lundi 31 janvier 2011

IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED -17-

CHAPITRE QUATRIEME
LES COMMUNAUTES
LES ESPAGNOLS

Dès 1830, un fort contingent d’espagnols débarque à Alger. Opportunistes, ils quittent leur terre natale pour donner des couleurs à leur existence misérable et « élever leurs enfants à Alger! ». Pour l’heure, leur seule préoccupation se limite à mieux manger qu’à Alicante, Valence ou dans les îles Baléares, régions dont sont issus les premiers migrants. Installés dans les villes côtières, ils vivent chichement, se nourrissent de sardines grillées, de hareng fumé et de riz largement parfumé de safran. Ils louent leurs bras pour l’arrachage de l’alfa ou l’extraction de la pierre; rudes au travail, ils ne rechignent devant aucune tâche pour un salaire de misère qu’ils multiplient par le nombre d’heures effectuées. La France reconnaît leur mérite et les militaires voient d’un bon œil ces ibériques qui les réconcilient avec les fruits et les légumes frais. Beaucoup d’entre eux partiront conquérir des terres arides et contribueront à la bonne santé de l’agriculture des premières années de la conquête.
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D’autres exercent leurs talents dans les vergers luxuriants qui bordent les « djenans », magnifiques demeures hispano-mauresques plantées au cœur des « fahs » de la campagne algéroise. Ils comblent d’aise toutes les composantes d’une population en proie à la malnutrition et certains vendent sur les marchés publics le produit de leur travail. D’autres sont récupérés par de riches propriétaires qui concilient ainsi le cultivateur et la bonne espagnole, femme à bien faire le ménage et la cuisine.

D’autres encore se confinent dans les villes, exerçant tous les métiers de terrassement, de commerce ou d’artisanat. Tel enfant d’Elche fabriquera ses propres espadrilles avant de répondre à la demande de ses amis et de sa famille, puis le succès aidant, ouvrira sa première usine à Bab El Oued, multipliant les ouvrières à domicile puis les ateliers. Tel garçon d’Alméria ouvrira une petite gargote pour ses compatriotes et se retrouvera à la tête de plusieurs cabarets où se côtoieront « buveurs d’eau », « buveurs d’absinthes », aventuriers, promoteurs et prostituées venues d’Espagne.

Bab El Oued n’existe pas encore mais les Espagnols dressent leur campement aux abords de la porte de l’Oued M’Kacel, élaborant un semblant de quartier où le compatriote fraîchement débarqué trouve asile et réconfort.



Les Espagnols font du lavoir leur lieu de rassemblement où les hommes, après avoir troqué leur tenue de « fourachaux » pour le pantalon de coutil et la manta, lancent des œillades complices aux belles ibériques qui demeurent les seules femmes visibles dans ce pays aux fortes résonances de machisme. Ce lavoir donnera son nom espagnol à « ce quartier dans le quartier » qui deviendra le cœur vivant de Bab El Oued : la Basseta.

On y parle valencien, alicantin, majorquin ou mahonnais et l’on se sent frères. On s’entraide dans la joie comme dans le malheur et parfois, lorsque la nostalgie prend à la gorge, le soir, devant la pompe qui abreuve les Bab El Ouédiens, on joue à la « mora », on tape la « ronda3 », on évoque les courses de « toros » alors qu’au loin, un air mélancolique égrène sur une guitare de deux sous aux cordes usagées, l’accent du pays. Parfois, on dresse une arène de fortune sur la future place du Général FARRE où seront édifiés les jardins Guillemin. Les plus jeunes se dégourdissent les jambes face à des vachettes inoffensives sous les vivats d’une foule bon enfant.

Le peuplement de Bab El Oued s’opère de manière confuse et précipitée. La Cantère reste le lieu de prédilection, la base opérationnelle, le centre de triage et de rassemblement des ibériques. On vient sur le conseil d’un parent, d’un ami, d’un camarade d’infortune. Puis, après un court instant de réflexion, on décide de retrousser les manches pour se faire une place au soleil dans les métiers aussi divers que marchands de légumes, portefaix, cigariers, jardiniers, savetiers, domestiques, tenanciers de cabarets, éleveurs d’animaux et pour les plus déshérités, carriers ou maçons. Certains partent à la conquête de régions agricoles encore incultes mais dont le sol ne demande qu’à être ensemencé comme la Mitidja ou la plaine de la Rassauta qui donnera naissance à Fort de l’Eau.


Mais pour la plupart, Bab El Oued demeure la terre promise. Les carriers et terrassiers valenciens qui, sitôt débarqués de leurs balancelles de fortune, prennent d’assaut la carrière Jaubert, cette plaie béante qui va les ancrer définitivement dans ce paysage car il est admis que la sueur de l’homme dessine la trace d’un indicible amour pour la chose entreprise. Chaque minute de labeur est un mile marin qui rapproche la famille restée en Espagne et chaque pierre extraite de la carrière pour le grand chantier de l’avenir est un centimètre carré du billet à envoyer à l’épouse, à la mère, à l’enfant.

Au sein de cette population espagnole, les Mahonnais occupent une place à part. Le port de Mahon, servant de base arrière à la conquête grâce à sa situation géographique et stratégique, les Mahonnais et les Minorquins saisissent la chance offerte par les navettes incessantes entre les deux pays pour tenter l’aventure française en Afrique du Nord.

