Comme tous les vendredis en fin d’après-midi, les hommes descendirent la rue Marengo habillés de pied en cape pour le shabbat, chemin immuable pour rejoindre le temple de la rue Randon. Cette fois, le petit frère de Richard accompagnait, pour la première fois, les hommes qui affluaient des rues avoisinantes et stationnaient devant les grilles de la synagogue. Le chemach ouvrit les lourdes portes et s’effaça pour laisser entrer les fidèles qui se dirigèrent vers leurs places habituelles après avoir embrassé la main de velours rouge aux doigts d’or, la mezouza, geste immuable de tout visiteur qui pénétrait dans une maison hébraïque. Fier de sa nouvelle intronisation dans le monde juif des adultes, Edgard but chaque prière, chaque chant de son premier shabbat, chaque geste, de son baiser au passage du Sepher Thora au rangement de son Teleth dans sa sacoche de velours bleu marine frappée de ses initiales dorées, tout fut un enchantement. La beauté de ce temple lui apparut pour la première fois, comme si elle ne pouvait se révéler qu’à partir de treize ans et un jour, âge de la Bar Misvah. Aux côtés de tous les hommes de la rue Marengo, il remonta cette longue zébrure qui rejoignait la rampe Valée avant de s’envoler vers les quartiers neufs d’Alger la blanche. Un indicible bonheur de marcher auprès des hommes de la communauté enveloppa Eddy qui se sentit l’égal de son frère aîné aux yeux de la casbah des balcons qui semblait attendre le retour de l’enfant-roi pour un shabbat qui serait, à n’en pas douter, mémorable. Les you-you accueillirent les fidèles et la nuit referma ses paupières, isolant les juifs du reste du monde.
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Les supporters de l’ASSE et du GSA pressaient le pas dans une curieuse sarabande qui s’étirait depuis la place du Gouvernement, passage obligé pour relier la ville à Bab El Oued et au delà jusqu’au stade de Saint Eugène et la somptueuse corniche algéroise. Richard, Norbert, Kader et José, comme tout supporter qui se respecte, se hâtaient en longeant la longue et rectiligne rue Borély La Sapie. Au passage, ils s’arrêtèrent devant le Majestic qui avait la réputation d’être, tout à la fois, le plus grand cinéma d’Algérie, la salle de spectacle où se produisaient les vedettes de la chanson française et internationale et une salle de boxe où se disputaient de grands combats. Puis les jardins Guillemin déroulèrent leurs cascades de verdure jusqu’à la douce plage de Padovani. Le boulevard front de mer, préféré à une avenue Malakoff noire de monde, proposa sa langue d’azur et ses embruns indisciplinés à l’excitation des quatre garçons. Après le stade Marcel Cerdan où trône le buste de bronze du champion du monde, les tribunes de Saint-Eugène, dans leur belle parure ocre jaune, s’offrirent à la vue des enfants de la casbah. Quelle belle image que cette basilique byzantine de Notre Dame d’Afrique dominant du haut de sa colline le magnifique panorama des cimetières marins algérois. Malgré la vue qui enchanta plus d’un amoureux de la nature et sa palette de couleurs qui bouleversa plus d’un peintre amateur ou professionnel, la chaine des candidats spectateurs se pressaient aux guichets du stade municipal de Saint- Eugène, petite bourgade avant les stations du bord de mer. Nos quatre mousquetaires, pour une fois, n’avaient pas eu besoin de resquiller car Eddy avait offert les places à son frère et ses amis sur son argent récolté le jour de sa communion. Fiers de cette amitié qui se jouait des affaires de grands, ils jouissaient de la vie goulûment et cette sortie au stade leur procurait une joie immense. Et ce n’était pas la recommandation écrite sur la tribune d’en face : « Insulter l’arbitre, c’est facile. Le remplacer, c’est plus difficile » qui pouvait tempérer leurs jeunes ardeurs. Le soleil s’était invité au rendez vous des Saint-Eugénois et des Gallistes et déjà les tribunes rivalisaient de bruit et de fureur. Les crécelles des « rouge et blanc » répondant aux trompettes des « bleu et rouge » qui montaient dans le ciel algérois comme une supplique à Notre Dame d’Afrique protectrice des morts et des vivants. Le temps pour les supporters des deux équipes de se désaltérer, de promettre la « tannée » aux adversaires, de se disputer pour la forme et voilà les joueurs qui bombèrent le torse en entrant sur le terrain en tuf. Les vivats de la foule excitèrent les enfants qui hurlaient à s’en casser la voix, imités par Babeuf, le haut-parleur du Gallia qui s’était placé tout en haut de la tribune pour mieux inonder les spectateurs de sa voix de stentor. La rivalité des deux équipes atteignit son apogée dans ce duel qui laissa un goût amer dans la bouche de chacun car l’ASSE et le GSA s‘en retournèrent dos à dos.
