Le 23 août 1860, Napoléon III, l’Impératrice et le Prince impérial, âgé de quatre ans, quittent Paris pour visiter non seulement Nice et la Savoie, acquis tout récemment, mais aussi une partie de l’Algérie. Pour la première fois dans l’histoire de la France, un souverain va se rendre dans l’une de ses possessions d’outre-mer. Alger est alors une ville de 40 000 à 50 000 habitants dont le caractère cosmopolite frappe beaucoup les visiteurs. Car, à côté de la vieille ville musulmane, une ville européenne est en cours d’édification. Elle comprend notamment une préfecture, une cathédrale, un théâtre, un lycée, une école de médecine et de pharmacie, et même une usine à gaz. Le 17 septembre au matin, l’une et l’autre sont réveillées par les musiques militaires. L’Empereur arrive. Les troupes sont très vite déployées.
Le port est loin d’avoir l’ampleur qu’il acquerra après l’ouverture du canal de Suez. La jetée, longue de deux cents mètres qui relie la terre ferme au Penon, n’isole qu’un bassin de trois hectares. La liaison entre le port et la ville est mal assurée : c’est sur une grève que le couple impérial touche le sol africain et qu’il est reçu par les autorités civiles et militaires. Après que leur calèche ait emprunté une pente douce située plus au sud, l’Empereur et l’Impératrice abordent la ville par la place Bresson, où s’élève le théâtre. La foule les acclame. Ils rencontrent des notables indigènes, caïds, aghas, ainsi qu’une délégation kabyle – fait significatif, la Kabylie, depuis 1857, est, en principe, pacifiée. Ensuite, la voiture emprunte la rue Bab-Azoun – c’est alors le centre d’Alger – parvient à la place du Gouvernement, toute proche de la cathédrale, où le couple impérial est reçu par l’évêque, Mgr Pavy. Puis, il se rend au Palais d’hiver, bâtiment contigu, où lui est présenté un hôte de marque, le bey de Tunis. Le lendemain, l’Empereur effectue une promenade à pied dans la Casbah ; puis il visite le reste de la ville, en attelage à la Daumont, mais en roulant lentement, ce qui permet à la population de l’approcher et de lui parler.
L’après-midi du 18 septembre, second acte de la visite des souverains : l’inauguration du boulevard de l’Impératrice, belle avenue, longue de près de deux kilomètres. De plus vastes projets ont été conçus : aménager des quais sur le port, édifier entre ceux-ci et le boulevard toute une série d’entrepôts. Alger sera ainsi dotée « d’un dock immense et d’une superbe promenade, d’une large terrasse supportée par une haie de hautes arcades, dont chacune sera un magasin, et une double rampe assurera la liaison entre le port et la ville ».
Le 19, se déroule la partie militaire d’un trop court séjour. C’est d’abord, à Maison-Carrée, une fantasia organisée par le général Yusuf, une charge de cavaliers jonglant avec leurs armes et les déchargeant en passant devant l’Empereur. « Ce n’est pas un peuple, c’est une armée ! » dit-il. L’après-midi, les troupes –goums aussi bien qu’unités plus classiques – sont passées en revue sur le champ de Manœuvres, entre Alger et Maison-Carrée, par l’Empereur et par le bey. Dans la soirée, le dîner est servi dans la cour du lycée, une ancienne caserne de janissaires située rue Bab-Azoun.
Napoléon III y prononce un discours qui comporte, comme disent, de nos jours, les journalistes, une « petite phrase » très importante. L’Algérie, dit-il, « n’est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe ». Terme qui n’est pas une nouveauté – il est apparu dans une brochure de 1834, et il est familier au duc d’Aumale – mais dont l’emploi, par l’Empereur, n’en aura pas moins un grand retentissement.
Après le dîner, le cortège se rend directement au port, tandis qu’un feu d’artifice est tiré depuis les hauteurs de la Casbah.
