En cette année où l’on commémore le cinquantième anniversaire du décès de l’écrivain, il paraît important de répéter aux jeunes générations qui le découvrent qu’il était un enfant d’Algérie et que sa terre natale l’a nourri, l’a inspiré, l’a obsédé, lui a fait mal parfois et qu’elle est indissociable de son œuvre.
Il naît en 1913 à Mondovi dans le Constantinois et passe son enfance dans le quartier populaire Belcourt, à l’est d’Alger. De cette enfance, il dira souvent, devenu adulte, qu’elle a été heureuse. La famille est pauvre et réunit la mère (femme de ménage et analphabète), la grand-mère, l’oncle et le frère ; le père, ouvrier agricole, est mort en 1914. Bon élève à l’école, soutenu par un instituteur qui convainc les siens qu’il doit faire des études, il continue sa scolarité jusqu’au bac, tout en se sentant plus proches de ses petits camarades de rue, notamment arabes, que de ses condisciples de lycée issus de la bourgeoisie. En dépit des difficultés matérielles (il lui faut travailler pendant les vacances) et de la tuberculose qui le frappe, il entre à l’université et se spécialise en philosophie. Il fréquente les cercles intellectuels d’Alger, fait du théâtre, se lie aux milieux de gauche. Il adhère au Parti communiste en 1935, plus par idéalisme, par romantisme révolutionnaire, que par adhésion à la doctrine marxiste ; après y avoir été un militant dévoué pendant deux ans, il s’oppose à ses cadres dirigeants qui ignorent alors la situation coloniale et désavouent même Messali, le leader du Parti Populaire Algérien ; on l’accuse de déviationnisme puis on l’exclut.
Après cette désillusion (qu’accompagne l’échec de son premier mariage), il publie en 1937 chez Charlot, petit éditeur d’Alger, son premier livre à 350 exemplaires : L’Envers et l’Endroit ; ce sont cinq longs textes, inspirés par sa vie, ses expériences, et dans lesquels il médite sur la difficulté de trouver sa place entre la vie et la mort. Deux ans plus tard, c’est encore chez ce même éditeur et à très peu d’exemplaires, qu’il publie Noces, un livre qui paraît beaucoup moins pessimiste et qui lui permet de célébrer avec lyrisme la communion de l’homme et de la nature ainsi que la beauté des paysages algériens et méditerranéens. Il écrit dans les premières lignes du chapitre « L’été à Alger » : « Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. […] Ici, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses. »
Olivier Todd, dans l’excellente biographie qu’il a consacrée à Camus, a bien démontré le lien culturel, charnel, identitaire, de cet authentique Pied-noir, un peu exil dans la métropole française, avec la terre d’Algérie et qui lui faisait dire à l’envi et non sans jubilation : « nous autres, Méditerranéens ». Il s’est créé une Algérie mythique qui le fascine autant que l’Algérie réelle : c’est celle du soleil, de la mer, des plages. C’est le lieu privilégié de l’adoration devant la beauté du monde mais aussi de la réflexion sur la possibilité du bonheur et sur le contraste entre le besoin d’éternité et la conscience angoissante de l’absurde ou de la mort. A l’exception de La Chute, tous les romans, depuis La Mort heureuse jusqu’au Premier homme, en passant par L’Etranger et La Peste, ont pour cadre l’Algérie ; même chose pour les quatre premières nouvelles du recueil L’Exil et le Royaume. Ce pays est comme une scène de théâtre antique où s’accomplissent le drame et le destin mais où s’affirme aussi la grandeur humaine. A côté des fictions, il y a en outre tous ces textes écrits dans une belle prose poétique et qui célèbrent les paysages de la terre natale en révélant les émotions du spectateur qui les contemple : Noces (cité précédemment) et L’Eté, publié en 1954, qui réunira quelques essais lyriques composés à différentes époques.
