Albert Camus est mort en janvier 1960, au moment où l’option de la négociation avec le FLN pour préparer l’indépendance de l’Algérie commençait à être envisagée par le général de Gaulle. On ne sait pas comment il aurait réagi s’il avait vécu en 1960, 1961 et 1962, à un moment où chacun a eu à choisir entre cette acceptation de l’indépendance et l’option du putsch et de l’OAS. Le fait est que, jusqu’à sa mort, il a refusé l’idée d’indépendance de l’Algérie, en considérant que cela signifierait le départ des Européens d’Algérie et donc la mort de « son » Algérie. Après s’être engagé en janvier 1956 en faveur de l’arrêt des violences contre les civils des deux camps ce qui l’a exposé à la haine des extrémistes musulmans et européens qui l’ont empêché de parvenir à son objectif, il s’est réfugié jusqu’à sa mort dans un silence presque total sur ce sujet. Aurait-il suivi, s’il avait vécu, l’évolution d’amis comme l’écrivain Emmanuel Roblès ou le peintre Jean de Maisonseul en faveur de l’indépendance, ou bien une autre direction ? Rien ne permet de l’affirmer.
Quoi qu’il en soit, les textes qu’il a écrits en mai 1945 pour le journal Combat montrent son estime et sa grande attention aux populations arabes déshéritées, ainsi que sa conviction qu’il s’agit « de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes ». Voici des extraits de ces textes :
Devant les événements, qui agitent aujourd’hui l’Afrique du Nord, il convient d’éviter deux attitudes extrêmes. L’une consisterait à présenter comme tragique une situation qui est seulement sérieuse. L’autre reviendrait à ignorer les graves difficultés où se débat aujourd’hui l’Algérie.
La première ferait le jeu des intérêts qui désirent pousser le gouvernement à des mesures répressives, non seulement inhumaines, mais encore impolitiques. L’autre continuerait d’agrandir le fossé qui, depuis tant d’années, sépare la métropole de ses territoires africains. Dans les deux cas, on servirait une politique à courte vue, aussi contraire aux intérêts français qu’aux intérêts arabes.
L’enquête que je rapporte d’un séjour de trois semaines en Algérie n’a d’autre ambition que de diminuer un peu l’incroyable ignorance de la métropole en ce qui concerne l’Afrique du Nord. Elle a été menée aussi objectivement que je le pouvais, à la suite d’une randonnée de 2 500 kilomètres sur les côtes et à l’intérieur de l’Algérie, jusqu’à la limite des territoires du Sud.
J’y ai visité aussi bien les villes que les douars les plus reculés, y confrontant les opinions et les témoignages de l’administration et du paysan indigène, du colon et du militant arabe. Une bonne politique est d’abord une politique bien informée. À cet égard, cette enquête n’est rien de plus qu’une enquête. Mais, si les éléments d’information que j’apporte ainsi ne sont pas nouveaux, ils ont été vérifiés. J’imagine qu’ils peuvent donc aider, dans une certaine mesure, ceux qui ont pour tâche aujourd’hui d’imaginer la seule politique qui sauvera l’Algérie des pires aventures.
Mais avant d’entrer dans le détail de la crise nord-africaine, il convient peut-être de détruire quelques préjugés. Et, d’abord, de rappeler aux Français que l’Algérie existe. Je veux dire par là qu’elle existe en dehors de la France et que les problèmes qui lui sont propres ont une couleur et une échelle particulières. Il est impossible en conséquence, de prétendre résoudre ces problèmes en s’inspirant de l’exemple métropolitain.[...]
Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable, où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières.