Napoléon s’intéresse à l’Algérie depuis longtemps. Il se tient informé de tout ce qui la concerne non seulement par les rapports des hauts fonctionnaires et des généraux, mais aussi par des voies parallèles, par des conseillers privés, notamment par Thomas-Ismaïl Urbain, métis de la Guyane converti à l’islam et époux d’une musulmane. Toutes les lettres, toutes les notes parvenues aux Tuileries lui montrent que deux graves problèmes, au moins, se posent en Algérie.
Tout d’abord, celui des relations entre certains musulmans et certains Européens. En 1860, les civils européens sont peut-être 150 000. Ils ne seront que 200 000 en 1870. En grande majorité, ils résident dans les villes de la côte, où ils sont artisans, commerçants, pêcheurs, employés, fonctionnaires. Ceux qui demandent une concession de terres ne constituent qu’une minorité. Et, au sein de celle-ci, on discerne deux catégories.
D’une part, les vrais « colons », qui consacrent leur vie, souvent héroïquement, au défrichement et à l’assainissement des terres. Dans la Mitidja, autour de Boufarik et de Blida, ils réalisent une œuvre admirable. Il en est de même dans la plaine du Chéliff, et, près d’Oran, dans celle de la Senia. Toutefois, le champ d’action de ces colons, qui exécutent loyalement le cahier des charges ne représente que 1/7e des terres attribuées à des Européens au titre de la colonisation. Quant aux 6/7e, ils ont été remis à une autre catégorie d’Européens : les spéculateurs.
L’administration leur a d’abord distribué des terres qui appartenaient au beylick, en 1830, c’est-à-dire à l’Etat turc. Ce qui ne lésait personne. Mais on leur a également attribué des terres enlevées aux musulmans par l’administration au moyen de procédures dites de « cantonnement des tribus ». On avançait, pour les justifier, que les indigènes, n’usant que de méthodes archaïques, ne cultivaient ces terres que très mal ; que certaines tribus disposaient de territoires trop vastes pour elles ; que le progrès économique exigeait que l’administration en attribue une partie à des Européens et « cantonne » leurs propriétaires indigènes sur le reste… Or, les spéculateurs ne cultivent pas eux-mêmes les terres qui leur ont été concédées. Ils éludent les clauses du cahier des charges. Ils ne modernisent nullement l’agriculture. Ils attendent que le prix des terres se soit élevé pour les revendre, ou bien ils les louent à des paysans indigènes, et perçoivent des loyers. Les militaires des Bureaux arabes, très proches de leurs administrés, estiment que l’on s’achemine vers une situation dangereuse ; que l’on est en train de pousser les musulmans à la révolte.
Autre problème de l’Algérie de 1860 : une vive opposition de certains civils européens et de certains militaires. Les immigrés français ne sont pas, en général, très favorables au régime impérial.
Ce qui constitue une première cause d’opposition à l’armée. Certes, lorsque celle-ci doit réprimer une révolte indigène, elle le fait sans faiblesse. Mais elle sait comprendre les musulmans, et les attirer à elle. En 1860, il existe dans l’armée d’Afrique des unités et des sous-officiers indigènes. Et les officiers d’origine métropolitaine, surtout ceux des Bureaux arabes, se trouvent en conflit, généralement, avec l’opinion dominante chez les civils européens. Ceux-ci ont obtenu, en 1858, que l’administration du pays soit désormais à direction civile, qu’elle relève d’un ministère de l’Algérie installé à Paris. Et, de 1858 à 1860, cette administration a continué à porter atteinte à la propriété foncière musulmane.
Napoléon III a profité de son bref séjour à Alger pour vérifier les informations qui lui ont été fournies discrètement. Aussi, moins de deux mois après son retour à Paris, le 10 novembre, le ministère de l’Algérie est supprimé, l’administration du pays est remise aux militaires ; le maréchal Pélissier est nommé gouverneur général. Il reçoit des directives très nettes : arrêter le cantonnement des indigènes. La propriété des terres de ceux-ci est d’ailleurs solennellement confirmée par le sénatus-consulte du 22 avril 1863.
