samedi 8 mai 2010

LA DYNASTIE DES BORGEAUD



Trois frères, Jules, Charles et Lucien Borgeaud, acquièrent le Domaine pour la somme de 15 000 francs. Personne alors n’ignore qui sont les Borgeaud. Suisse vaudoise, de confession protestante, la famille est déjà puissante. L’ancêtre, Georges-Henri Borgeaud, ministre des cultes et de l’éducation du Canton de Vaud, directeur de l’école industrielle de Lausanne, a débarqué en 1878 avec ses sept enfants pour fonder la première école d’agriculture d’Algérie. En 1908, après avoir racheté les parts de ses frères, Lucien reste seul propriétaire de la Trappe. Négociant en tissus, doué d’un sens aigu des affaires, il prend les rênes du Domaine bientôt secondé par son fils Henri, ingénieur agronome et brillant gestionnaire. Grand, la moustache bienveillante, le rire large et facile, Lucien aime arpenter ses terres et parler au personnel. Quoique respectueux de l’héritage des moines, il a conscience qu’il faut donner au Domaine une autre dimension. La rentabilité commerciale et l’adaptation aux circuits de distribution doivent être les objectifs prioritaires d’une exploitation agricole moderne. On achète de nouveaux camions Berliet à chaînes, on électrifie la vinification, on remplace les vieux fûts par des cuves en béton et l’on élabore, avec l’aide d’œnologues, des vins haut de gamme pour une clientèle cosmopolite. Le nombre de familles s’accroissant, il faut également transformer les bâtiments des moines en nouveaux logements, réadapter l’existant à la vie laïque. « Au bruit feutré des moines effleurant le sol de leurs sandales échancrées, écrit Georges Bardelli, succèdent les cris des enfants. (…) Les bâtiments résonnent d’apostrophes amicales ou corsées, l’odeur de l’encens et du cierge grésillant cède la place à celle des grillades et des poivrons frits, à la réflexion métaphysique succède la faconde méditerranéenne. » . Les années cinquante sont celles du grand décollage. Tracteurs Ferguson, camions citernes, chariots élévateurs, chambres froides, techniques d’irrigation sophistiquées et premiers désherbants chimiques font leur entrée à la Trappe. Le Domaine retrouve sa vocation première de terrain d’expérimentation grandeur nature. On y teste toutes sortes d’innovations propres à améliorer les rendements, on expérimente de nouvelles luttes biologiques entre espèces, on s’essaye à l’utilisation des premiers films plastiques. Les rendements s’accélèrent, l’exportation fait un bond. Primeurs, agrumes et vin inondent la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Le mythe Borgeaud se forge. Plus riche famille d’Algérie, les Borgeaud deviennent à eux seuls une institution. Seigneurs de la Trappe avec leurs 1300 hectares, exportateurs de plus de 80 000 hl de vin par an, propriétaires des usines Bastos, de cimenteries, d’industries alimentaires, actionnaires de banques… Ne dit-on pas alors qu’« on boit Borgeaud, on fume Borgeaud, on emprunte Borgeaud » ?

Emblème d’une réussite agricole incontestée, le Domaine est également original par son œuvre sociale. Souvent comparée aux grands groupes industriels tels que Michelin ou les Houillères de Lorraine, la Trappe accorde à son personnel des avantages sociaux jusqu’alors inconnus en Algérie. Le logement est gratuit pour tous ainsi que l’électricité et le bois de chauffage. Chaque ouvrier peut cultiver son lopin de terre et y construire un abri. En 1954, 90 familles européennes et 163 familles musulmanes sont ainsi logées sur le domaine et près de 500 bédouins, berbères pour la plupart, y sont embauchés pour les travaux saisonniers. Pour la seule année 1953, ce sont plus de 100 millions de francs de salaires qui sont distribués, dont 9 millions aux cadres à titre de participation aux bénéfices. Outre le logement et la fourniture de produits agricoles, le personnel à également droit à un dispensaire, des bains douches, des prestations d’assurances sociales… Véritable cité familiale, le Domaine offre au surplus un restaurant, un magasin d’alimentation, une boulangerie, un bureau de poste, un bureau d’état civil, un cinéma, un club de foot et une école mixte (avec ramassage scolaire !) où plus d’une centaine d’enfants sont accueillis gratuitement sans distinction d’aucune sorte. Chrétiens et musulmans, enfants d’ouvriers ou de cadres usent tous leur fond de culotte sur les mêmes bancs. Des culottes qui, comme le veut la coutume, ont été offertes à la rentrée par Mme Borgeaud qui habille de pied en cape chaque écolier. L’année est d’ailleurs ponctuée de ces occasions de manne généreuse. À Noël, les enfants reçoivent une orange, une paire de chaussures et une brioche, les mamans, des écheveaux de laine. La clôture des vendanges et de l’année agricole donne lieu à de grands méchouis. La fin des classes, à une cérémonie de remise de prix. Le dimanche est jour de pétanque et d’apéritif pour tous…

Les anciens parlent encore du « bon vieux temps ». Du temps où chacun, quels qu’aient été son origine et son grade, recevait de confortables gages et où le paternalisme « dispensait ses bienfaits ». Pour eux, la Trappe reste indéniablement un modèle de mixité sociale et religieuse unique en son genre. Pour l’Histoire, elle est le symbole d’un temps révolu qui cristallisera, le moment venu, les foudres de l’anticolonialisme. Dirigée par Alexandre Bardelli de 1940 à 1960 puis par Nicolas Géli, l’exploitation emblématique sera le premier domaine nationalisé en 1963. Exit « l’Algérie des Seigneurs », l’exploitation Borgeaud devient « Ferme Bouchaoui », martyr de la révolution. Soumise au système de l’autogestion, morcelée, elle survivra quelques temps avant de sombrer dans l’abandon, puis d’être récupérée par des habitants en mal de propriété. Des anciens ont fondé le « Club des Trappistes » pour s’insurger contre la dégradation liée à cette implantation sauvage. Des associations sont également entrées en lutte pour mobiliser les autorités, proposer des projets de réhabilitation et faire admettre l’urgence à sauvegarder la Trappe, patrimoine de l’histoire coloniale de l’Algérie et lieu de mémoire. Sans grand espoir…

Hélène Géli

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