Nous avons là non seulement la vie d’un homme exemplaire, mais aussi le cheminement de toute une lignée de Juifs de Médéa, anciennement venus de Majorque après le pogrome espagnol du XIV° siècle. Cherki et Chouraqui (notre ami Sydney est aussi de ce berceau) sont le même patronyme. Et nous aimons, nous, Juifs et Hébreux, à retracer nos toledoth.
Voilà un homme qui n’a vécu que pour l’étude de la Torah, avec une foi intense, tout en restant ouvert au monde et aux autres, avec un sens de l’hospitalité à nul autre pareil, et une indulgence jamais coupable envers ce milieu qui l’entourait. Un homme qui a porté en lui, également, cet Ahavat Israel, qu’il a su transmettre autour de lui, dans son militantisme sioniste, dans ses pensées quotidiennes, en encourageant l’aliya, pour y venir à son tour.
Le Consistoire de France avait au XIX° siècle une mauvaise opinion du judaïsme algérien ; on lira à cet effet la lettre désolante du grand-rabbin Michel Weil, envoyé par le consistoire de Paris pour « régénérer » le judaïsme algérien, là où les Médéens voyaient, en fait, une « volonté assimilatrice ». Contredisant l’image caricaturale et dégradée qu’on en avait en Métropole, Aïzer Cherki représentait un judaïsme de grande culture, il disposait d’une immense bibliothèque juive et française, et cet homme connaissait et parlait l’hébreu parfaitement : qu’un quelconque chalia’h passât chez lui, il l’entendait non sans surprise s’exprimer dans un hébreu parfait. Président de la fédération sioniste d’Algérie de 1949 à 1954, il a à son actif d’avoir organisé celle qu’on a appelée l’Alya Beth, recueillant chez lui et dans des locaux et terrains qu’il avait lui-même aménagés aux environs d’Alger les nombreux Juifs essentiellement marocains qui tentaient de rejoindre Erets Israël, malgré l’opposition des Anglais et les innombrables difficultés. Jacques Lazarus, son gendre, alors président du Congrès Juif Mondial pour l’Afrique du Nord, nous a laissé un vibrant témoignage de cet épisode de l’émigration clandestine en Palestine : « Durant de nombreux mois au cours de l’année 1947 et dans la période qui, en 1948, précéda la proclamation de l’Etat d’Israël, des milliers de Juifs venus du Sud Algérien et du Maroc transitèrent par Alger où ils étaient acheminés par bateau sur Marseille et la Palestine. Il ne s’agissait évidemment pas de navires de la ligne régulière, mais de rafiots achetés pour la circonstance par le service responsable de l’Aliya Beth, le Mossad. Ces olim étaient pris en charge à Alger par une association spécialement constituée à cet effet, l’Association d’études d’aide et d’assistance, dont le président et l’infatigable animateur fut longtemps Aïzer Cherki »… La maison de ce négociant servit de port d’attache à tous ces « réfugiés », comme elle avait su accueillir aussi, au moment du débarquement des Alliés en novembre 1942, quantité de soldats libérateurs qui pouvaient trouver chez lui un gîte et une table abondante, et découvrir la ferveur du judaïsme algérien. Aïzer Cherki fut alors notre meilleur ambassadeur.
De plus, Aïzer Cherki engagea toute sa famille dans la voie du militantisme juif. A commencer par son fils aîné, Haïm, qui dirigea la Commission Culturelle Juive d’Algérie, et aussi sa fille Suzy Siona, qui était responsable de la bibliothèque de la rue Mahon, à Alger, et qui fut hélas ! trop tôt fauchée par la maladie. Chez les Cherki le judaïsme était vécu au quotidien et à tout moment. Le Chabbat était une fête inoubliable, en rupture totale avec tout souci quotidien et tout travail. Mais surtout, à l’inverse de certains rabbins qui ne le portaient pas toujours dans leur cœur, Aïzer Cherki était un homme de dialogue et d’ouverture. Il avait pour cela un sourire inimitable, et une indulgence malicieuse dans le regard. Il portait la barbe depuis le décès de son frère au champ d’honneur en 1916, et ce long fleuve blanc lui donnait un air de poète : il n’était pas sans ressembler au grand philosophe français Gaston Bachelard qui, comme lui, s’intéressa toute sa vie au thème de la « lumière », de la flamme ardente qui marque la présence parmi nous de la spiritualité divine. A Kippour, c’est toujours lui qui lisait l’haftara de Jonas, et son fils cite au bord des larmes, comme nous tous à la pieuse lecture : ivri anoh’i : « je suis hébreu » ; oui, nous vivions en Galout mais nous nous reconnaissions dans la profession d’identité et de foi du prophète qui allait survivre aux ténèbres et au ventre du poisson.
Aïzer Cheki aimait la jeunesse, il était toujours entouré de ces jeunes gens qui, à la synagogue, dans la rue, au séminaire israélite de la Bouzaréah (Simon Darmon, élève rabbin, nous livre ici un magnifique témoignage), aimaient à l’entendre, avec sa voix à la fois sourde et chaude, au timbre modeste mais qui, si on tendait l’oreille, vous apportait toujours la solution du problème. J’ai encore en tête son explication hébraïque du mot Abracadabra, que dans nos études acculturantes d’alors l’on croyait à cent lieues du judaïsme : « Il a créé comme Il a parlé », disait-il en faisant allusion au Créateur (abra ka dabra), et il n’était pas sans savoir le rôle de cette formule hébraïque en Europe Centrale au temps du Maharal de Prague, rabbi Loew, et du Golem. En vérité, Aïzer Cherki fut toujours à nos yeux un véritable h’ah’am, tout à la fois savant, pétri de connaissance, et sage, avec une très haute exigence morale, ainsi que nous voyons l’héritage et l’apport profond du judaïsme.
Le témoignage de son fils Haïm, qui fut notre ami à Alger (il m’appela en 1960 et 1961 à ses côtés pour animer l’émission culturelle juive à Radio Alger), nous émeut d’autant plus que c’est maintenant un homme âgé qui dit ce que fut son père, qui dit sa foi, sa confiance, son immense bonté et qui, à l’heure où nous déclinons tous, a à cœur de raviver
Albert Bensoussan
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