Richard Durand, Norbert Timsit et José Vidal remerciaient le ciel, les professeurs, le lycée, la terre entière et même ses alentours après leur première journée. Leur initiative de se regrouper à un pupitre de trois élèves n’avait soulevé aucune objection de la part de professeurs prioritairement occupés à faire connaissance avec les nouveaux venus de toutes les écoles primaires alentour.
-Putain! C’est moins pire que j’croyais, en fin de compte !
-Si tu parles comme ça en cours, mieux tu dis que tié muet ! ironisa Richard sur le « phrasé » de José qui reprit son ami au vol en usant d’un bon sens qui étonna Norbert.
- Comment je dis que je suis muet si ch’uis muet !
Richard tempéra son ami.
- Qu’est ce tu crois, que les autres y parlent mieux que nous ? Qu’on soit d’ici, de Bab El Oued ou de chez Azrine, on parle tous le pataouète ! Nous autres, on rajoute une louche de judéo-arabe, c’est tout. C’est seulement quand on écrit en vrai français qu’on voit la différence !
Les trois amis, sortis à 10 heures du lycée, étaient assis sur les marches de l’école de la rue de Toulon. Au passage, ils avaient négocié le prix d’une kesrah avec Mr Vidal, le boulanger à l’angle de la rue Marengo et de la rue de Toulon, autre figure du quartier. Issu d’une famille ibérique toute entière vouée à la fabrication du pain, il s’était fait une sacrée réputation de boulanger et de coureur cycliste amateur. Au sein de son club, le C.C.B.E.O. Il représentait la casbah toute entière composée presque exclusivement de musulmans et de juifs, lui le catholique.
- Cuila, à tous les coups, c’est un marrane ! plaisantait-on dans les ruelles de la casbah et les allées des synagogues en évoquant son attachement à ce quartier.
- Oh ! Kaderoussel, tch’as pas été à l’école ? s’étonna Norbert en voyant son ami sortir de la boulangerie.
- Mon père, il en a marre des études, il a dit « tu vas apprendre le métier de Mr Vidal et après tu deviens boulanger. Comme ça, toujours tu manges à ta faim !
- Tain, il est intelligent, ton père hein ? feignit de s’étonner Richard, attendant la riposte de Kader qui ne vînt pas.
- Chez nous, on discute pas avec le père. Et puis, tu veux j’te dis, je préfère travailler. Houla ! Apprenti, je finis ma journée, mssieu Vidal, y me paye ! Cha !
- Mais tu vas travailler la nuit, espèce de bourricot d’Espagne ? s’inquiéta José, conscient que Kader était tout, sauf un noctambule.
- Vous, vous dites A la grâce de Dieu , nous on dit Inch Allah ! répliqua Kader, imprégné de ce fatalisme oriental qui nimbait son environnement familial.
- Comme tu veux, tu choises ! conclut Richard
*****
La famille Durand habitait l’immeuble depuis sa construction en 1846. Elle avait quasiment réquisitionné tous les appartements qui se transmettaient de génération en génération avec les quatre filles et les deux garçons qui ne voulurent habiter ailleurs sous aucun prétexte. Aussi, quand ils se marièrent, tous résidèrent au 31 rue Marengo sans se poser la moindre question, chacun s’attachant à trouver un appartement dans l’immeuble.
Le nom des Durand reste attaché à deux hommes :
Le premier, l’illustre rabbin Simon Ben Semah Duran, débarqué à Alger en 1391, date de l’inquisition médiévale. Astronome, théologien, médecin, entre autres sciences ardues, parlant couramment sept langues, il réunifia le judaïsme du pays en compagnie de son maître, Isaac Barfat Ben Chechet. Dans les premières années, il tenta d’exercer la médecine mais fut confronté à la concurrence des marabouts. Découragé par cette médecine obscurantiste, il accepta le rôle de rabbin salarié, rédigea de nombreux ouvrages dont les « Taqqanots » réponses de la religion sur les successions et droits matrimoniaux du judaïsme. Plus connu sous le diminutif de « RASHBAZ » il repose au sein du mausolée des deux saints en compagnie de « RIBACH » au cimetière de Saint Eugène.
Le second, ami et ambassadeur d’Abd El Kader, chef de la nation israélite, conseiller du premier gouverneur des possessions françaises en Afrique du Nord, le Comte Drouet D’erlon, rédacteur du traité Desmichels, fût l’homme qui entérina le choix du gouverneur de rajouter un « d » à Duran afin de remplacer « juif Duran » sur les documents français
La famille Durand était la famille juive la plus respectée d’Alger. Mais les Durand de la casbah ne se souciaient guère de cette gloire passée. Les hommes de la famille partaient tous les matins à leur travail, le coeur et l’âme fière car, ici plus qu’ailleurs, comme dans tout pays méditerranéen, l’homme méritait le respect de son entourage grâce à la façon dont il faisait vivre sa famille.
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