UNE COULEUR=UN OUVRAGE
Richard avait rencontré Carmen au lycée Carnot et leur origine commune les avait rapprochés. Ils s’étaient longuement promenés sur les allées de la Grande Bleue, ensoleillant leur nostalgie de réminiscences orientales venues d’outre Méditerranée. L’Algérie berça leur relation, bâtissant un monde aux frontières du réel, excluant la multitude, nouant des liens si forts que leur amour les fit sursauter. Le deuil d’une enfance égarée entre l’orient et l’occident parut moins lourd à supporter à l’âge où la vie se conjugue au pluriel. Ils se noyèrent l’un dans le regard de l’autre, ravivant à l’occasion les couleurs de leurs souvenirs, entretenant la mémoire par le récit de leur vie d’avant, Richard à Alger, Carmen à Oran. Bab El Oued alla à la rencontre du village nègre, Notre Dame d’Afrique prit la main de la Vierge de Santa-Cruz et Albert Camus se réconcilia avec « la ville escargot ». Puis, ils échangèrent les déclarations, les baisers, les promesses. Ils avaient simplement oublié les liens qui unissaient leurs familles respectives à l’histoire de leurs deux peuples issus, pourtant, d’une seule entité, la communauté pied noire.
Comme chaque samedi, Léon Benaim empruntait les chemins de traverse pour rentrer à son domicile. Accompagné de son frère aîné Prosper, il arrivait chez lui à midi et demi, heureux de ses louanges à D.... au sein d’une synagogue qui lui rappelait si peu le Temple de la rue Randon où il épousa la tendre Lisette, une amie d’enfance. A cette époque, la casbah judéo-arabe d’Alger, se prêtait admirablement aux mariages intra-communautaires, la plupart du temps arrangés par les deux familles dont l’estime réciproque s’inscrivait sur plusieurs générations.
--« Léon, jamais tu devines! Ton fils, il est amoureux, le pauvre! "
--« Et alors, c’est de son âge, non! » commenta Léon, prenant à témoin son frère, invité comme à l’accoutumée, à fêter la fin du « shabbat ».
--« C’est vrai qu’on laissait pas notre part aux chiens; à chaque fois, comme des « r’mar » on tombait amoureux! » ajouta Prosper.
--« Oui, mais vous autres, vous vous amourachiez des jeunes filles juives! Pas des catholiques! »
--« Et non, ma p’tite Lisette! Çà nous arrivait plus souvent qu’à notre tour! » avoua Léon.
--« Et qu’est ce que tu croies, comme y dit Enrico, aille qu’elles sont jolies les filles de mon pays. Les juives, les catholiques et les petites musulmanes ! » ajouta Léon.
--« Et oui ma p’tite Lisette, on leur demandait pas leur religion ; il suffisait qu’elles nous sourient pour qu’on tombe amoureux Elles étaient tellement jolies. » se souvint Prosper rattrapé sans doute par un fantôme de jeunesse.
--« Bou! Ma mère, la pauvre, toujours elle disait que les Benaim, ils étaient tous plus fous les uns que les autres! Et moi, j’ai épousé le plus fou de tous. »
--« Ton fils, il est amoureux. Et après! Tu vois pas qu’il est en train d’apprendre le métier d’homme! Où il est le mal! Dis moi, où il est le mal? »
--« Allez, va! Viens manger au lieu de dire des bêtises grosses comme toi! Crois moi, tu réfléchis mieux quand tu as le coco plein! » conclut Lisette.
La table du « shabbat » embaumait le pain juif chaud parsemé de « nigelles ». Comme le voulait la coutume, les fêtes religieuses se déroulaient toujours à la table de l’aîné. Mais depuis son veuvage, Prosper faisait une entorse aux convenances en acceptant l’invitation de son frère cadet. Prenant son rôle très au sérieux, il trônait à la place du maître de maison dont l’insistance avait fini par avoir raison de ses scrupules. Il récitait la prière du « shabbat », mouillait ses lèvres à la timbale d’argent du « quiddouche », séparait les morceaux de pain pour les offrir aux hommes de la famille, une fois trempés dans le sel de l’amertume et souhaitait une bonne semaine aux membres de la famille. Rituel immuable des juifs du monde entier pour honorer la fin du repos hebdomadaire dévolu par la volonté divine. En quittant l’Algérie, Richard, comme beaucoup de ses compatriotes, avait perdu plus qu’un pays, plus qu’une ville natale, plus qu’un décor familier, plus que le théâtre de ses souvenirs d’enfance. Il avait perdu un mode de vie où l’amitié tenait lieu de respiration. Cette amitié des rues et des bancs de l’école, perpétuée par la permanence des rencontres, Richard en avait besoin. Richard en était orphelin. Aussi, entretenait-il une correspondance assidue avec Paulo, Roland, Jacky, et Victor, espérant chaque jour les voir débarquer à Cannes, eux les Parisiens d’adoption. Il se demandait et leur demandait par quel miracle ils parvenaient à s’adapter au froid de la capitale si loin de la Méditerranée. Cela donnait lieu à une multitude de considérations familiales et professionnelles qui avaient raison de l’insistance de Richard sans toutefois empêcher l’impatience de futures retrouvailles.