Alger républicain est un nouveau quotidien d’informations créé à Alger en 1938 ; c’est un journal de gauche indépendant, qui prétend représenter les travailleurs tout en n’étant lié à aucun parti politique précis. Camus va y publier plus de cent cinquante articles dans des domaines extrêmement variés, politiques, économiques, sociaux ou culturels. Il est clair qu’il est un journaliste engagé : il fait connaître sa sympathie pour certaines réformes entreprises par le gouvernement du Front populaire ; il attaque le maire d’Alger, homme d’extrême droite ; il soutient la République espagnole de plus en plus menacée ; il défend les pauvres gens d’Algérie, en particulier les musulmans, souvent écrasés par un système judiciaire plutôt raciste ; dans plusieurs grands procès, il milite pour que des personnes qu’il croit innocentes ne soient pas condamnées. Les reportages vont lui donner l’occasion de voir et de dénoncer des réalités choquantes dans l’Algérie française des années trente et de proposer parfois des solutions. Ainsi, le 1er décembre 1938, il décrit les conditions terribles d’existence des prisonniers de droit commun arabes enfermés comme des chiens au fond d’un bateau dans le port d’Alger ; on peut lire « Je ne suis pas très fier d’être là » ou bien « Il n’y a pas de spectacle plus abject que de voir des hommes ramenés au-dessous de la condition de l’homme ». C’est surtout le grand reportage qu’il effectue en Kabylie au printemps de 1939 qui va lui donner l’occasion d’écrire quelques-uns de ses plus grands textes de journaliste. Ce sont onze articles publiés sous le titre Misère de la Kabylie. Il explique que la misère de ce pays est effroyable ; il parle des femmes épuisées, des villes sans médecin ou sans système d’évacuation des eaux, du nombre insuffisant d’écoles ; il étudie les salaires, l’habitat, l’enseignement, les conditions d’existence, les activités économiques ; il utilise l’expression « régime d’esclavage » à propos des conditions de travail des ouvriers. Pour autant, il ne fait pas le procès de la colonisation : il rêve d’une politique sociale constructive et généreuse, d’une assimilation réussie et d’une union de toutes les communautés qui vivent en Algérie, (ce qui pourrait commencer dès l’école) ; il croit en une émancipation progressive de la Kabylie et proclame en conclusion : « Si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèles à elle-même et à son destin. »
En septembre 1939, un autre organe de presse voit le jour, petit frère d’Alger Républicain, c’est Le Soir Républicain. Camus en devient rédacteur en chef ; mais le journal sera interdit quelques mois plus tard, soupçonné d’être procommuniste. En mars 1940, le jeune écrivain, qui n’a plus de travail, accepte un poste à Paris pour travailler au quotidien populaire Paris-Soir. Il revient en Algérie l’année suivante, à Oran, après son remariage ; il enseigne dans des écoles privées et entre en contact avec les opposants au régime de Vichy. Le revoici à Paris à partir de juillet 1942 où il soigne son mal pulmonaire ; son roman L’Etranger connaît le succès. Il reste dans la capitale jusqu’à la fin de la guerre pour participer à la lutte clandestine et courageuse des écrivains et journalistes contre l’occupation allemande.
Le destin de l’Algérie le préoccupe beaucoup en 1945. Dès que le journal Combat peut paraître librement, il évoque l’Afrique du nord et regrette que les Français vivant en Algérie (un million de personnes) ne veuillent pas faire des Arabes (neuf millions) leurs égaux et les associer à la gestion de l’économie et de la politique ; il sait qu’il y a un petit mouvement nationaliste qui réclame une Algérie détachée de la métropole et dont les positions risquent de se durcir.
Au printemps de 1945, une première explosion de violence embrase la colonie.
( L'auteur se trompe: l'Algérie n'était pas une colonie! C'étaient des départements français!)
Des manifestations contre la misère se transforment en révoltes politiques anti-françaises ; des Européens sont massacrés. La répression est terrible, faisant des milliers de victimes. La presse parisienne s’intéresse peu à ces événements mais Camus part en reportage sur place pour le journal Combat et en rapporte six articles qui paraissent dans la deuxième quinzaine de mai. Il présente les troubles venant de se produire comme la conséquence d’une terrible crise économique qui a provoqué la famine et propose une aide d’urgence de grande ampleur qui bénéficierait à tous, pas à une minorité. Sur la question politique, il regrette que l’on n’ait pas ouvert la citoyenneté française à tous les Arabes et il accuse les grands colons d’avoir empêché cette réforme généreuse. Il défend donc l’ordonnance du 7 mars 1944, qui reprend le projet Blum-Violette de 1936, consistant à donner le droit de vote à 800 000 musulmans. Il pense qu’il est stupide, injuste et politiquement dangereux d’arrêter les militants nationalistes qui sont encore très minoritaires. Comme il veut croire en l’avenir d’une Algérie française, il est persuadé que seule l’introduction de la vraie Justice (mais il est assez abstrait dans la définition de ce terme) persuadera les Arabes de vouloir rester français : « Si nous voulons sauver l’Afrique du Nord, nous devons marquer à la face du monde notre résolution d’y faire connaître la France par ses meilleures lois et ses hommes les plus justes. » (15 juin 1945)
( L'auteur se trompe: l'Algérie n'était pas une colonie! C'étaient des départements français!)
