dimanche 24 avril 2011

les synagogues dans l’Algérie coloniale du XIXe siècle par valérie assan

Valérie Assan est agrégée de l’Université. Elle prépare une thèse de doctorat sur les consistoires israélites en Algérie (1845-1905).

LES PREMIERS EFFETS DE LA CONQUETE FRANÇAISE
L’occupation progressive du territoire algérien par la France à partir de 1830 modifie en quelques années le paysage des synagogues. En effet, la première action du Génie militaire a consisté à remodeler les villes conquises pour faciliter les manœuvres de l’armée ; c’est là l’origine des nombreuses « places d’armes » du pays et des « champs de manœuvre ». Bien plus, le percement de rues assez larges et rectilignes pour le passage des troupes a impliqué la destruction de très nombreux bâtiments, souvent même de quartiers entiers. Ni les mosquées ni les synagogues ne furent épargnées par ces démolitions massives. Ainsi, la synagogue de Bône fut supprimée pour l’ouverture de la porte Saint-Augustin, une autre à Mostaganem pour le percement de la rue Porte-Neuve

À Alger, l’ampleur des destructions est saisissante. Une liste dressée en 1848 par le Consistoire algérien, organe tout juste créé par l’État français, révèle qu’au moins onze « temples » juifs ont été démolis.

Presque tous étaient concentrés rue Sainte, à l’intérieur du quartier juif. Leur capacité d’accueil est estimée à 2 300 personnes en tout. Si l’on considère que la population juive de la capitale est évaluée à 6 000 personnes en 1830, et que seuls les hommes se rendent alors dans les lieux de prière, on peut penser que presque toutes les synagogues de la ville ont disparu en quelques années. Beaucoup d’entre elles constituaient des témoignages du judaïsme algérien dont on peine aujourd’hui à imaginer la richesse : telle la synagogue Siari, aux murs ornés des textes de son propriétaire, le poète Abraham Siari, disparu en 1714.

Un autre document, faisant état des temples formés à la suite de ces destructions, montre que les Juifs ont reconstitué des lieux de prière, plus nombreux (une trentaine), plus exigus, plus précaires aussi sans doute. Leur capacité d’accueil est moindre, puisqu’elle est estimée à 1 700 places en tout. D’après cette liste, il semble que le seul lieu de culte appartenant à la communauté qui n’ait pas été détruit soit la synagogue Hara, rue Bab-el-Oued. Peut-on expliquer précisément l’ampleur des destructions ?



Tout d’abord, les premiers travaux d’aménagement de la ville d’Alger ont atteint le cœur du quartier juif : « Un arrêté ministériel du 27 novembre 1833 ordonna le classement dans la grande voirie des rues de la Marine, Bab-el-Oued et Bab-Azoun, et y joignit deux autres voies, la rue de Chartres et celle des Consuls à prolonger jusqu’à la rue Bab-el-Oued.» Bien plus, en 1837, un projet d’aménagement présenté au conseil d’administration de la ville par l’ingénieur en chef Poirel vise à créer une nouvelle place, baptisée place de Chartres, au débouché de la rue de Chartres, afin d’y installer un marché et de réserver la place du Gouvernement aux manœuvres militaires et aux promenades.

Or cette rénovation, d’autant plus souhaitée par l’administration française qu’elle permettait de raser un quartier insalubre où le choléra avait décimé la population juive en 1832 et en 1835 a conduit à la démolition d’une partie de la rue Sainte, là où se trouvaient presque toutes les synagogues.

UN ENJEU IMPORTANT POUR LES CONSISTOIRES ISRAELITES
Après une période de transition, au cours de laquelle le pouvoir militaire a successivement reconduit les anciennes institutions juives, et en particulier le mokdem (chef de la nation), puis l’a supprimé au profit d’un adjoint israélite au maire d’Alger, l’État français donne au judaïsme algérien une organisation centralisée et hiérarchisée qu’il ne connaissait pas jusque-là. Par ordonnance royale du 9 novembre 1845, trois consistoires sont institués dans la colonie, sur le modèle napoléonien. Les consistoires des provinces d’Oran et de Constantine sont placés sous la direction du Consistoire algérien, basé à Alger et lui-même soumis à l’autorité du ministre de la Guerre. L’ordonnance prévoit une organisation des communautés calquée sur celle de la métropole : à chacune des trois synagogues consistoriales doivent s’ajouter des lieux de culte dont la police et les finances seront administrées par les autorités consistoriales, en vertu des articles 7, 15, 16 et 17 de l’ordonnance. Par la mainmise sur la nomination des rabbins et des ministres officiants, le Consistoire algérien et, à travers lui, le ministère de la Guerre sont censés pouvoir contrôler tous les détails du culte.

