satisfaction de mes repas inaccessibles où j'attribuais le prix d'excellence à Madame Abisserour pour son couscous "magique". Ce n'était pas un "couscous comme là-bas", c'était un "couscous comme ici". J'inspirais à plein poumons les émanations qui se répandaient sur le palier et je gravissais le dernier étage en apnée pour garder le plus longtemps possible cet oxygène au parfum de délice. Arrivé chez moi, les narines perturbées par tant de saveurs, je me régalais avec les artichauts à la barigoule ou le "potaré" que me préparait ma mère et qui calmait les manifestations bruyantes de mon estomac.



Je repartais à l'école vers 13 h en dévalant les escaliers 4 à 4,les odeurs s'étaient estompées; désormais j'avais hâte de retrouver la partie de billes qui m'attendait sur la place Lelièvre jusqu'au retentissement de la cloche. Au retour de l'école vers 17 h, mes narines étaient de nouveau en éveil et mes glandes salivaires à l'épreuve; je retrouvais en grimpant les étages des odeurs différentes sucrées et caramélisées, des parfums de canelles qui habillait les gâteaux que les mamans préparaient amoureusement pour le goûter de leurs rejetons affamés. L'immeuble se transformait en pâtisserie internationale et chaque étage avait sa vitrine de gâteries achalandée suivant les jours et les périodes de fêtes religieuses; j'inspirais à pleins poumons l'air suave qui se répandait du sol au plafond et qui me faisait deviner les roulés à la confiture, les tartes au citron,les biscuits au chocolat, les figues et dattes farcies de pâte d'amande, les mantécaos, les rolliettes, les oreillettes, les endjenettes, les makrouds, les beignets sucrés, les patates douces, les cigares et les croquets aux amandes, et à Pâques, une seule odeur affirmait sa dictature dans tout Bab el Oued, c'était celle de la "mouna" que l'on venait de faire cuire dans le four du boulanger.



La cage d'escalier de mon immeuble représentait sans le savoir une sorte d'autitorium olfactif à la gloire de la gastronomie du pays qui, à la manière d'une symphonie musicale me charmait de belles sensations. Les mamans à l'instar d'une chorale interprétaient à l'unisson en un même lieu, un récital des goûts et des saveurs dédié aux plaisirs de la table pour la satisfaction des petits et des grands. Avec ces petits plats dont les recettes pleines de secrets se transmettaient de mère en fille, elles nous gratifiaient d'un beau moment d'amour en direction de toute la maisonnée.


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