Le jour avait un mal fou à se lever. La pluie comme une manne céleste dégringolait en cascades de la haute casbah. Les bourricots escaladaient les ruelles tortueuses, luttant contre le vent violent venu de la mer et, dociles, portaient les couffins d’ordures ménagères de part et d’autre de leurs flancs. La basse casbah semblait faire sa toilette. Les trombes d’eau creusaient les rigoles en se déversant le long de la rue Marengo et les commerçants souvent indolents attendaient stoïquement le nettoyage de la ville à l’intérieur de leurs échoppes. Les eaux se rejoignaient de part et d’autre de la place Randon et partaient à la conquête de la place du Gouvernement totalement déserte. Les trois garçons se rendirent au lycée Bugeaud par la rampe Vallée en rasant les murs et en s’abritant dans toutes les portes cochères qui se présentaient. La pluie devenue trop dense, ils se réfugièrent dans la médersa Tsalibia, un établissement d’enseignement supérieur musulman datant de 1904 et dont l’éclatante blancheur contrastait singulièrement avec le temps maussade de cette matinée pluvieuse.
--« Allez y faut se décider ! A la guerre comme à la guerre, les profs du lycée, y vont pas nous attendre pour commencer les cours. »
--« Ouais, mais ma mère elle va me tuer si je rentre tout mouillé à la maison ! »
--« Ta mère, elle te tuera et après elle pleurera toutes les larmes de son corps parce qu’elle t’a pas acheté un imperméable ! Allez marche la route, casse la croûte ! »
--« Ne t’en fais pas, ta mère elle va te faire une flambée d’alcool et le tour il est joué ! »
Et les trois amis prirent leurs jambes à leurs cous jusqu’aux grilles du lycée Bugeaud. Au retour, la pluie redoubla d’effort pour pétrifier les enfants qui avaient eu tout juste le temps de se réchauffer en classe. Bien sur, la traditionnelle flambée d’alcool qui avait cours dans ce pays où le chauffage des appartements était quasiment inexistant les attendait. Les mères de famille les guettaient, la serviette à la main en prenant bien soin de leur sécher la tête avant de leur servir l’Elesca dont la publicité imaginée par Sacha Guitry claquait sur les murs d’Alger « l’Elesca, c’est exquis ! » avec ses tartines de pain beurré.
Le lycée Bugeaud était à l’orée de la Casbah. Promenade agréable par beau temps en flânant dans les allées du jardin Marengo, elle devenait une expédition par temps de pluie. Ah ! Qu’il semblait loin le temps de l’école primaire de la rue du Soudan qui se situait derrière la cathédrale Saint Philippe toute proche de la rue Marengo et les cavalcades des élèves les jours d’orage. Toute l’après midi, la pluie nettoya la casbah. La petite mémée passa la journée chez sa fille et Richard se contenta de jouer aux têtes dans l’entrée de la maison avec Norbert et José, se refusant d’aller taquiner Bahia pour respecter la volonté de sa grand-mère. La concierge, à tous les étages, avait essaimé quelques flocons de sciure de bois qui collaient aux chaussures mouillées. Les enfants, comme d’habitude, piétinaient à qui mieux mieux, donnant ainsi libre cours à leur besoin de gesticuler. Les femmes, en majorité à cette heure de la journée, conservaient les portes ouvertes sur le palier pour laisser les petits entrer et sortir sans les déranger. Aimant la quiétude des après midi d’hiver, elles renonçaient à intervenir tant qu’elles n’entendaient pas des pleurs ou des disputes et tout le monde était content.
Les paliers et les portes ouvertes jouaient un très grand rôle dans les immeubles de la casbah, comme dans tout Alger et, sans doute, dans toute l’Algérie. Pour laisser entrer le courant d’air dont les ménagères étaient friandes et pour agrandir les appartements qui, sans être minuscules, n’offraient pas assez de place pour les besoins d’une nombreuse marmaille en goguette. Au 31 rue Marengo, chacun se sentait chez soi quel que soit l’étage ou l’appartement de la maison. Les hommes se réunissaient souvent le soir après souper pour « taper la belote » pendant que les femmes « tchortchoraient » à bâtons rompus chez les uns ou chez les autres. Les cuisinières montaient chez la voisine pour quémander un œuf, une poignée de kemoun, un verre d’huile ou descendaient chez la voisine pour demander la quantité de févettes nécessaires au boktof. Cela donnait de la vie à l’immeuble qui chantait la fureur et le bruit, les engueulades de bonne santé et le rire à gorge déployée que chacun s’employait à reprendre au vol pour l’escorter au large du magnifique panorama marin d’Alger.
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