Pour l’administration consistoriale, l’enjeu est d’abord idéologique et politique. Il s’agit de réformer le culte et les mœurs des Juifs algériens, jugés arriérés. Le projet de « régénération » des « israélites indigènes », énoncé clairement par Isaac Altaras et Joseph Cohen dans un rapport effectué à la suite d’un voyage d’enquête en Algérie en 1842, prend des formes concrètes. Les auteurs du mémoire reconnaissent la piété des Juifs maghrébins, mais estiment que le culte manque de dignité et de décence. La plupart des rabbins et grands rabbins envoyés à partir de 1846 en Algérie émettent le même jugement, comme en témoignent ces lignes dans lesquelles le grand rabbin Michel Weill décrit le culte avant la conquête : « En pénétrant dans les synagogues de l’Algérie, l’œil de l’observateur attentif était frappé tout d’abord d’un étrange contraste. Un luxe d’argenterie et de rideaux sacrés où l’or se disputait à la soie avec des bancs boiteux et une estrade vermoulue, des lampes d’argent à côté de luminaires en verre cassé ; ici de riches tapis, là des tentures en lambeaux, monstrueux assemblages de luxe et de misère, voilà pour l’aspect physique. L’aspect moral n’était guère plus satisfaisant. Et en contemplant cette réunion de fidèles sur le visage desquels on ne surprenait aucune trace de recueillement, en entendant ces prières hurlées avec leur voix monotone et nasillarde, qui ne touchait nullement la fibre religieuse, en remarquant les hommes causer avec une indécente familiarité, les enfants en bas âge troubler le service divin par leurs ébats, l’homme vraiment religieux devait en s’en allant emporter une bien triste et pénible impression de voir le culte du vrai Dieu si singulièrement travesti, si peu digne de celui que la Bible représente si grand, si puissant et si majestueux.
Le débat qui traverse le judaïsme européen à cette époque est donc plaqué sur les communautés d’Afrique du Nord : les temples consistoriaux doivent être assez vastes pour accueillir la communauté entière, même les femmes, les rabbins consistoriaux revendiquent de prêcher en français devant des fidèles arabophones avant tout et l’orgue est introduit dans certaines synagogues, à l’instar des synagogues européennes réformées.

En outre, ces ambitions ne peuvent être mises en œuvre sans une centralisation du budget des synagogues, dont les recettes sont constituées majoritairement par la vente des honneurs de la prière, les mitsvot, ainsi que par les dons. Il y a donc aussi un enjeu financier. C’est pourquoi, l’ordonnance de 1845 prévoit que les administrateurs des synagogues chargés de la police et du budget, les guizbarim, soient nommés par les consistoires ; par la suite, des commissions administratives dépendant des consistoires seront instituées pour lutter contre l’opacité des comptes.

De telles ambitions, on le sait, n’ont pas été du goût des « indigènes ». Et, de fait, on verra plus loin que l’épreuve de la réalité a plus d’une fois conduit les artisans de l’application de l’ordonnance du 9 novembre 1845 à infléchir leurs positions. Mais, d’un autre point de vue, la création des consistoires a donné aux communautés juives des institutions susceptibles de faire valoir leurs intérêts au sein de la société coloniale. Concernant les synagogues, les consistoires sont devenus, jusqu’à la loi de Séparation de 1905, les porte-parole de nombreuses communautés juives sur tout le territoire algérien. Et même si les consistoires avaient pour mission d’être des auxiliaires de l’État dans le contrôle de la population juive, force est de constater que, dans quelques cas au moins, ils ont su opposer leur légitimité à l’arbitraire de l’administration coloniale.
A SUIVRE......

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