De retour à Bab-el-Oued, quarante-quatre ans après le départ forcé de 1962, Dédé est à l’aise, chez lui d’entrée. Il marche dans les rues, radieux, joue au baby-foot avec des jeunes Algériens, demande les vieux noms de rues aux plus anciens, serre des pognes, lâche quatre mots d’arabe, tape les dos et les mains : « Tu connais Tordjeman de Bab-el-Oued ? » Tordjeman, c’est lui, André, 63 ans, patron d’un dancing rétro à Muret (Haute-Garonne). Il montre la place du marché où sa famille vendait du tissu. Où il jouait aux billes. Et où sa mère est tombée, en 1962, sous des tirs français. « Une balle de 12,7. »Tout se mélange dans sa tête, le bonheur et les horreurs, la serviette sur l’épaule pour se baigner plage Padovani, la fusillade de la rue d’Isly, des dizaines de civils tués et le « halte au feu ! » qui résonne encore dans sa tête. Puis il empoigne un beignet comme ceux de son enfance, chez Blanchette, et se régale. Un autre pied-noir se moque : « On a les mêmes [beignets] à Palavas-les-Flots. »
Dédé s’en fiche. Cette fois, il a ramené son ami Claude Strouk, 62 ans, architecte dans l’Hérault, qui soupire : « On a attendu quarante-quatre ans pour faire un voyage d’une heure en avion. »Marseille-Alger, le voyage vers leur enfance. Au 13, rue Montaigne, ils habitaient dans le même immeuble : Claude au deuxième étage, Dédé au troisième. C’est devenu le 13, rue Boukhzar-Ahmed. Partis dans la panique en 1962, en pensant revenir trois mois plus tard, les deux gaillards grimpent à nouveau l’escalier, vendredi 21 avril. A l’ancien appartement de Dédé, les habitants, Fatima et Abdelkader Bedrane, les reçoivent avec chaleur : « Vous prenez le café ? » Dédé montre son ancienne chambre à ses deux enfants, venus voir ce pays dont leur père ne parlait guère. Il interpelle Fatima : « Ah là, tu as changé une porte de place ? T’as raison ! Tu aménages comme tu l’entends, hein ! C’est normal ! »En 2004, lors de son premier retour à Alger, André Tordjeman a flashé sur le carrelage de l’appartement, au sol : « Il n’y a que ça dont je me souvenais. » Il est revenu en France avec plein de photos du carrelage, on l’a pris pour un dingue. Il s’est aussi mis à raconter le passé. « Comme s’il avait sorti les cadavres du placard, résume sa fille, Fabienne. Maintenant, il en parle plus sereinement. »
Visite de l’émotion, et des souvenirs. Dans la rue, Claude et Dédé jouaient aux « tchappes », avec des couvercles de boîtes d’allumettes, ou aux noyaux d’abricot, ils buvaient du Sélecto, le soda du coin. Ils avaient 18 ans. Un jour, en 1962, on appelle Dédé : « Ta mère a reçu une balle. » Il s’affole. Pas de quoi : une balle de tabac Bastos lui est tombée dessus, lors d’un déchargement, sans dégât. Huit jours plus tard, le 20 mai 1962, une vraie balle, française, lui transperce le cou. Elle s’appelait Suzanne Tordjeman, morte au marché de Bab-el-Oued, à 41 ans, devant son mari et le frère de Dédé. Six semaines plus tard, Dédé et Claude seront sur le bateau du départ, vers la métropole inconnue. André Tordjeman deviendra soutien de famille à 18 ans, puis son père décédera, en 1965, après plusieurs dépressions. Son frère cadet se suicidera, plus tard : « Dans sa tête, il s’était toujours dit qu’il ne vivrait pas plus vieux que notre mère. »
Une kippa, une bougie et des cailloux
Maintenant, André est au cimetière de Saint-Eugène, au nord d’Alger, devant une tombe, propre, où il lit à haute voix : « Ici, repose Madame Simon Tordjeman, lâchement assassinée par les forces de l’ordre. » Il sort sa kippa du sac, allume une bougie, embrasse la pierre, y pose des cailloux. « Voilà, c’est tout ce qu’on peut faire. » L’air est pur, on entend les cris du stade, tout près, un match de foot, comme au temps de Claude et Dédé. Hamid, l’agent du cimetière, glisse en aparté : « Tu connais le commissaire Navarro [Roger Hanin] ? Son père est enterré ici. Et le grand-père d’Enrico Macias. Et la grand-mère du maire de Paris... »
A Alger, les pieds-noirs viennent voir les morts qu’ils ont laissés et les vivants qu’ils ont été. Pierre-Henri Pappalardo, qui coordonne le voyage avec son association France-Maghreb , lâche : « C’est maintenant qu’ils sont rapatriés, les pieds-noirs ! Rapatriés, quel mot stupide... »
A l’arrivée à l’aéroport d’Alger, Tayeb, le guide algérien, a lâché : « Bienvenue dans votre pays, ça le restera toujours, Inch Allah ! » Au collège de leur enfance, un homme corrige : « Bienvenue chez vous, mais n’oubliez pas que vous êtes chez nous ! »A Bab-el-Oued, un Algérien malicieux demande : « De quel pays vous êtes ? » « D’ici ! »répond franco une pied-noir. Une autre, en ce vendredi où les Algériens ne travaillent pas, constate : « C’est dimanche. »Un Algérien lui répond : « Oui, c’est vendredi. »Ils se comprennent. Claude rigole quand un type se présente comme Algérois, pas Algérien, « parce que, entre roi et rien, il y a une différence... »Il se fait photographier en cacou sur la rampe d’où ils regardaient passer les filles. Grimaces, quand même, mais aucune autre manifestation extérieure d’émotion quand ils passent devant l’ancienne synagogue de la rue Suffren, désaffectée. On y voit une croix gammée et un tag : « Nach Deutschland » (« Vers l’Allemagne »). Celle de la rue de Dijon n’est guère mieux : les ordures débordent sous la porte.
