Ils n’avaient pas changé. Toujours la rigolade en bandoulière et l’amitié jetée négligemment sur les épaules comme un pull qui tient chaud et dont on ne se sépare jamais.
La joie des retrouvailles gomma en un instant leurs quatre années de séparation. Comme les cinq doigts de la main, ils se refermaient sur l’histoire de leur amitié. Le rire un instant intimidé par la perte temporaire des repaires de leur enfance déploya ses ailes pour s’envoler jusqu’aux rivages d’Alger. Le tape-cinq, seconde nature de tous les pieds noirs, renoua la complicité, soulageant la crainte d’une perte fut-elle minime, de synchronisation des réflexes d’antan. Le temps et l’espace n’avaient en rien altéré leur amitié et comme des enfants devant leur arbre de Noël, ils savouraient ce moment privilégié.
Ils profitèrent de chaque instant, « tapèrent la pancha », replongeant ainsi dans l’eau bleue de leur enfance sacrifiée sur l’autel du jeu meurtrier des grandes personnes, « draguèrent à mort » les nymphettes en bikini, dormirent sur la plage, le nez dans les étoiles à redessiner les années enfuies, évoquant les noms et les visages perdus, les maîtres d’école, les profs, les rencontres de football qualifiées chaque jour de « matches du siècle », les créponnés de Grosoli et la kémia des cafés de Bab El Oued, les cinémas « plus beaux et plus grands que ceux de France », l’A.S.S.E et le Gallia, clubs qui se partageaient les faveurs des supporters du faubourg, des événements et du départ. Et la déchirure. La vue d’Alger engloutie par la ligne d’horizon et l’impression subite de devenir orphelins, d’être en manque et de croiser « Madame la Nostalgie ». De savoir, de comprendre qu’elle accompagnerait chaque instant de la vie. D’être devenus des exilés. Pour la vie.
La nouvelle du décès de la mère de Jacky enfonça la maison Benaim dans le recueillement. Cette femme issue des jardins d’Arabie s’en était allée aux pays des yeux perdus quelques mois auparavant sans que la nouvelle ne parvienne au sud de la France. Elle avait clos ses paupières comme elle avait refermé ses persiennes avant de quitter son appartement de Bab El Oued. Sans un mot. Elle avait regardé une dernière fois ses fils avant de sombrer dans la solitude éternelle. Cette femme, cette mère issue de la casbah judéo-arabe, quartier parfumé d’Orient et d’Occident, de kemoun et d’anisette, monde disparu aux confins du désert et de la France , cette exilée du cœur et de l’amour avait refusé l’autre décor, l’autre supplice, l’autre dénuement. Le voisinage exubérant de là-bas, sa famille adoptée, ses sœurs de palier l’avaient abandonnée pour se perdre elles-mêmes dans les méandres de l’exode. Le départ refoule parfois des larmes salées mais l’exil récupère toujours le chagrin. Un chagrin qui endeuilla la maison cannoise embourbée dans les réminiscences d’autrefois.
--« C’est pas malheureux! Même pas on était au courant. Comme des sauvages, on vit dans ce pays. Tiassardo, De Gaulle! »
--« Laisses De Gaulle où il est, va! Rien son nom y va nous porter la schkoumoune! »
--« Que le Bon D…. y nous en préserve! Laïstarna! »
Le parler de la casbah avait encore de beaux jours devant lui dans la maison des Benaïm.
Le séjour des « parisiens » tirait à sa fin. Certains évoquaient déjà un deuxième « rapatriement »
--« Purée, Azrine y vient, je descends vivre au soleil. Ma parole, regardez, on dirait qu’on est à Alger! »
--« En plus, c’est tellement petit, que même si on veut pas se voir, tous les jours on se rencontre. Comme chez nous! » insista Richard.
Jacky et Victor, plus réalistes parlaient de travail, de situation, de famille à suivre ou à mener vers le salut. Mais tous se promettaient de s’installer un jour au bord de la grande bleue.
Il restait trois jours à Richard pour parler de Carmen à ses amis. Jusqu’alors, il éludait les questions sur les filles de Cannes « qui tombaient comme des mouches » devant son regard de velours. Jusqu’alors, il attendait le retour de sa belle partie en vacances dans l’Andalousie, terre originelle de sa famille avant le grand départ pour « l’eldorado algérien ». A présent, elle était là et Paulo, comme à son habitude, bavait devant la beauté sauvage de cette fille alors que Roland s’étonnait de l’amour qu’elle semblait porter à son ami.
--« Bardah! Tu vas pas me dire qu’elle est amoureuse de toi? Ou alors, tu lui as crevé les yeux pour pas qu’elle voit comment tch’es vilain! »
--« Tu lui as donné le compte, j’espère? » renchérit Victor la malice en bataille.
--« Le comp-te de sa mère! » martela Paulo, le rire plissant son regard de fouine.
Seul, Jacky demeura muet. Plus discret que ses amis, il se contenta de prendre le bras de Richard et l’entraîna à l’écart.
--« Oh! Tch’es pas amoureux d’elle, j’espère? »
Devant l’acquiescement de Richard, Jacky chuchota en se penchant vers lui:
--« Bou! Tch’es devenu fou ou quoi? A ce point, la France elle t’a niqué le moral que tu déconnes à ce point? Raïben, ta mère! Après l’exode, elle croyait avoir tout subi! »
--« Attends! A t’écouter, je commets le mal absolu! »
---« Ah bon, mainant tu sors les mots de l’armoire! Qué, mal absolu! Aujourd’hui, nous autres, les jeunes, on a une priorité absolue, tu vois, moi aussi, je sors les mots de l’armoire, cette priorité c’est de perpétuer l’œuvre de nos ancêtres malgré la dispersion. Si on se met avec des filles qu’elles sont pas de chez nous, alors adieu veaux, vaches, cochons. Y reste plus rien de ce qu’y nous ont enseigné, nos parents. »
--« Oh les babaos! Vous tapez les messes basses! Vous intriguez, maint’nant! Disez-nous tout! ». Victor avait rejoint ses amis mais en s’approchant d’eux, il avait compris le sérieux de la discussion que Richard conclut en invitant tout le monde à débattre de ce problème le soir venu. L’instant présent réclamait la pancha dans la mer...........................
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