Ma mémoire aujourd'hui doit faire de gros efforts pour éclaircir la vase des ragots et des chimères qui s'épaissit avec le temps et finit par semer le doute. On éructe sur notre passé avec la technique de l'amalgame, on parle à notre place et on raconte notre histoire avec une méthode qui a toujours fait ses preuves: la calomnie. Pourtant, celle que j'ai vécue à Bab el Oued avant 1962 me semble tellement proche et semblable à celle partagée avec tous mes voisins qui étaient nés et vivaient dans le quartier depuis des lustres que je me dis:" On est nombreux à connaître l'exactitude sur cette vie humble que nous avons affrontée côte à côte; alors que le temps nous est compté, le moment n'est-il pas venu de témoigner ? Ce sont nos descendants qui en auront grand besoin un jour."
A Bab el Oued, l'arc en ciel qui a toujours fasciné le regard des enfants, n'avait pas beaucoup de chance d'apparaître dans le ciel de Sidi Benour ou les contreforts de la Bouzaréah; en revanche, tous les jours, il illuminait nos rues avec la beauté de ses différentes couleurs: italienne, kabyle, française, espagnole, mozabite, maltaise et arabe. Il suffisait d'entendre dans les classes chaque matin l'appel du nom des élèves pour se rendre compte que l'harmonie des différences se mettait en forme sur les bancs de l'école et que le destin commun à tous ne ressemblait en rien à celui des pays d'ailleurs; ici l'addition des pluralités cimentait de belles amitiés. Notre regretté Mohamed NEMMAS écrivait le 21 septembre 2005 sur ce site:" Nous sommes comme des Astérix quelques récalcitrants qui n'arrivent pas à en démordre de cette culture ( véritable patchwork d'italiens, espagnols, maltais, crétois) et la tchatche qui coule dans les veines des purs de BEO fait que nous sommes et seront toujours un "cru" très rare." Il voulait entendre par "cru très rare": un peuple unique en son genre.
L'échelle des valeurs qui s'imposait à tous était le dénominateur commun de toutes les cultures; qu'elle soit d'origine ouvrière, d'influence religieuse ou d'inspiration coutumière, elle attribuait le rôle essentiel à la famille. Dans ce quartier de l'époque où les métiers manuels pénibles dominaient, on percevait une grande dignité dans l'accomplissement du travail, dans le nom de famille qui se portait avec orgueil, et dans cette affirmation:" Grâce à Dieu, à la maison on ne manque de rien." Impossible de transgresser les références à l'honneur, à l'honnêteté, à la fidélité, à la politesse, au travail bien fait, au respect des anciens et de la hiérarchie, à la solidarité et à l'amitié sans que l'on se fasse traité de "falso", "d'artaille", de"falampo", ou de " ch'mata ben ch'mata". Je revois le visage des personnes qui animaient les scènes de mon quotidien,des petites gens, rien que des petites gens j'entends leur voix et j'ai l'impression qu'elles me réclament une juste étincelle de fierté en rappelant l'oeuvre modeste accomplie au cours de leur laborieuse destinée. Le film tourne en boucle avec le son d'un tango de Carlos Gardel qui déverse sa mélancolie et rappelle la rencontre des amoureux de la danse sur la piste de Matarèse à côté des bains Padovani. Combien de nos pères ont revêtu le costume cintré du dimanche avec chemise en popeline à col cassé et noeud papillon, tandis que nos mères encore jeunes filles, sortaient dans le plus bel apparat, gantées et chapeautées dans une robe longue fabriquée par leur mère, avec un col de guipure arborant une broche en or ou un camélia. C'était, avec le cinéma, et les spectacles de revues parisiennes présentaient sur la scène du Majestic, la distraction préférée du dimanche en matinée. Ils adoraient glisser leurs pas sur le parquet enfariné bercé par un air cajoleur de rumba. La fête s'installait au rythme d'un banjo effréné qui accompagnait la danse à la mode: le charleston. Puis s'enchaînait la série de valses musettes enlacés dans l'harmonie d'un accordéon qui les soûlait de virevoltes infinies autour de la piste. Et, lorsque la marche cadencée d'un paso-doble euphorisait la salle toute enti8re, c'était, avant tout, parce qu'elle leur rappelait l'Espagne de leur origine. Ils reprenaient leur souffle sur la terrasse qui surplombait la plage déserte, grillaient une dernière cigarette, le temps semblait suspendu pour l'éternité, un dernier fox-trot endiablé sonnait l'heure de la rentrée, il fallait déjà penser au travail du lendemain qui les attendait sur les chantiers dès l'aube, et renouer avec la brûlure des crevasses qui ensanglantaient leurs mains.
