dimanche 22 novembre 2009

CHARLES BROUTY







CHARLES BROUTY appartient à une génération d'artistes qui a donné ses lettres de noblesse à l'Algérie dans le domaine artistique. L'artiste est bien un fils de la Méditerranée, il est né en mer. Après des études classiques au lycée de Nîmes, il suit l'enseignement de l'Ecole des beaux-arts de la ville, et, guidé par sa passion, réalise dessins et illustrations pour des journaux du Sud et du Sud-Est.
Arrivé à Alger, entre 1914 et 1915, il donne à l'Akbar ses premiers dessins et lithographies envoyés de Syrie, imprégnés de ce qu'on peut appeler l'esprit de guerre.Démobilisé à Alger, il œuvre régulièrement pour la grande presse algéroise. L'artiste appartient désormais au monde du journalisme et habite le quartier populaire de Bab-el-Oued.Brouty collabore avec talent à l'illustration de très nombreux ouvrages où il combine, dans ses croquis, choses et gens, ayant leur physionomie propre. Passionnés comme lui par le peuple d'Alger, deux grands artistes, Jean Launois et Etienne Bouchaud, l'accompagnent. En 1930-1931, il obtient la bourse de la Casa de Velasquez, puis le Grand Prix artistique de l'Algérie. Virtuose d'un dessin qu'il a constamment épuré pour le réduire à l'essentiel, Brouty fait preuve dans ses notations d'une maîtrise absolue. Attiré par le désert comme Camus, il a aussi surpris les Touaregs sous leurs tentes, parcouru le Tchad, le Ténéré, s'est arrêté partout - El-Goléa, Ouargla, Ghardaïa, Djanet, In-Salah, Timimoun, Agadès, Nduigmi -, et a fixé le monde nouveau des derricks dans les étendues de sable saharien.
Le journaliste Jean Brune observe :« Charles Brouty n'a plus besoin du parrainage des "grands" qui l'ont précédé sur les sentiers de l'art. Il est lui-même un "grand" et nul ne saurait lui contester la place qu'il occupe. »


Ses petits dessins nerveux, ses aquarelles légères ont piégé la vie autour de lui. Pas n'importe quelle vie : celle du petit peuple de Bab-el-Oued et de la Kasbah. Curieux pouvoir du présent sur les mots !
Bab-el-Oued était un quartier européen et la Kasbah musulmane ; lourd de la dramatique cassure et des drames qui en ont découlé, le présent obligerait à l'emploi du pluriel.
Le singulier est venu tout naturellement du lointain souvenir d'une osmose, bien réelle, dans ce petit peuple, entre des êtres simples, n'ayant pas encore appris qu'ils devaient se haïr. Ils administraient alors « la preuve de ce que l'on peut fondre les hommes en une communauté vivante et fraternelle, quand les esprits et les cœurs ne sont pas empoisonnés par la haine raciale et l'intolérance religieuse. »
La vie de Brouty en est la preuve. Il n'a pas observé de l'extérieur ce peuple disparu. Sa sympathie, sa cordialité instinctive, sa facilité quasi magique de contact lui ont permis de s'y intégrer.
L'artiste « patos », si différent d'eux, avec son crâne lisse, ses sourcils dessinés, ses chemises à carreaux, ses poches bourrées de carnets à croquis, qui ne parlait pas l'arabe, a été adopté et aimé.
Sans lui aussi qui se souviendrait aujourd'hui des Gitans au particularisme farouche qui vivaient tout en haut de la Kasbah, près de la prison civile et à Maison-Carrée ? Il a vécu quelque temps avec eux et leur a consacré une exposition en 1932.
Par la suite, il en retrouvera en Camargue, en Espagne et à Pau en 1982, avec la même sympathie et le même plaisir.
Des peintres venaient alors en Algérie enrichir leur talent au choc de l'exotisme et aux subtilités particulières de la lumière.
Face à leurs œuvres, les dessins de Brouty prennent la valeur profondément humaine d'un témoignage.
Par delà le visuel des djellabas, des haïks, des jupes virevoltantes ou des pantalons flasques croqués sur les trottoirs ou dans les bistrots, Brouty nous restitue un quotidien paisible et chaleureux, un moment de vie d'une communauté plurielle.
Lui qui glissait avec un tel bonheur d'un groupe à l'autre pourrait-on lui appliquer le terme « antiraciste » si souvent employé aujourd'hui ? Impossible, je pense qu'il en aurait ri lui-même tant c'est incongru.
Brouty n'était ni raciste, ni antiraciste, mots de combat intellectuel chargé des excès de la passion. Par-delà son art, sa différence venait du cœur et lui confère une dimension particulière dont il n'a probablement pas eu conscience lui-même.
Il demeure l'imagier précieux d'une forme de vie, mais surtout la preuve qu'elle a existé tant qu'elle n'a pas été dénaturée, puis effacée, par le vocabulaire destructeur (paternaliste, colonialiste, raciste...) employé par ceux qu'elle dérangeait aux temps de l'abandon.
1956 est l'année des bombes meurtrières dans Alger, de la peur qui fait surgir les clans.
Brouty n'est plus « tout droit tombé de la lune » comme l'écrit Emmanuel Roblès, mais bien « dans la lune » tant il en reste à l'écart.
Soudain, le peintre et le poète de tout ce petit peuple de pêcheurs, de gitans, de filles et de yaouleds qui le connaissent et qui l'aiment (3), rattrapé par l'actualité, reçoit un coup au cœur. Lui, si maître de ses réactions, si secret, laisse percer son émotion devant Robert Soûlé, journaliste à « l'Echo d'Alger » : « Tu sais, je crois que c'est complètement foutu parce que, moi, je ne peux plus aller dans la Kasbah ! J'ai essayé de dessiner un peu, les copains m'ont prévenu gentiment qu'il était plus prudent pour moi que je n'y aille plus. »
C'est la fin d'une manière de vivre aimée, d'un monde familier auquel l'attachaient des liens subtils et forts. Lui qui n'a pris aucun parti va en souffrir comme d'un arrachement. Il ne sortait guère de ses quartiers de prédilection, il va beaucoup voyager, le Sahara, l'Espagne, la métropole, où il ne se résoudra à rentrer qu'en 1966 après de longs détours en Casamance, en Tunisie...
On retrouve là, comme chez Jean Brune, mais sans les raisons politiques, les errances des êtres blessés au plus profond par la destruction d'un univers dont ils n'imaginaient peut-être pas l'importance.
« Je pleure les paradis perdus, Alger, le Sud, Tipaza,.. écrit-il en 1972. Que cela paraît loin !
On s'était installé dans le bonheur et on croyait que ça durerait toujours ». Ces « paradis » survivent dans ses œuvres. Ils ne seront vraiment perdus que si l'oubli les engloutit.

D'après Francine DESSAIGNE

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