En se jetant à cœur perdu dans cette aventure avec Carmen, il exorcisait de la plus belle des façons ce vide affectif, cette plaie d’amitié. Carmen qui partageait avec lui cette envie de parler de là-bas, de chanter le ciel bleu, de pleurer le pays d’avant.
Son père parlait souvent de là-bas. Il enviait la jeunesse « qu’elle avait toute la vie devant elle pour se refaire la santé! ». Richard l’écoutait se plaindre mais n’en pensait pas moins. Bien sur que ses parents "morflaient" un maximum loin de leurs amis, leurs parents, leurs habitudes, leurs souvenirs et leur ville natale. Bien sur, à leur âge, il leur était difficile de « se refaire la santé » pour emprunter cette expression familière des joueurs de poker. Mais cela n’empêchait pas la jeunesse de se noyer dans les eaux profondes de la « nostalgérie » loin de leurs amitiés d’enfance. Il se souvenait de cette discussion qu’il avait eue avec sa famille un jour de Yom Kippour une petite heure avant la fin du jeûne, lorsque la nuit enveloppe la communauté de son grand manteau noir et que, dans le ciel, les trois étoiles tardent à apparaître. L’obscurité complice enhardit ce jour-là Richard qui avoua son désarroi.
--« Mon fils! Dis-toi bien une chose, c’est que les plus à plaindre ce sont les vieux comme nous. Pas les jeunes qui, grâce à D….., vous avez toute la vie devant vous! »
--« Attends, Papa! Dis-moi! Quand on est partis d’Alger, tous les gens qu’est-ce-qu’ils faisaient? Y pleuraient! Et qu’est-ce qu’ils pleuraient: le pays! D’accord? »
--« Et alors, où tu veux en venir? »
--« Je veux en venir à ce que vous aviez cinquante ans quand on a pris le bateau, moi j’en avais à peine seize! ».
Si Richard avait pu allumer la lumière à ce moment-là, il aurait lu sur le visage de ses parents un air dubitatif qui l’aurait fait hurler de rire mais les trois étoiles jouaient à cache-cache avec les nuages et la sonnerie du shoffar libérateur était toujours muette.
--« En un mot comme en cent, vous avez vécu en Algérie trente-quatre ans de plus que moi. Vous avez été riches de l’Algérie trente-quatre ans de plus que moi. Vous avez profité du bonheur de vivre là-bas trente-quatre ans de plus que moi! Alors, dites-moi vraiment qui c’est qu’il est le plus à plaindre! Hein! »
Lisette, la pauvre, déjà pleurait en imaginant le chagrin de son fils. Comment avait-elle pu ignorer à ce point la douleur de son « mazozé », elle qui était si douée pour le mélodrame, l’inquiétude et le mauvais sang. Tout çà, c’était de la faute à De Gaulle, ce « salopris » si son bébesso à sa mère, il était si malheureux.
--« Ti assardo, De Gaulle! »
Comme toutes les femmes natives de la casbah judéo-arabe, Lisette ne jurait que dans sa « langue maternelle ». Elle disait que les mots français étaient fades et ne reflétaient que l’image édulcorée de sa pensée. A l’inverse des expressions qu’elle employait depuis sa plus tendre enfance et qui alourdissaient ses phrases en leur donnant plus de force. Richard avait hérité de sa mère cette propension à maquiller ses propos d’orientalisme et il en ressentait une indéniable fierté. Ce signe distinctif, à l’instar d’un sautoir autour du cou ou d’une pièce d’identité, parlait de ses origines à son entourage et il cultivait cette fleur de nostalgie avec foi et ostentation. Cela lui avait occasionné certaines réflexions mais il n’en avait cure. Il disait que ces expressions judéo-arabes, italiennes, espagnoles, maltaises lui parlaient de son pays et de son enfance plus que ne sauraient le faire livres et professeurs.