Ce peuple n’est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en Algérie ou ailleurs, l’imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n’intéresse. Un seul fait encore les renseignera. Dans les douars les plus reculés, à huit cents kilomètres de la côte, j’ai eu la surprise d’entendre prononcer le nom de M. Wladimir d’Ormesson. C’est que notre confrère a publié sur la question algérienne, il y a quelques semaines un article que les musulmans ont jugé mal informé et injurieux. Je ne sais pas si le collaborateur du Figaro se réjouira de cette réputation obtenue aussi promptement en pays arabe. Mais elle donne la mesure de l’éveil politique qui est celui des masses musulmanes. Quand j’aurai enfin noté ce que trop de Français ignore, à savoir que des centaines de milliers d’Arabes viennent de se battre durant deux ans pour la libération de notre territoire, j’aurai acquis le droit de ne pas insister.
Tout ceci, en tout cas, doit nous apprendre à ne rien préjuger en ce qui concerne l’Algérie et à nous garder des formules toutes faites. De ce point de vue, les Français ont à conquérir l’Algérie une deuxième fois. Pour dire tout de suite l’impression que je rapporte de là-bas, cette deuxième conquête sera moins facile que la première. En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l’avenir ait encore un sens pour nous.
L’Algérie de 1945 est plongée dans une crise économique et politique qu’elle a toujours connue, mais qui n’avait jamais atteint ce degré d’acuité. Dans cet admirable pays qu’un printemps sans égal couvre en ce moment de ses fleurs et de sa lumière, des hommes souffrent de faim et demandent la justice. Ce sont des souffrances qui ne peuvent nous laisser indifférents, puisque nous les avons connues.
Au lieu d’y répondre par des condamnations, essayons plutôt d’en comprendre les raisons et de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes. Mon projet, dans les articles qui suivront, est d’appuyer cette tentative, par le simple exercice d’une information objective.
P.-S. — Cet article était terminé lorsque a paru dans un journal du soir un article accusant Ferhat Abbas, président des « Amis du Manifeste », d’avoir organisé directement les troubles d’Algérie. Cet article est visiblement fait à Paris, au moyen de renseignements improvisés. Mais il n’est pas possible de porter aussi légèrement une accusation aussi grave. Il y a beaucoup à dire pour et contre Ferhat Abbas et son parti. Nous en parlerons en effet. Mais les journalistes français doivent se persuader qu’on ne réglera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle.
[...] Dans toute l’Algérie la ration attribuée à l’indigène est inférieure à celle qui est consentie à l’Européen. Elle l’est dans le principe, puisque le Français a droit à 300 grammes par jour et l’Arabe à 250 grammes. Elle l’est encore plus dans les faits, puisque [...] l’Arabe touche 150 grammes.
Cette population, animée d’un sens si sûr et instinctif de la justice, accepterait peut-être le principe. Mais elle n’admet pas (et devant moi, elle l’a toujours souligné) que les rations de principe ayant dû être restreintes, seules les rations arabes aient été diminuées. Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles est fondé à penser qu’on ne doit pas lui marchander son pain.
Cette inégalité de traitement s’ajoute à autres pour créer un malaise politique, dont j’aurai à traiter dans de prochains articles. [...]
SI grave et si urgente que soit la pénurie économique dont souffre l’Afrique du Nord, elle n’explique pas, à elle seule, la crise politique algérienne. Si nous en avons parlé d’abord, c’est que la faim prime tout. Mais à la vérité, le malaise politique est antérieur à la famine. Et lorsque nous aurons fait ce qu’il faut pour alimenter la population algérienne, il nous restera encore tout à faire. C’est une façon de dire qu’il nous restera à imaginer enfin une politique.
Je n’aurai pas la prétention de définir en deux ou trois articles une politique nord-africaine. Personne ne m’en saurait gré et la vérité n’y gagnerait pas. Mais la politique algérienne est à ce point déformée par les préjugés et les ignorances que c’est déjà faire beaucoup pour elle, si l’on en présente un tableau objectif par le moyen d’une information vérifiée. C’est ce tableau que je voudrais entreprendre.
