lundi 27 juin 2011

CHRISTIAN JAMBET LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE

Christian Jambet, né le 23 avril 1949, à Alger, est un philosophe français.
Agrégé de philosophie, professeur en classe de Première supérieure (khâgne) au lycée Jules-Ferry (Paris), il est chargé de cours sur l’islam à l’École supérieure de commerce de Paris, et en philosophie islamique à l’Institut d’études iraniennes (Université de Paris III-Sorbonne nouvelle). Après un fort engagement maoïste en 1968, sa découverte de l’œuvre du grand orientaliste Henry Corbin l’oriente vers la philosophie du shî’isme. Il connaît l’arabe et le persan. Il a publié La Logique des Orientaux, Le Seuil, 1983 ; La grande résurrection d’Alamût, Verdier, 1990 ; L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Fayard, 2002. Il dirige la collection « Islam spirituel » aux éditions Verdier.
Christian Jambet parle au Monde:  
Contre les extrémistes de la charia et contre le discours simpliste qui assimile l'islam au terrorisme, le philosophe tente, en explorant les textes, de faire entendre une voix dissidente.
On parle bien légèrement de l'islam, ces temps-ci. Bien dangereusement, surtout. Ici et là, l'idolâtrie terroriste s'en réclame pour semer l'effroi. Face à ce délire criminel, un breuvage grossièrement culturaliste et islamophobe envahit chaque jour un peu plus la conscience dite "occidentale". Mais en réalité, ces deux discours armés convergent vers une seule et même catastrophe : le bouclage définitif du sujet musulman en son devenir meurtrier.
Quelle chance, dans ce tumulte, de faire entendre une parole discordante ?
"Aucune, tranche d'emblée Christian Jambet. La pression est incroyable. D'un côté, Ben Laden a réussi son coup : convaincre tout le monde que la vérité de l'islam est apparue le 11 septembre. De l'autre, on assiste à un recul des Lumières en Europe, et au triomphe de ce qu'on pourrait appeler le "syllogisme d'Alexandre Adler" : islam = djihad, djihad = terrorisme, donc islam = terrorisme".
Dès lors, pour le savant en religion, la tentation est grande de faire retraite. Si bien que, à presque 54 ans, Christian Jambet cultive une sorte d'isolement salvateur. "Alors, dites-moi, que se passe-t-il dans le monde extérieur ?", lance-t-il à son visiteur, avec une moue malicieuse, au seuil de son petit sanctuaire parisien, tapissé d'ouvrages théologiques (en arabe ou en persan) et de "napoléonneries en pagaille" sur lesquelles veillent un ange de l'école de Sienne et un portrait du président Mao. Et puis, en bonne place, tout près du bureau, une photo de l'ami Foucault avec son chat, et une autre où l'on reconnaît le jeune Jambet (look seventies, style agrégé de philo) aux côtés de son "vieux maître", l'orientaliste Henry Corbin, qui l'engagea autrefois et sans retour dans l'étude des mouvements extrêmes - révolte gnostique et messianisme chiite - en islam.
A partir de cette rencontre cruciale, Jambet n'en finit plus de traduire et de commenter, pour exhiber à son tour la face voilée mais bien vivante d'un autre islam, réfractaire à toutes ses caricatures sanglantes. Intense corps-à-corps avec les textes, dans une fidélité vraie à cette décision fondamentale : l'islam est en guerre avec lui-même, déchiré entre formes de liberté et d'asservissement, entre vocation spirituelle et crispation puritaine. La victoire du fanatisme, en ce sens, n'est autre que celle des maîtres de la charia intégrale sur les rebelles de l'exégèse symbolique. Depuis ce désastre s'annonce le deuxième exil de Christian Jambet : "Nous nous retirâmes dans le désert",écrivait déjà cet ancien dirigeant de la Gauche prolétarienne, au milieu des années 1970, pour décrire le congé donné à ses années mao (L'Ange, avec Guy Lardreau, Grasset, 1976).
LA QUÊTE D'UNE POLITIQUE DE L'ABSOLU
Nouvelle déception, un quart de siècle plus tard, pour le professeur de khâgne incandescent : "C'est vrai, je ne me cache pas d'une certaine amertume, et j'en arrive parfois à ne plus vouloir rien combattre du tout. Car Ben Laden, c'est la deuxième mort d'Henry Corbin. Lui dont l'espérance était l'indépendance de l'islam spirituel, il verrait que le monde a choisi de faire passer en avant-scène des wahhabites coupeurs de tête, c'est-à-dire tout ce que nous avions pensé pouvoir refouler ! Un peu comme dans le cas du marxisme, où ce qui a pris le dessus, c'est Pol Pot. Mais je n'ai rien à voir avec la figure de la belle âme, je suis hégélien jusqu'au bout : si le réel est rationnel, ce qui ne l'est pas, pour moi, c'est la forme de la conscience qui l'accompagne. Le philosophe vient toujours trop tard, mais sa tâche est de mettre un coin entre le réel et la conscience."
De la révolution culturelle à la rébellion spirituelle, et de la Chine rouge à l'Orient chiite, c'était donc la même espérance, la même quête d'une politique de l'absolu, qui serait venue casser en deux le déroulement causal de l'histoire empirique : "Depuis le début, je prends le parti du plus faible, et tous mes livres portent sur des figures oubliées, jugées sans intérêt au regard de la philosophie dominante. L'ontologie de l'islam, c'est l'ontologie des faibles, des contemplatifs, des gens qui croient à des miroirs, des branquignols qui ont des noms à coucher dehors, des foutaises, quoi ! Mais je ne peux pas ne pas accorder la plus grande importance au messianisme comme doctrine du futur. Et quand je lis que la destination de l'homme, c'est sa divinisation, je ne peux pas m'empêcher d'entendre les échos de ma jeunesse. Même si ça fait rire tout le monde, au moment où on applique à l'islam les généalogies délirantes qu'on réservait autrefois au marxisme : les ismaéliens sont les précurseurs de Ben Laden, tout comme l'origine du goulag est dans les écrits de jeunesse de Karl Marx..."
Pour Christian Jambet, l'ontologie est donc insurrection. Dense et difficile, son dernier ouvrage porte sur l'"énergétique de l'être" chez Molla Sâdrâ, penseur chiite ascétique et solitaire, disparu en 1640, qui milita toute sa vie contre "les gens de l'aveuglement", c'est-à-dire ces juristes qui voulaient (déjà) rabattre l'islam sur une pure contrainte politique.
Avec L'Acte d'être, étude magistrale consacrée à la doctrine sadrienne de la révélation, il poursuit son exploration des trésors transhistoriques de la spiritualité musulmane, et montre que Sadra représente non seulement le "point conclusif" de l'ontologie en islam, mais aussi une "révolution dans le champ de la pensée philosophique" en son acception la plus universelle. Ultime effort pour briser l'homonymie funèbre de l'islam et du terrorisme ? "Il n'y a pas un mot là-dessus, mais c'est partout entre les lignes." Sans grand espoir, cependant, car, dit-il, "nous revenons à une situation de silence, où il y a scission complète entre l'esprit public et la philosophie, et où le savoir authentique devient de plus en plus une activité clandestine". D'où, encore et encore, la tentation du désert, si bien exprimée jadis par Molla Sâdrâ lui-même : "Je me retirai loin de leur société et de leur convivialité, annonçait-il, me dérobant à l'obstination des fils de ce temps."
Jean Birnbaum

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