Richard avait rencontré Carmen au lycée Carnot et leur origine commune les avait rapprochés. Ils s’étaient longuement promenés sur les allées de la Grande Bleue, ensoleillant leur nostalgie de réminiscences orientales venues d’outre Méditerranée. L’Algérie berça leur relation, bâtissant un monde aux frontières du réel, excluant la multitude, nouant des liens si forts que leur amour les fit sursauter. Le deuil d’une enfance égarée entre l’orient et l’occident parut moins lourd à supporter à l’âge où la vie se conjugue au pluriel. Ils se noyèrent l’un dans le regard de l’autre, ravivant à l’occasion les couleurs de leurs souvenirs, entretenant la mémoire par le récit de leur vie d’avant, Richard à Alger, Carmen à Oran. Bab El Oued alla à la rencontre du village nègre, Notre Dame d’Afrique prit la main de la Vierge de Santa-Cruz et Albert Camus se réconcilia avec « la ville escargot ». Puis, ils échangèrent les déclarations, les baisers, les promesses. Ils avaient simplement oublié les liens qui unissaient leurs familles respectives à l’histoire de leurs deux peuples issus, pourtant, d’une seule entité, la communauté pied noire.
Comme chaque samedi, Léon Benaim empruntait les chemins de traverse pour rentrer à son domicile. Accompagné de son frère aîné Prosper, il arrivait chez lui à midi et demi, heureux de ses louanges à D.... au sein d’une synagogue qui lui rappelait si peu le Temple de la rue Randon où il épousa la tendre Lisette, une amie d’enfance. A cette époque, la casbah judéo-arabe d’Alger, se prêtait admirablement aux mariages intra-communautaires, la plupart du temps arrangés par les deux familles dont l’estime réciproque s’inscrivait sur plusieurs générations.
--« Léon, jamais tu devines! Ton fils, il est amoureux, le pauvre! "
--« Et alors, c’est de son âge, non! » commenta Léon, prenant à témoin son frère, invité comme à l’accoutumée, à fêter la fin du « shabbat ».
--« C’est vrai qu’on laissait pas notre part aux chiens; à chaque fois, comme des « r’mar » on tombait amoureux! » ajouta Prosper.
--« Oui, mais vous autres, vous vous amourachiez des jeunes filles juives! Pas des catholiques! »
--« Et non, ma p’tite Lisette! Çà nous arrivait plus souvent qu’à notre tour! » avoua Léon.
--« Et qu’est ce que tu croies, comme y dit Enrico, aille qu’elles sont jolies les filles de mon pays. Les juives, les catholiques et les petites musulmanes ! » ajouta Léon.
--« Et oui ma p’tite Lisette, on leur demandait pas leur religion ; il suffisait qu’elles nous sourient pour qu’on tombe amoureux Elles étaient tellement jolies. » se souvint Prosper rattrapé sans doute par un fantôme de jeunesse.
--« Bou! Ma mère, la pauvre, toujours elle disait que les Benaim, ils étaient tous plus fous les uns que les autres! Et moi, j’ai épousé le plus fou de tous. »
--« Ton fils, il est amoureux. Et après! Tu vois pas qu’il est en train d’apprendre le métier d’homme! Où il est le mal! Dis moi, où il est le mal? »
--« Allez, va! Viens manger au lieu de dire des bêtises grosses comme toi! Crois moi, tu réfléchis mieux quand tu as le coco plein! » conclut Lisette.
La table du « shabbat » embaumait le pain juif chaud parsemé de « nigelles ». Comme le voulait la coutume, les fêtes religieuses se déroulaient toujours à la table de l’aîné. Mais depuis son veuvage, Prosper faisait une entorse aux convenances en acceptant l’invitation de son frère cadet. Prenant son rôle très au sérieux, il trônait à la place du maître de maison dont l’insistance avait fini par avoir raison de ses scrupules. Il récitait la prière du « shabbat », mouillait ses lèvres à la timbale d’argent du « quiddouche », séparait les morceaux de pain pour les offrir aux hommes de la famille, une fois trempés dans le sel de l’amertume et souhaitait une bonne semaine aux membres de la famille. Rituel immuable des juifs du monde entier pour honorer la fin du repos hebdomadaire dévolu par la volonté divine. En quittant l’Algérie, Richard, comme beaucoup de ses compatriotes, avait perdu plus qu’un pays, plus qu’une ville natale, plus qu’un décor familier, plus que le théâtre de ses souvenirs d’enfance. Il avait perdu un mode de vie où l’amitié tenait lieu de respiration. Cette amitié des rues et des bancs de l’école, perpétuée par la permanence des rencontres, Richard en avait besoin. Richard en était orphelin. Aussi, entretenait-il une correspondance assidue avec Paulo, Roland, Jacky, et Victor, espérant chaque jour les voir débarquer à Cannes, eux les Parisiens d’adoption. Il se demandait et leur demandait par quel miracle ils parvenaient à s’adapter au froid de la capitale si loin de la Méditerranée. Cela donnait lieu à une multitude de considérations familiales et professionnelles qui avaient raison de l’insistance de Richard sans toutefois empêcher l’impatience de futures retrouvailles.