--« Putain, l’arrêt qu’il a fait, Boubekeur ! On aurait dit que sa main elle était aimantée ! »
--« Qué aimantée ! Il a eu du cul, un point c’est tout ! Si Fortuné, il avait plus de cheveux, il aurait marqué de la tête ! »
--« Allez va ! C’est des cataplasmes ambulants, tes gallistes ! Tch’as vu leurs maillots ? On dirait qu’ils ont fait la guerre de Troie tellement qu’ils sont vieux. Y peuvent pas à acheter des autres ? »
--« Tu parles bien le français avec la bouche hein ? »
Et les quatre garçons de rire comme des bossus jusqu’au jardin Guillemin où les attendaient Colette et ses copines.(.....)
(....) Tous les jeudis soirs, Léon Durand posaient sa craie de tailleur, ses grands ciseaux à larges empreinte du pouce et l’index, son dé à coudre troué aux deux extrémités, son trop lourd fer à vapeur, sa patte mouille, sa pomme d’épingles et son centimètre qui ne quittait jamais son cou pour s’adonner au seul plaisir que lui avait laissé la vie, la musique orientale. Au quatrième étage de la maison de la petite mémée vivait Abner Bensimon qui se rappelait des noubas interprétées par l’orchestre de Lili Boniche dont il faisait partie. Aujourd’hui, aveugle et veuf, il recevait ses amis chaque jeudi, pour se retremper dans l’ambiance musicale de jadis. Les plaintes de son violon lui rappelait, alors, le temps béni où ses jours étaient bercés de musique arabo-andalouse auprès des grands Lili Labassi, Sassi, Lili Boniche, Line Monty, Blond-Blond, Salim Hallali et quelques autres dont Reinette l’Oranaise qu’il avait accompagnée une seule et unique fois. Léon Durand et trois autres musiciens se donnaient rendez vous chez lui et commençait, alors, une aubade à l’Algérie qui ne se terminait que fort tard dans la nuit. Souvent, Richard, Kader et Bahia se relayaient pour leur servir la kawah ou une friandise offerte par la petite mémée, tout en se délectant de la gratuité du spectacle. Léon Durand oubliait le temps de ce concert renouvelé chaque semaine l’absence de ses quatre fils tombés au champ d’honneur durant la campagne d’Italie. Avec sa femme, la merveilleuse Rose, il avait reçu ce coup de poignard en plein cœur un jour de fureur et seule la présence affectueuse du voisinage du 31 rue Marengo, les avait dissuadé, tous deux, de rejoindre le grand lit de l’éternité. Depuis, son travail et la présence des petites canailles du 31 l’avait soutenu dans son dur combat mené contre une solitude que la présence discrète de sa femme avait contribué à la repousser au large des tentations malfaisantes. Son épouse toujours aux petits soins pour son mari s’acquittait de sa tache sans une plainte et, seule dans la tourmente de sa vie, elle s’éloignait de la multitude lorsque l’effort demandé était inhumain.
La présence de la famille la réconfortait et ses neveux et nièce adoucissait son malheur. Souvent, elle allait chez ses belles sœurs pour ne pas rester seule et faire un brin de causette quand elle demandait à son mari d’aller se distraire un peu. Les musiciens jouaient d’abord et avant tout pour adoucir la sombre existence d’Abner Bensimon en donnant des couleurs à sa vie mais le voisinage des portes et fenêtres ouvertes sur l’amitié s’en réjouissait. Les élans de cette musique venue de la nuit des temps montait dans le ciel étoilé algérois et voyageait vers les terrasses d’une casbah judéo-arabe courbée sur son passé. Ces instants arrachés aux tourments de la vie déchiquetée de Rose et Léon s’associaient aux veilleuses qu’ils allumaient à chaque shabbat au temple israélite de la place du grand rabbin Bloch pour qu’ils trouvent le réconfort de leur existence endeuillée. Pourtant, le 31 de la rue Marengo, était une grande famille dont ils s’excluaient par moments de peur d’assombrir les moments d’euphorie locale. Mais, devant tant de gentillesse désintéressée, ils s’inclinaient et participaient aux fêtes du voisinage afin de ne froisser personne.
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Mes arrières GP, GP et parents habitaient rue Marengo : les familles CERVER (boulanger?)et Vallès, ainsi que Perez et Moya suite à mariage. En auriez-vous des souvenirs ou photos, mercii (flvalles@orange.fr)
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