Or, Pélissier et son successeur, Mac-Mahon, n’appliquent que très mal les directives impériales. Résultat, au printemps 1864 : la révolte de la Kabylie des Babos, la partie du massif située à l’est de la vallée de la Soummam. Il faut y envoyer 5 000 hommes d’infanterie ; puis, l’année suivante, 10 000. Alors, en dépit de sérieuses difficultés de santé, l’Empereur décide d’aller enquêter personnellement en Algérie. Il part, laissant la régence à l’Impératrice.
Le 1er mai 1865, l’Aigle, le yacht impérial, quitte Marseille. Il arrive à Alger le lendemain matin. On y a beaucoup travaillé, depuis 1860. Les grands projets ont été réalisés. Il n’y a plus de grève pour accueillir l’Empereur, mais un quai. Le boulevard de l’Impératrice est achevé, ainsi qu’en contrebas de hautes arcades, dont chacune constitue l’entrée d’un magasin. Deux rampes d’accès, accessibles aux voitures, conduisent en ville. Il y a une gare, la ligne Alger-Blida venant d’être ouverte, et les travaux de celle qui doit conduire à Oran étant commencés. Peu après son arrivée, l’Empereur lance une proclamation aux Européens : « Traitez les Arabes, au milieu desquels vous devez vivre, comme des compatriotes. » Le 4 mai, il visite les environs d’Alger : Cheragas, Staouëli, Sidi-Ferruch, la Pointe-Pascade, Saint-Eugène. Le 5, il prononce un discours à l’intention des musulmans. Il reçoit des notables auxquels il parle de « royaume arabe », de « peuple arabe ». Il se promène dans la ville, soit à pied, soit en voiture, toujours l’objet de la curiosité et de la sympathie générales. Il inspecte différents établissements. Du 6 au 8 mai, il visite la Mitidja. Le 9, il déclare au cours d’une conversation privée qu’il faut « cantonner les Européens, et non les indigènes ». Puis, il effectue un voyage qui le conduit en train d’Alger à Blida, puis en voiture jusqu’à Médéa. De retour à Alger, il embarque pour Oran, où il est reçu le 14 mai. Il pousse jusqu’à Sidi Bel-Abbès. Puis, il gagne Mostaganem, Relizane, revient à Oran, rentre à Alger parmer. De là, il se rend en Kabylie, où l’on se bat. Il visite la Djurdjura, Tizi-Ouzou, Fort-Napoléon. Rentré à Alger, il embarque pour Philippeville le 27 mai, gagne Constantine, où il réside dans le palais construit pour le dernier bey et devenu l’hôtel de la Division. Il atteint Batna, au pied des Aurès. Le 30 mai, il est à Biskra ; le 2 juin, à Lambèse, dont les ruines romaines l’intéressent beaucoup. Il manifeste le désir que soient retrouvés les tracés des voies romaines partant de la ville. Le 6, il reçoit à Bône un prince tunisien ; le 7, il passe les troupes en revue à Bougie, et c’est le retour. Le 9, l’Aigle aborde à Toulon.
L’Empereur et sa suite ont parcouru en voiture plus de 3 000 kilomètres. Tout le voyage a comporté un horaire très chargé, une alternance de séances de travail, notamment dans les Conseils généraux, et de prises de contact personnelles, tant avec des civils qu’avec des militaires, tant avec des Européens qu’avec des musulmans.
De retour à Paris, Napoléon écrit à Mac-Mahon et réaffirme que l’Algérie est « un royaume arabe, une colonie européenne, un camp français » ; qu’il faut rapprocher au maximum musulmans et Européens, ces derniers dépositaires d’une civilisation techniquement supérieure, devant être guides et initiateurs ; qu’il faut susciter chez les musulmans une mutation lente, en multipliant et en développant les contacts. Napoléon III agit. Toute une série de mesures prises en 1865 tendent à défendre la propriété foncière indigène. Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 ouvre la citoyenneté française aux musulmans, avec le droit de vote, à condition qu’ils renoncent au statut coranique, disposition qui restera en vigueur jusqu’en 1946. Un décret permet aux musulmans de participer à la gestion des communes françaises de plein exercice, et désormais les conseillers généraux indigènes ne seront plus nommés, mais élus. Enfin, la création d’écoles « arabes-françaises », sur le modèle de celles du département d’Alger, est décidée dans ceux de Constantine et d’Oran.