En se jetant à cœur perdu dans cette aventure avec Carmen, il exorcisait de la plus belle des façons ce vide affectif, cette plaie d’amitié. Carmen qui partageait avec lui cette envie de parler de là-bas, de chanter le ciel bleu, de pleurer le pays d’avant.
Son père parlait souvent de là-bas. Il enviait la jeunesse « qu’elle avait toute la vie devant elle pour se refaire la santé! ». Richard l’écoutait se plaindre mais n’en pensait pas moins. Bien sur que ses parents "morflaient" un maximum loin de leurs amis, leurs parents, leurs habitudes, leurs souvenirs et leur ville natale. Bien sur, à leur âge, il leur était difficile de « se refaire la santé » pour emprunter cette expression familière des joueurs de poker. Mais cela n’empêchait pas la jeunesse de se noyer dans les eaux profondes de la « nostalgérie » loin de leurs amitiés d’enfance. Il se souvenait de cette discussion qu’il avait eue avec sa famille un jour de Yom Kippour une petite heure avant la fin du jeûne, lorsque la nuit enveloppe la communauté de son grand manteau noir et que, dans le ciel, les trois étoiles tardent à apparaître. L’obscurité complice enhardit ce jour-là Richard qui avoua son désarroi.
--« Mon fils! Dis-toi bien une chose, c’est que les plus à plaindre ce sont les vieux comme nous. Pas les jeunes qui, grâce à D….., vous avez toute la vie devant vous! »
--« Attends, Papa! Dis-moi! Quand on est partis d’Alger, tous les gens qu’est-ce-qu’ils faisaient? Y pleuraient! Et qu’est-ce qu’ils pleuraient: le pays! D’accord? »
--« Et alors, où tu veux en venir? »
--« Je veux en venir à ce que vous aviez cinquante ans quand on a pris le bateau, moi j’en avais à peine seize! ».
Si Richard avait pu allumer la lumière à ce moment-là, il aurait lu sur le visage de ses parents un air dubitatif qui l’aurait fait hurler de rire mais les trois étoiles jouaient à cache-cache avec les nuages et la sonnerie du shoffar libérateur était toujours muette.
--« En un mot comme en cent, vous avez vécu en Algérie trente-quatre ans de plus que moi. Vous avez été riches de l’Algérie trente-quatre ans de plus que moi. Vous avez profité du bonheur de vivre là-bas trente-quatre ans de plus que moi! Alors, dites-moi vraiment qui c’est qu’il est le plus à plaindre! Hein! »
Lisette, la pauvre, déjà pleurait en imaginant le chagrin de son fils. Comment avait-elle pu ignorer à ce point la douleur de son « mazozé », elle qui était si douée pour le mélodrame, l’inquiétude et le mauvais sang. Tout çà, c’était de la faute à De Gaulle, ce « salopris » si son bébesso à sa mère, il était si malheureux.
--« Ti assardo, De Gaulle! »
Comme toutes les femmes natives de la casbah judéo-arabe, Lisette ne jurait que dans sa « langue maternelle ». Elle disait que les mots français étaient fades et ne reflétaient que l’image édulcorée de sa pensée. A l’inverse des expressions qu’elle employait depuis sa plus tendre enfance et qui alourdissaient ses phrases en leur donnant plus de force. Richard avait hérité de sa mère cette propension à maquiller ses propos d’orientalisme et il en ressentait une indéniable fierté. Ce signe distinctif, à l’instar d’un sautoir autour du cou ou d’une pièce d’identité, parlait de ses origines à son entourage et il cultivait cette fleur de nostalgie avec foi et ostentation. Cela lui avait occasionné certaines réflexions mais il n’en avait cure. Il disait que ces expressions judéo-arabes, italiennes, espagnoles, maltaises lui parlaient de son pays et de son enfance plus que ne sauraient le faire livres et professeurs.
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