Des manifestations contre la misère se transforment en révoltes politiques anti-françaises ; des Européens sont massacrés. La répression est terrible, faisant des milliers de victimes. La presse parisienne s’intéresse peu à ces événements mais Camus part en reportage sur place pour le journal Combat et en rapporte six articles qui paraissent dans la deuxième quinzaine de mai. Il présente les troubles venant de se produire comme la conséquence d’une terrible crise économique qui a provoqué la famine et propose une aide d’urgence de grande ampleur qui bénéficierait à tous, pas à une minorité. Sur la question politique, il regrette que l’on n’ait pas ouvert la citoyenneté française à tous les Arabes et il accuse les grands colons d’avoir empêché cette réforme généreuse. Il défend donc l’ordonnance du 7 mars 1944, qui reprend le projet Blum-Violette de 1936, consistant à donner le droit de vote à 800 000 musulmans. Il pense qu’il est stupide, injuste et politiquement dangereux d’arrêter les militants nationalistes qui sont encore très minoritaires. Comme il veut croire en l’avenir d’une Algérie française, il est persuadé que seule l’introduction de la vraie Justice (mais il est assez abstrait dans la définition de ce terme) persuadera les Arabes de vouloir rester français : « Si nous voulons sauver l’Afrique du Nord, nous devons marquer à la face du monde notre résolution d’y faire connaître la France par ses meilleures lois et ses hommes les plus justes. » (15 juin 1945)
Chaque année, Camus retournera en Algérie deux ou trois fois, pour rendre visite à sa mère, à ses amis ou à la famille de sa femme. En décembre 1952, il fait une grande exploration des territoires du sud ; à son retour, il se dit « redressé et pacifié » car ce pays et ses hommes le rendent toujours à lui-même. Dans le souvenir de ce dernier voyage, il rédige un beau texte lyrique intitulé Retour à Tipasa, qui est comme la suite, seize ans plus tard, de la première partie de Noces qui s’appelait précisément Noces à Tipasa. Dans le recueil publié en 1954 sous le titre général L’Eté, figure Retour à Tipasa qui est en grande partie dédié à l’Algérie puisqu’il reprend Le Minotaure, qui date de 1939, hommage à la ville d’Oran, et se poursuit avec le Petit guide pour des villes sans passé, écrit en 1947, déclaration d’amour pour Alger. Il redécouvre à Tipasa qu’il faut « farder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise4. »
C’est probablement vers 1954 ou 1955 que Camus achève de rédiger L’Exil ou le Royaume. La nouvelle intitulée L’Hôte a une résonance politique assez forte puisque c’est l’histoire d’un instituteur, transformé malgré lui en auxiliaire de justice, qui doit livrer un prisonnier arabe accusé de meurtre ; en fait, il lui laissera la possibilité de s’enfuir mais l’autre n’en profitera pas ; finalement, l’homme compatissant sera menacé de mort par des indépendantistes qui croient qu’il a livré leur frère.
