En s’en retournant sur leur terre natale algérienne, les pieds-noirs s’engagent dans un curieux pèlerinage. Leur recherche, guidée par les parfums entêtant de l’enfance, ne s’arrête pas aux rues dévalées jadis, à la maison familiale et aux tombes des ancêtres. Au-delà des bribes du passé collectées, les rapatriés sont en quête d’un monde, en partie imaginaire, dont ils ont seuls la clé. C’est un ailleurs. Une histoire recomposée de l’Algérie française, qui ne correspond à aucune version professée dans l’un ou l’autre pays. Une mémoire venue de là-bas, tant de fois entretenue ici, et transmise de génération en génération, depuis l’indépendance de 1962.
Le dernier voyage organisé par France-Maghreb, association spécialisée dans la visite des cimetières français d’Algérie qu’elle rénove, vendait un peu de ce rêve. Celui de retrouvailles avec les aïeux disparus et les amis musulmans perdus il y a plus de quarante ans. Celui d’un retour au pays. Celui de Bougie, gentil port méditerranéen de la petite Kabylie. Une ville française dont les immeubles blancs demeurent dans l’actuelle Béjaïa algérienne. Comme le décor d’une pièce, créée il y a bien longtemps, et secrètement rejouée selon les indications fournies par la famille, les cahiers de classes et les photographies jaunies.
Roger Hadjadj, le doyen de 84 ans, est arrivé le premier, l’an passé. Il se souciait de la tombe de son père et songeait à ramener son corps auprès de celui de sa mère, enterrée à Marseille. Dans le charmant cimetière juif surplombant la mer, le bon état de la sépulture enchâssée dans la roche, et la difficulté de son éventuel déménagement, a convaincu Roger de laisser son père reposer en cette terre d’Algérie qui était celle des siens, longtemps avant que les Français ne débarquent en 1830.
Cette fois-ci, Roger est accompagné de son épouse, de la famille de sa fille, d’une cousine de celle-ci, et de plusieurs autres parents. Tous les Hadjadj se retrouvent face aux tombes, à lire les noms gravés dans la pierre, comme on déchiffre une généalogie. D’autres anciens de Bougie sont là aussi. L’émotion se propage. Des femmes pleurent ou se murent dans le silence. Découvrant la beauté du lieu, Reine, qui était partie d’Algérie à 5 ans, chuchote qu’elle « aimerait bien être enterrée là », sans susciter une réaction de son fils adolescent. Il n’y a pas assez d’hommes pour prononcer le kaddisch. Alors on se lave les mains et, les yeux rougis, on s’en va rejoindre les chrétiens en ville.
Aux devantures des kiosques, les journaux francophones rendent largement compte des derniers propos du président algérien. Après avoir ajourné le traité d’amitié en préparation entre les deux pays, et vitupéré contre l’article de la loi française, finalement supprimé, sur le « rôle positif » de la colonisation, Abdelaziz Bouteflika « insiste » pour obtenir de la France « des excuses publiques et solennelles ». Une « instance pour la décolonisation des relations algéro-françaises » vient d’être constituée. Son objectif est de « défendre la mémoire collective » du peuple algérien, « l’histoire de sa courageuse résistance » contre « les crimes abominables » et les « falsifications » historiques françaises. Mais personne ne semble se soucier de ces déclarations outragées. Dans les ruelles serpentant sous le soleil, les habitants, prévenus par les médias algériens de l’arrivée du groupe de rapatriés, multiplient les gestes fraternels. D’abord hésitants et anxieux, les Français s’enhardissent. Ils retrouvent l’ancienne place Gueydon et le café Richelieu, descendent et remontent les venelles familières, retrouvent leurs noms anciens, scrutent les enseignes françaises des échoppes qui ravivent les souvenirs du coiffeur, ceux du bijoutier et du marchand de beignets d’antan.
Rien n’a vraiment changé, s’enthousiasment les pieds-noirs. « Les angelots dans le ciel de la coupole existent-ils encore ? », s’interroge seulement Francette, devant l’église Saint-Joseph qui, comme celle de Sainte-Thérèse, a été transformée en mosquée. La petite-fille d’Italiens a fait sa première communion sous ces cieux naïfs. Aujourd’hui, à la soixantaine, elle passe sans regrets apparents devant la porte interdite aux non musulmans. Et l’humeur demeure primesautière jusqu’au seuil de la maison natale.
C’est, après la visite du cimetière, l’autre moment redouté du voyage. Or, à nouveau, l’ambiance devient magique, irréelle. « Vous êtes chez vous », répètent en choeur les Algériens. Vite mise en confiance, Christiane, au cinquième étage de l’immeuble du boulevard désormais dédié au colonel Aminouche, contemple le carrelage vert et jaune de son enfance. « C’est mon père qui l’avait choisi », confie-t-elle à la nouvelle occupante des lieux. Quelques rues plus loin, Jacqueline, un rafraîchissement pris, étreint la jeune musulmane devant le miroir, toujours à sa place, dans l’ancienne chambre parentale. Et partout à Bougie-Béjaïa, on pleure, on s’embrasse, on se réconforte, en promettant de se revoir.
« Je me sens de plus en plus pied-noir », avoue Sophie, encore au bord des larmes. Cette Parisienne de 40 ans n’est pas pour rien dans le retour de ses parents en Kabylie. C’est elle qui voulait retrouver ses racines. Seule sa grand-mère corse lui a parlé de « la vie là-bas ». Les parents, eux, ne souhaitaient pas entretenir la flamme autour du couscous dominical. « C’est vrai, dans le Sud, ils se retrouvent et ressassent leurs souvenirs », remarquent M. et Mme Fraysse. Avant d’avancer une autre explication à leur discrétion : « Il faut voir comment on a été reçu ! »
Assurément, à leur retour, les pieds-noirs ont connu le mépris et l’hostilité de leurs concitoyens. Comme tant d’autres aujourd’hui, ils se sentent des victimes de l’Histoire. Pour un peu, ils demanderaient des réparations. Car, prenant leurs distances avec la vérité, ils se sont peu à peu persuadés que la bonne solution aurait été pour eux de rester dans une Algérie indépendante. L’accueil chaleureux que leur réserve les habitants d’un pays désireux de s’ouvrir au tourisme les conforte dans leur intuition : ils étaient là-bas chez eux. Ils n’auraient jamais dû partir. C’est une certitude, le dernier rêve des pieds-noirs.
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