Partout, l’accueil est chaleureux : « Bienvenue ! Bienvenue ! » Rien que de humer l’air, certains se sentent « apaisés ». « Mettez les mains dans Alger. Retrouvez votre ville ! » leur a lancé Pappalardo. Thérapie sur le vif et sans filet. « C’est dur, c’est dur, mais ça va passer », répète un pied-noir. Dans le bus qui les trimballe, une dame, trop émue, parle tout le temps. « Laissez, dit-elle, je me dégage » de trop de poids. « Il y en a toujours qui craquent », explique Pappalardo. Un peu plus tard, c’est lui qui se lance dans ses souvenirs : le goût du « persil arabe » dans la chorba, celui des crevettes à la Madrague, et le bonheur fugace de tourner dans Bab-el-Oued. Même si le guide, nerveux, a requis des flics pour surveiller. « Le terrorisme, ce n’est plus un problème, mais les pickpockets, si », a prévenu Tayeb, en demandant aux dames d’ôter leurs bijoux.
« On fait un travail de rebouteux ici »
Le premier soir, de retour à l’hôtel, Claude dit : « Je suis passé dans plein de quartiers que je ne connaissais pas, mais je savais que j’étais chez moi. » Il est le seul de sa famille à faire le voyage, « les autres ont définitivement baissé le rideau ». « On est restés sur des pensées violentes, on voyait des morts presque tous les jours, explique ce fils d’employé et de couturière à domicile. A 17 ans, notre vie s’est cassée, on n’a pas compris pourquoi. On a repris une vie à côté, bâtie sur des souvenirs inaccessibles. On a voulu oublier notre passé pour ne pas avoir à en souffrir. On a besoin de se soigner. On fait un travail de rebouteux ici. » Mais on ne se débarrasse pas comme ça des souvenirs et des mauvaises habitudes. Certains, bloqués sur un racisme paternaliste, ont du mal à admettre que les « indigènes musulmans »sont devenus des Algériens. En pleine « nostalgérie française », ils ne supportent pas les odeurs, la saleté, la pauvreté. Les mêmes qui sont ravis et émus de l’accueil n’évitent pas les relents d’amertume. « C’est tout délabré, mais ils ont la wi-fi ! », note Claude, qui interpelle le guide : « L’Algérie devrait exploser avec le tourisme ! C’est entendu, tu as gagné la guerre, mais les pieds-noirs, les enfants de pieds-noirs peuvent revenir visiter ! Faut se mettre au travail ! Mais les Algériens sont fainéants. » Dédé s’en tient aux commentaires prudents : « Il y a de grandes possibilités aujourd’hui de faire vivre l’Algérie comme elle le mérite. »
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« On a été les cocus de l’histoire »
A sa façon, André Tordjeman confirme le calcul. Des Algériens, il dit : « Ceux qui sont en France donnent une mauvaise image, mais ce n’est pas la réalité ici. J’incite tous mes amis à retourner car ici, c’est la gentillesse et la courtoisie. » « La chose qui ne me déçoit pas, ce sont les rapports humains », admet Claude, dont les certitudes n’ont pas été remises en cause par le récent débat sur le « rôle positif » de la colonisation « On a apporté le progrès, assure-t-il. Pour eux, être avec des Français, c’était se rapprocher de la civilisation. Ensuite, on a tous été perdants. L’Algérie s’est considérablement appauvrie, et nous, on a été les cocus de l’histoire. Ce sont tous les petits qui ont payé, des deux côtés. »
Pappalardo prêche l’apaisement, loin de certaines associations « qui ont construit leur fonds de commerce sur la colère et l’amertume ». « N’arrachons pas les pages d’histoire, tournons-les et faisons-en de nouvelles ! »,implore ce « fils d’Algérie ». Quand ils se retrouvent à l’ex-place du Forum, où de Gaulle a promis l’Algérie française, en juin 1958, avant de conclure les accords d’Evian, qui allaient accorder à l’Algérie son indépendance quatre ans plus tard, des gosses les interpellent joyeusement. Claude oublie sa rancoeur pour leur écrire un mot en arabe, qu’il a appris enfant. Il est aux anges. Plus loin, un gamin lui donnera une bille. « Une jeunesse saine », s’enthousiasme Claude, qui glisse des pièces aux mendiants, et constate : « J’ai remis un peu ma tête en place. »
Dans le groupe, il y a aussi Marie-Christine, partie d’Alger en 1962, à 4 ans. Elle jette dans la rue une mèche de cheveux de son père, décédé en 1995, avec un mot de sa main, où il se dit « authentique pied-noir ». Elle chiffonne une lettre de sa mère, 67 ans, qui n’a pas osé venir, et a écrit : « Je ne me sens pas assez forte, Alger, je serais triste de te voir vieillie. »Un autre couple est venu exhumer une soeur, décédée en 1953, pour la rapatrier. Un ancien de la guerre d’Algérie, pas pied-noir mais toujours furieux parce que « militairement, on avait gagné à 99 %», rapportera en France une tomate et un poivron, pour voir s’ils sont toujours aussi bons. Lors du départ vers la France, Steph, fils de Dédé, tente une blague : « Ça vous fait quoi de refaire vos valises une deuxième fois ? »Aucun ne rigole. André Tordjeman, à 7 heures du matin, a repris un taxi, seul, pour un dernier tour d’Alger, la tombe de sa mère, des bouts de vie à recoller, et une certitude : au 13, rue Montaigne, le carrelage est intact.
Michel Henry, Libération, 2 mai 2006
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