J’ai lu dans un journal du matin que 80 % des Arabes désiraient devenir des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état actuel de la politique algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais qu’ils ne le désirent plus. Quand on a longtemps vécu d’une espérance et que cette espérance a été démentie, on s’en détourne et l’on perd jusqu’au désir. C’est ce qui est arrivé avec les indigènes algériens, et nous en sommes les premiers responsables.
Depuis la conquête, il n’est pas possible de dire que la doctrine française coloniale en Algérie se soit montrée très cohérente. J’épargnerai au lecteur l’historique de ses fluctuations depuis la notion du royaume arabe, chère au second Empire, jusqu’à celle d’assimilation. C’est cette dernière idée qui, en théorie, a fini par triompher. Depuis une cinquantaine d’années, le but avoué de la France en Afrique du Nord était d’ouvrir progressivement la citoyenneté française à tous les Arabes. Disons tout de suite que cela est resté théorique. La politique d’assimilation a rencontré en Algérie même, et principalement auprès des grands colons, une hostilité qui ne s’est jamais démentie.
Il existe tout un arsenal d’arguments, dont certains d’apparence convaincante, qui ont suffi jusqu’à présent à immobiliser l’Algérie dans l’état politique où nous l’avons trouvée. Je ne songerai pas à discuter ces arguments. Mais il est possible de dire qu’en cette matière, comme en d’autres, il faut un jour choisir. La France devait dire clairement si elle considérait l’Algérie comme une terre conquise dont les sujets, privés de tous droits et gratifiés de quelques devoirs supplémentaires, devaient vivre dans notre dépendance absolue, ou si elle attribuait à ses principes démocratiques une valeur assez universelles pour qu’elle pût les étendre aux populations dont elle avait la charge.
La France, et c’est à son honneur, a choisi. Ayant choisi, et pour que les mots aient un sens, il fallait aller jusqu’au bout. Des intérêts particuliers se sont opposés à cette entreprise et se sont essayés à arrêter l’histoire. Mais l’histoire est toujours en mouvement et les peuples évoluent en même temps qu’elle. Aucune situation historique n’est jamais définitive. Et si l’on ne veut pas adopter l’allure de ses variations, il faut se résigner à la laisser échapper. C’est pour avoir ignoré ces vérités élémentaires que la politique française en Algérie est de vingt ans en retard sur la situation réelle. Un exemple fera comprendre la chose.
En 1936, le projet Blum-Viollette a marqué le premier pas fait en avant, après dix-sept ans de stagnation, vers la politique d’assimilation. Il n’avait rien de révolutionnaire. Il revenait à conférer les droits civiques et le statut d’électeur à 60 000 musulmans environ. Ce projet, relativement modeste, souleva un immense espoir parmi les populations arabes. La quasi-totalité de ces masses, réunies dans le Congrès algérien, affirmait alors son accord. Les grands colons, groupés dans les Délégations financières et dans l’Association des maires d’Algérie, opérèrent une telle contre-offensive que le projet ne fut même pas présenté devant les Chambres.
Ce grand espoir déçu a naturellement entraîné une désaffection aussi radicale. Aujourd’hui, le gouvernement français propose à l’Algérie l’ordonnance du 7 mars 1944, qui reprend à peu près dans ses dispositions électorales le projet Blum-Viollette .
Cette ordonnance, si elle était appliquée réellement donnerait le droit de vote à près de 80 000 musulmans. Elle accorde aussi la suppression du statut juridique exceptionnel des Arabes, suppression pour laquelle les démocrates de l’Afrique du Nord ont lutté pendant des années. L’Arabe n’était en effet soumis ni au même code pénal que le Français, ni aux mêmes tribunaux. Des juridictions d’exception plus sévères et plus expéditives le maintenaient dans une sujétion constante. L’ordonnance a supprimé cet abus et cela est un grand bien.
