Léon
et Prosper, assis à la terrasse de la Brasserie de la plage, contemplaient le
paysage qui s’offrait à leur vue, deux jolies nymphettes s’ébattaient dans
l’onde argentée, une famille parisienne, la peau blanche fraichement débarquée
sur la côte, se réchauffait au soleil
généreux de Cannes, l’été éclaboussait de lumière les établissements du bord de
mer où la jeunesse s’en donnait à cœur joie entre musique et vespa pétaradante,
c’était l’été, l’insouciance, le bonheur.
Lisette
se promenait dans les allées du marché parmi les couleurs et les effluves qui
lui rappelaient tant Alger. Elle faisait le trajet à pas lents, soupesant un
melon qu’elle sentait , le faisait crisser sous ses doigts en écoutant son
cœur comme au temps jadis du marché de la rue Randon de sa jeunesse, prenant
tout son temps pour choisir les blettes de la t’fina ou les fèves du couscous
au beurre et au petit lait, rencontrant une amie ou une connaissance pour faire
un petit brin de causette, enfin elle joignait
l’utile à l’agréable au milieu des gens, des fleurs et des épices.
Ce
samedi s’annonçait tranquille entre sieste, promenade et repas frugal. Comme
d’habitude, comme toujours. Mais une boule à l’estomac empêchait Lisette de goûter ces instants de quiétude
sans savoir quelle en était la raison. Elle mit cela sur le compte d’une
mauvaise digestion et ne s’en soucia plus. Sa future belle-fille arriva sur le
coup de quinze heures pour aller faire les magasins de la rue d’Antibes. Il
était quinze heures vingt quatre exactement quand le téléphone retentit. La
nouvelle tomba, glacée et suffocante à la fois, telle une dérision qui se
dérobait à la vérité, sournoise et
cinglante comme un coup de fouet pris en plein visage, qui donne envie de rire
et de pleurer, que l’on ne croie pas tellement la nouvelle est énorme,
angoissante et envahissante. Non, ce n’était
pas vrai, c’était une plaisanterie, on allait se réveiller pour reprendre la
vie telle qu’on l’avait quittée, heureuse auprès de cette fille de feu qui
adore ce fils bien aimé. La voix au téléphone qui parle et que l’on écoute
plus, le fils qui est sorti d’affaire mais qui se trouve à des milliers de
kilomètres si loin des bras de sa mère, de sa famille, des siens. Le
bourdonnement qui s’estompe, la fiancée dont le regard reflète son angoisse, son visage dessiné pour le
bonheur et que la stupeur a démaquillé, des paroles qui se veulent rassurantes
mais allez dire à une mère juive de laisser passer l’orage sans se faire du
mauvais sang, et le mari, le père de Richard qui se pavane sur la plage ou qui
joue aux cartes, insouciant et heureux, pendant que son fils, les yeux de ses
yeux, se tord sur un lit de douleur, seul, si loin de sa mère. Non, il faut
aller le voir, même si c’est loin, même si ça coute cher, il faut qu’il sente tout l’amour qui danse autour de
lui, le soutenir dans ces moments difficiles, il n’y a que sa famille qui est
importante, sa famille et sa fiancée. Le téléphone raccroché, hébétée, la mère
regarde la belle fille en devenir, comment apprendre la terrible nouvelle sans
éclater en sanglots, sans transmettre l’angoisse qu’elle doit apprendre à
apprivoiser avant que de connaître la monstrueuse vérité. Pourtant, le cœur renferme des ressources insoupçonnées
lorsqu’il est confronté à l’insoutenable. Seules les deux femmes se
réconfortent en répétant comme une litanie : « se jours ne sont pas
en danger. »
Lisette,
dans un état second, remerciait le ciel, le bon dieu, Hachem et même Allah
réunis dans une même prière œcuménique alors que Carmen calculait déjà comment
se rendre en Israël.
--« Ne t’en fais pas, ma fille. On
t’emmène avec nous ! »
Puis
après un silence qu’elle avait sans doute mis à profit pour trouver la
meilleure façon de protéger son époux.
--« Comment je vais le dire à mon
mari ? »
Lisette
désirait le préparer avant de le confronter à l’inéluctable, la fatalité
judéo-arabe faisant le reste. Elle décida d’aller à la plage pour lui apprendre
la déchirure devant ses amis, dans le brouhaha d’un café autour d’une partie de
belote, il n’oserait pas exprimer toute sa peine, pensait-elle. Elle prit bien
soin de préciser que son enfant était blessé mais que ses jours
n’étaient pas le moins du monde en danger. Léon et Prosper reçurent ce
coup dur avec retenue, taisant leur émotion qui transparaissait pourtant mais
que tous les amis respectèrent.
La
rentrée à la maison se fit silencieuse, entrecoupée de colères rentrées
masculines et de lamentations féminines.
La
soirée se passa au téléphone pour les préparatifs du voyage en Israël, la garde
des enfants, un crève-cœur pour Lisette qui rechignait toujours à se séparer pour
la journée de ses petits comme s’ils partaient à Tombouctou alors qu’ils se
rendaient chez leur tante, deux rues plus loin. Mais aujourd’hui, toute la
famille faisait front pour contrecarrer le mauvais sort et soutenir Richard
dans cette épreuve ô combien
douloureuse.
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