Au fil des années, 42% des habitants déserteront leur île, assurés de trouver du travail sur la frange côtière d’une Méditerranée toute proche de leur terre natale.

Après avoir séjourné à Bab El Oued, les fils de Mahon, Ciutadella, Mercadal et autres contrées de l’île de Minorque quittent le centre-ville d’El Djézaïr pour les espaces aérés de la campagne environnante. Besogneux, compétents, travaillant en famille, ils font preuve d’une grande réussite dans le domaine de la culture des légumes et des céréales.

Bab El Oued voit ainsi partir une communauté saine, laborieuse, à la mentalité exemplaire pour les villages de Maison-Carrée, Fort de l’Eau, Birkadem et Kouba.
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L’Espagnol est en Algérie pour y planter ses racines. Même si le pays reste collé aux semelles de ses espadrilles, il plonge dans l’aventure sans bouée de sauvetage. Il n’a d’autre alternative que la réussite ou la mort. Pas question de rentrer en Ibérie avec un maigre baluchon pour tout bagage.


Le crépuscule du sacrifice apparaît dans le ciel de cet eldorado proposé par la France. Son pays sera celui qui fournira du travail et l’espérance d’une vie meilleure pour ses enfants. Au prix de mille souffrances, il gagnera son pari. Ses petits parleront l’espagnol à la maison et le français avec ses camarades de classes et ses amis de la rue. Certains porteront des prénoms ibériques mais leurs cartes d’identité seront françaises. Même s’ils restent indéfectiblement attachés au quartier de la Cantère qui chante la nostalgie par mille saveurs empruntées au quartier.

Comme tous les pays en construction, l’Algérie manque de tout. Il faut habiller les soldats, les restaurer, les désaltérer, offrir les distractions auxquelles ils prétendent les jours de permission, autant d’opportunités pour des hommes entreprenants. Cette génération n’a rien à perdre. Alors elle entreprend. BASTOS crée sa fabrique de cigarettes avenue du Frais Vallon. Il est bientôt imité par BERTHOMEU sur la route Malakoff, face aux « Bains des familles », MELIA rue Léon Roches et LE GLOBE rue de Dijon. Le métropolitain Gustave JOBERT installe son usine de tabac JOB, rue Livingstone, Les cigarières sont prioritairement recrutées au sein de la communauté espagnole. RONDA chausse tout ce que Bab El Oued compte d’amateurs de chaussures en caoutchouc dans sa manufacture située au 31 Avenue Général Verneau. SALVA, le papa du futur international de football crée une ferme laitière au Climat de France et vend des vaches dans toute l’Afrique du Nord. ESPIG devient le roi des épices dans ce pays oriental où tout se cuisine et se goûte avec violence. La force de ces plats relevés restera par delà l’exode l’une des traditions les plus suivies de tout le petit monde de Bab El Oued. Le fameux safran « SPIGOL » témoigne dans tous les supermarchés de France et de Navarre de la vitalité de cette marque fondée rue Delacroix en 1876. La famille SPINOZA ouvre son usine d’anchois, d’olives et de bonite séchée au Triolet. André MUT crée « la limonade DEDE » Avenue de la Bouzaréah et reprend l’exploitation du « Sélecto » durant la deuxième guerre mondiale. En 1947, il revend à Hamoud BOUALEM ce breuvage à base de produits naturels que les Algérois s’arrachent. On peut dire sans risquer de se tromper que le « Sélecto » connut en Algérie un succès similaire à celui que réserve, de nos jours, la jeunesse à Coca Cola.

A coté de ces manufacturiers, les Espagnols accaparent les corps de métiers où ils excellent. La boulangerie et la pâtisserie entre autres.

On peut également avancer qu’il existe une confrérie ibérique qui jette son dévolu sur les cafés, les bars et les brasseries de Bab El Oued. Les consommateurs y retrouvent l’ambiance des « clubs » de là-bas où les femmes se comptent sur les doigts de la main. On vit entre hommes, les amitiés s’y nouent ou se prolongent entre les bancs de l’école et le cimetière.

Certains connaîtront la consécration métropolitaine puis mondiale. C’est le cas de la famille LIMINANA dont l’anisette CRISTAL ANIS, se vendra aux quatre coins de l’hexagone avant de partir à la conquête de la planète. Manuel (le fils du père) devient, entre temps, le mécène du sport bouliste, du théâtre aux armées et surtout du lancement en métropole de « La famille Hernandez « . Coup de pub génial, CRISTAL ANIS est connu et reconnu en France avant même l’indépendance.

En 1872, les frères GRAS installent leur usine avenue des Moulins et jouissent d’une réputation telle que les clients délaissent l’appellation anisette pour réclamer aux patrons des cafés une « ANIS GRAS ». L’usine métropolitaine sera absorbée par la maison mère algéroise qui développera la marque au-delà des frontières.

PHENIX des frères KANOUI, rue Lavoisier et « LA ROYALE » des frères TAYEB rendue célèbre par la publicité radiophonique de Lili BONICHE, jouent les troisièmes larrons dans cette saga de l’anis au cœur même de Bab El Oued.

A SUIVRE.........

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