Mais l’opinion arabe, qui a été douchée, reste méfiante et réservée, malgré tout ce que ce projet comporte de bienfaisant. C’est que l’histoire, justement, a marché. Il y a eu la défaite et la perte du prestige français. Il y a eu le débarquement de 1942 qui a mis les Arabes au contact d’autres nations et qui leur a donné le goût de la comparaison. Il y a enfin la Fédération panarabe, dont on ne peut ignorer qu’elle est une séduction perpétuelle pour les populations nord-africaines. Il y a enfin la misère qui accroît les rancœurs. Tout cela fait qu’un projet qui aurait été accueilli avec enthousiasme en 1936, et qui aurait arrangé bien des choses, ne rencontre plus aujourd’hui que méfiance. Nous sommes encore en retard.
Les peuples n’aspirent généralement au droit politique que pour commencer et achever leurs conquêtes sociales. Si le peuple arabe voulait voter, c’est qu’il savait qu’il pourrait obtenir ainsi, par le libre exercice de la démocratie, la disparition des injustices qui empoisonnent le climat politique de l’Algérie. Il savait qu’il ferait disparaître l’inégalité des salaires et des pensions, celles, plus scandaleuses, des allocations militaires et, d’une façon générale, de tout ce qui le maintient dans une situation inférieure. Mais ce peuple semble avoir perdu sa foi dans la démocratie dont on lui a présenté une caricature. Il espère atteindre autrement un but qui n’a jamais changé et qui est le relèvement de sa condition.
C’est pourquoi l’opinion arabe, si j’en crois mon enquête, est, dans sa majorité, indifférente ou hostile à la politique d’assimilation. On ne le regrettera jamais assez. Mais avant de décider ce qu’il convient de faire pour améliorer cette situation, il faut définir clairement le climat politique qui est devenu celui de l’Algérie.
De nombreux horizons ont été ouverts aux Arabes et, comme il est constant dans l’histoire des peuples que chacune de leurs aspirations trouve son expression politique, l’opinion musulmane d’aujourd’hui s’est groupée autour d’une personnalité remarquable, Ferhat Abbas et de son parti, les Amis du Manifeste. Je parlerai dans mon prochain article de cet important mouvement, le plus original et le plus significatif qu’on ait vu paraître en Algérie, depuis les débuts de la conquête.
[...] Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité. Dans ce climat , une action politique qui serait à la fois ferme et démocratique voit diminuer ses chances de succès.
Mais ce n’est pas une raison pour en désespérer. Le ministère de l’Économie nationale a envisagé des mesures de ravitaillement qui, si elles sont continuées, suffiront à redresser une situation économique désastreuse. Mais le gouvernement doit maintenir et étendre l’ordonnance du 7 mars 1944 et fournir ainsi aux masses arabes la preuve qu’aucun ressentiment n’entravera jamais son désir d’exporter en Algérie le régime démocratique dont jouissent les Français. Mais ce ne sont pas des discours qu’il faut exporter, ce sont des réalisations. Si nous voulons sauver l’Afrique du Nord, nous devons marquer à la face du monde notre résolution d’y faire connaître la France par ses meilleures lois et ses hommes les plus justes. Nous devons marquer cette résolution et, quelles que soient les circonstances ou les campagnes de presse, nous devons nous y tenir. Persuadons-nous bien qu’en Afrique du Nord comme ailleurs on ne sauvera rien de français sans sauver la justice.
Ce langage, nous l’avons bien vu, ne plaira pas à tout le monde. Il ne triomphera pas si aisément des préjugés et des aveuglements. Mais nous continuons à penser qu’il est raisonnable et modéré. Le monde aujourd’hui sue la haine de toutes parts. Partout, la violence et la force, les massacres et les clameurs obscurcissent un air que l’on croyait délivré de son poison le plus terrible. Tout ce que nous pouvons faire pour la vérité, française et humaine, nous avons à le faire contre la haine. A tout prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et tourmentés par de trop longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter aux rancoeurs algériennes. C’est la force infinie de la justice, et elle seule, qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie et ses habitants.
Albert Camus- mai-juin 1945
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