Quand commence en 1954 ce que nous appelons maintenant la « Guerre d’Algérie », l’écrivain est bouleversé et s’interroge. Pour lui, le malheur algérien, « c’est une tragédie personnelle » ; il croit cependant qu’on pourra trouver une solution politique qui permettra aux deux communautés de vivre dans le respect mutuel. C’est pour faire comprendre ses points de vue qu’il revient vers le journalisme et entre en 1955 au magazine L’Express. Il y publie 35 articles jusqu’en février 1956 et la plupart concernent l’Algérie. Deux articles importants de juillet 1955 font connaître sa position : rien n’a été fait pour émanciper les Arabes qui vivent « sans avenir et dans l’humiliation » ; l’Etat français aurait dû réformer le statut du territoire depuis longtemps ; il est inadmissible que les élections locales soient toujours truquées et qu’il y ait tant de discriminations sociales à base raciste ; le terrorisme s’explique par l’absence d’espoir ; il convient de créer une assemblée algérienne, vraiment élue démocratiquement, compétente pour l’administration interne ; la colonisation peut se transformer en association. Au fil des mois, il est de plus en plus choqué de constater l’incompréhension des problèmes. Il fustige les intellectuels progressistes parisiens qui croient d’une manière simpliste que d’un côté il y aurait les riches et méchants colons et de l’autre, les pauvres et malheureux Arabes ; il leur rappelle que la majorité des Français d’Algérie sont des petits salariés, des commerçants ou des paysans. Il s’en prend aussi aux journaux conservateurs qui prétendent que les partisans de l’indépendance seraient des tueurs fanatiques armés par Moscou. C’est surtout la généralisation de l’usage de la violence qui le révulse, de quelque camp qu’elle vienne. Il écrit le 1er novembre 1955 : « Je propose que les deux parties en présence prennent, simultanément, l’engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les circonstances, aux populations civiles. » En janvier 1956, lors d’une conférence courageuse à Alger, il relance l’idée d’une trêve civile car « aucune cause ne justifie la mort d’un innocent ». De retour à Paris, il écrit son dernier éditorial à propos de l’Algérie le 26 janvier 1956 : « Je crois fermement à la possibilité d’une association libre entre Français et Arabes en Algérie. Je crois aussi que cette association de personnes libres et égales représente la solution la plus équitable. Mais quant aux moyens d’y parvenir, je ne peux, honnêtement, que confesser mes hésitations ponctuelles. »
Après avoir quitté L’Express pour des désaccords de fond quant à la question algérienne, Camus reste dans une sorte de silence douloureux à propos des événements, silence incompréhensible pour certains. C’est qu’il se méfie de la surenchère verbale qui risque d’augmenter la haine et les malentendus ; il pense aussi que sa famille maternelle, restée à Alger, pourrait être victime de vengeances si ses discours à lui choquaient les extrémistes des deux bords. Tout discret qu’il est dans ses déclarations publiques, il reste actif dans la défense du droit. Même s’il n’est pas d’accord avec les indépendantistes, il les défend face au système judiciaire français et intervient jusqu’en 1959 dans plus de 150 affaires en faveur de prisonniers ou de condamnés ; il réclame aussi un statut pour les objecteurs de conscience qui ne veulent pas faire la guerre en Algérie.
En 1957, le président du Conseil Guy Mollet lui propose de participer à une commission de sauvegarde des libertés examinant le problème de la torture ; il refuse, estimant que cette commission ne serait pas vraiment libre. Puis arrive l’épisode bien connu de cette conférence faite à Stockholm après la remise du Prix Nobel de littérature le 10 décembre 1957 ; alors que le nouveau lauréat s’était promis de ne pas parler du conflit, un étudiant algérien lui pose des questions très agressives pour l’obliger à s’expliquer sur l’évolution de la situation et il répond : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Cette dernière phrase lui sera souvent très reprochée. En 1958, comme pour faire publiquement le point sur ses idées tout en ne cachant pas son pessimisme du moment, il décide de publier toutes ses chroniques algériennes parues depuis dix-neuf ans dans la presse5 ; dans l’avant-propos et la conclusion, il rappelle que beaucoup de colons n’ont jamais exploité ni opprimé personne et répète que les crimes perpétrés par les deux camps sont inadmissibles ; il se dit convaincu que dans l’Algérie indépendante, le peuple arabe connaîtra la misère et qu’il y aura un exode tragique de plus d’un million de personnes ; il conteste la formule « nation algérienne » car « les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle6» ; ce qu’il souhaite, c’est une Algérie constituée par des peuplements fédérés et reliée à la France. Le livre sera boycotté par la presse de gauche et ne se vendra qu’à 80000 exemplaires.
D’après les témoignages de plusieurs proches, Camus est de plus en plus pessimiste en 1958 et en 1959.