Mais en attendant, ces jeunes filles et ces jeunes garçons transportaient d'enthousiasme se quittaient au crépuscule de la nuit qui se posait sur Bab el Oued, heureux d'avoir assouvi leur passion pour la danse à Padovani où, durant quelques heures, ils avaient mis entre parenthèses la dureté de leur quotidien. Ils se promettaient de se retrouver le dimanche suivant.
Tous nous avons eu une enfance entourée d'affection et choyée par des parents qui trimaient pour accorder un mieux à la condition ouvrière des années d'après guerre. Eux aussi n'avaient-ils pas été en leur temps de turbulents "dimoni" gâtés et aimés par nos grands-parents, des immigrés venus de la misère des quatre coins de notre "mare nostrum" pour espérer donner un avenir meilleur à leur famille ?
Les jours de fête religieuse, à l'occasion de l'Aïd, de Kippour ou des Rameaux, une grande liesse s'emparait du quartier où toutes les attentions se portaient sur les enfants qui avaient le rôle principal. Ils étaient habillés sur leur "trente et un" et jouaient sans le savoir la plus belle parade de l'innocence qui aurait pu s'intitulait:" Amour et Fraternité ". Avec une mimique juvénile pleine de candeur, des rubans multicolores noués dans les cheveux des filles qui ressemblaient à des poupées de collection, elles parcouraient les rues du quartier en tenant la main de leur frère en veste et culotte courte avec mi-bas, le visage dégoulinant de brillantine et de gomina. Ainsi, les rues de Bab el Oued sentaient le jasmin, le "rêve d'or" ou l'eau de cologne de la parfumerie Zaoui. Etre juif, musulman ou chrétien, la joie venait de tous et tous s'appliquaient à la répandre. L'assiette de gâteaux traditionnels offerte à ses voisins symbolisait l'esprit de famille qui nous reliait les uns aux autres. Ces souvenirs encore vivaces en moi peuvent paraître puérils, il n'en demeure pas moins qu'ils m'ont guidé toute ma vie à rester un homme fier de ce passé que nous avons vécu ensemble. J'ai toujours porté respect et reconnaissance à tous ceux, sans distinction, qui ont engendré dans l'amour les générations qui se sont succédées avec le sentiment qu'ils avaient accompli du mieux qu'ils pouvaient leur dessein: bâtir une famille et donner à leurs enfants un avenir meilleur comme leurs grands-parents l'avaient fait en leur temps pour eux-mêmes. Dans toutes les époques, lorsqu'on voulait expliquer sociologiquement BAB EL OUED, la porte de l'oued M'kacel, on y précisait:" quartier populaire et ouvrier à l'ouest d'Alger où toutes les communautés vivent ensemble du manoeuvre au technicien, du fonctionnaire au petit commerçant". Pour tous ces manoeuvres, ces techniciens, ces fonctionnaires et ces petits commerçants, qui étaient nés dans le quartier et qui ne l'ont quitté que pour aller se reposer définitivement aux cimetières d'El Khettar et de Saint Eugène, j'éprouve une grande fierté de les remettre à l'honneur un demi siècle plus tard.
Un peuple nouveau était né de ce magnifique arc en ciel, il était unique en son genre; il a été réduit au rang de souvenir qui inéluctablement disparaîtra avec la disparition des témoins que nous sommes.
André Trives de BEO
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