Napoléon III songe à donner à l’Algérie une constitution. Il la fait préparer. Il commence à faire entrer dans les faits une politique cohérente qui devrait conduire à la création d’un Etat algérien lié à la France par la communauté du souverain, par une « union personnelle », comme bientôt la Grande-Bretagne et le Canada, l’Autriche et la Hongrie. Politique dont les racines profondes se trouvent moins dans le goût de l’Empereur pour le principe des nationalités que dans l’étude réaliste du problème. Si l’on veut conserver l’Algérie, il faut ou bien y faire immigrer des Européens très nombreux – Mac-Mahon en souhaiterait au moins 600 000 – ou bien se concilier les musulmans. Or, l’immigration en Algérie est très faible, d’une part, parce que la France est un pays où la natalité est en baisse, et d’autre part, parce que les Espagnols et les Italiens émigrent ailleurs : en Amérique, en Tunisie ou tout simplement en France métropolitaine. Il apparaît donc clairement qu’il faut se concilier les musulmans. Comme on ne peut les assimiler, à cause de leur religion et de tout ce qui en découle – les éléments juridiques, « socio-culturels » - il convient de se les associer. Telle apparaît la clé de la politique dite du « royaume arabe », qui sera brisée net par le désastre de 1870.
Au cours des derniers mois du second Empire, la gauche républicaine, à laquelle les Français d’Algérie accordent en majorité leurs suffrages, a manifesté son profond désaccord avec la politique algérienne de Napoléon III. Après la chute de celui-ci, parvenue au pouvoir, elle ne tarde pas à en prendre le contre-pied. C’est, tout d’abord, la naturalisation collective de tous les Européens d’Algérie d’origine étrangère, et de tous les israélites, alors que les musulmans se trouvent soumis à un régime discriminatoire, avec le code de l’Indigénat. Puis, c’est la suppression des 36 écoles « arabes-françaises » qui constituaient un « pont » entre les deux communautés.
Enfin, la loi de 1873 facilite la cession des terres indigènes aux Européens en rendant applicable l’article 815 du Code civil, ce qui permet d’acheter une part indivise et de demander ensuite le partage. En vingt ans, la propriété indigène recule de 1/5e dans le Constantinois ; des 2/5e en Oranie ; des 3/10e dans l’Algérois. Evolution qui entraîne, en 1881, l’insurrection du Sud-Oranais.
Thomas-Ismaïl Urbain écrit l’année suivante : « Loin de progresser, nous avons perdu énormément de terrain depuis douze ans. Les musulmans s’éloignent de plus en plus de nous, et attendent, avec la résignation des fatalistes, l’heure de la vengeance. Nous payerons tôt ou tard les fautes que nous commettons et celles qui suivront forcément. » Cependant, les années passent, et Napoléon III connaît une revanche posthume, grâce à deux hommes politiques au jugement objectif. Plus Jules Ferry étudie le problème algérien, plus il retrouve les idées et même les formules de Napoléon III. Dans son grand discours du 28 juillet 1885, il prend position contre la politique de dépossession et de « cantonnement » de l’indigène. Et le 26 mai 1893, le sénateur Isaac fait, au Sénat, l’éloge de la politique de Napoléon III.
Revanche posthume pour celui-ci, d’autant plus éclatante que Ferry et Isaac avaient été, l’un et l’autre, de purs républicains sous le second Empire.
Article de René Pillorget, paru dans le n°633 de la revue Historia
merci mr , cet article m'a dévoilé une époque clef de l’histoire de mon pays que ni les français ni les algériens n'on étudier avec autant de neutralité .
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