Il dit que si l’Algérie devient indépendante, il partira, il quittera la France, il ira au Canada. C’est dans ce contexte de doute ou de fatalisme qu’il faut replacer la rédaction de sa dernière œuvre : Le Premier homme. Depuis longtemps, il voulait parler de son enfance et de sa famille ; il avait commencé à le faire au début de L’Envers et l’Endroit ; il l’avait évoquée indirectement dans ses romans ; dans ses carnets de 1942, il écrit qu’il envisage l’éventualité d’un roman sur son enfance. D’après ses biographes, c’est vers 1954 ou 1955 qu’il commence vraiment à prendre des notes en vue d’un roman consacré à des Français d’Algérie et qui ne s’inspirerait pas uniquement de son histoire personnelle. En 1957, il révèle qu’il prépare un roman en deux parties conçu à la fois comme l’histoire de l’entrée dans la vie d’un personnage et comme une fresque historique et réaliste ; en 1958 et, surtout, en 1959, il se consacre vraiment à ce projet, y travaillant beaucoup dans la nouvelle maison du Vaucluse qu’il vient d’acheter, région qu’il aime parce qu’elle lui rappelle les paysages de la terre natale. Au printemps de 1959, il est en Algérie pour faire des recherches en bibliothèque à propos de l’histoire de la colonisation et dans les mairies pour trouver des documents d’état civil sur ses ancêtres. Quand il meurt en janvier 1960, il a avec lui le manuscrit du Premier homme, 144 pages à l’écriture fine et serrée, quasiment sans ponctuation. Il faudra attendre 1994 pour que ce roman inachevé soit publié chez Gallimard. L’auteur y fait revivre la saga souvent dure et misérable des petits colons et analyse leur mentalité ; certes, ils ne se sont guère mélangés avec la population arabe, certains d’entre eux étant même de vrais racistes ou des gens haineux à cause de la violence terroriste, mais il y en a de profondément humains à l’instar du père de Jacques qui ne supportait pas la violence et de Jacques lui-même (alter ego de l’écrivain), solidaire des Pieds-noirs et ami des Arabes, choqué autant par la folie meurtrière des indépendantistes que par la répression vengeresse contre des innocents. Tout en insistant sur l’attentat terrible perpétré par les nationalistes à Alger en 1957, en évoquant la radicalisation anti-arabe, en faisant allusion aux méthodes brutales de l’armée française, en présentant un colon en train d’arracher ses vignes trois jours durant car il croit que tout est terminé, Camus insère parfois dans le récit des paroles d’espoir ou des messages de paix ; ainsi, un vieux colon dit à un moment : « On est fait pour s’entendre, on va encore un peu se tuer, et puis on recommencera à vivre entre hommes. » Mais l’interprétation de la plupart des spécialistes est que le livre est comme un hommage pathétique à une communauté condamnée au silence et à l’exil et que le titre Le Premier homme ne se réfère pas uniquement à l’histoire d’un homme sans père, mais aussi à celle d’un Pied-noir qui va être le premier de sa famille à vivre ailleurs qu’en Algérie. Ce roman autobiographique représente également un message d’amour très émouvant adressé par Camus à sa mère, elle qui ne savait pas lire et qui ne lirait jamais ce livre, comme il l’écrit dans sa dédicace ; c’est encore un témoignage de reconnaissance pour l’ancien instituteur, Louis Germain, grâce à qui l’enfant défavorisé a pu continuer d’étudier ; c’est enfin le récit attendri des souvenirs d’un intellectuel mondialement connu et embourgeoisé qui n’oublie pas qu’il a connu la misère autrefois et que celle-ci n’était pas incompatible avec le bonheur.
On pensera ce qu’on voudra des prises de position de Camus avant et pendant la Guerre d’Algérie ; sans doute n’a-t-il pas compris que la décolonisation devenait une nécessité historique et était-il trop utopiste en prônant le modèle d’une nouvelle Algérie, fraternelle, fédération de communautés égales ; il n’empêche qu’il n’avait pas tort de craindre certaines conséquences négatives de l’indépendance, en particulier l’exode tragique des Pieds-noirs ; on se rappellera surtout son refus qu’en politique la fin puisse justifier les moyens, leçon de morale utile à l’adresse des intellectuels de gauche. Rappelons enfin qu’on ne peut comprendre sa personnalité et son œuvre si on la coupe du milieu originel, ce territoire méditerranéen où le soleil vous frappe (à l’instar de Meursault dans L’Etranger), où la nature vous charme au point de rendre l’idée du néant encore plus insupportable, où les hommes au sang chaud sont parfois pris de coups de folie, où l’Histoire a fait que la présence française est tellement forte que son effacement ne peut être que douloureux.
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