lundi 17 octobre 2011

MARIE-TOI DANS TA RUE, MON FILS! de Hubert Zakine

EXTRAIT...............
Cannes s’enrhumait. Des bourrasques de vent venues de la mer balayaient les balcons, déposant sur les vitres fermées les larmes de Dieu. La Méditerranée se démaquillait de bleu et de soleil, offrant à ses admirateurs la pâleur et la fadeur d’une grisaille uniforme seulement soulignée de lacets moutonneux.
Joseph Solivérès, les yeux dans le vague, se souvenait de cette journée maudite, semblable à celle-ci, noire de ciel et de deuil, qui le vit porter en terre son fils aîné, cette force de la nature abattue au coin de sa vie par la folie des hommes. Un adolescent baignant dans son sang parmi tant d’autres. Jamais après le cimetière, il n’avait exprimé son chagrin, préférant s’enfermer en pays de solitude, laissant Rosette partager son drame avec ses sœurs et ses voisines. Ses amis avaient respecté ses silences et ses larmes, l’accompagnant sans bruit dans sa quête d’absolu et de dignité. Comment pouvait-il en être autrement, l’absence de son fils l’endurcit au point de lui faire entrevoir la rupture avec son entourage familier et professionnel. Dans ce pays d’hommes, la grossesse de sa femme lui redonna allant et sourire et bien que sa première impression fut teintée d’amertume, il sut se réjouir de la naissance de sa fille.
L’exode l’abattit une fois de plus mais l’énergie des gens blessés l’aida à se relever pour affronter l’autre combat : la réinstallation. Cela ne se fit pas sans histoire et la belle association Solivérès-Rodriguez y laissa quelques plumes. Joseph refusa de s’éloigner de la Méditerranée pour suivre son associé oranais dans le Roussillon.
A force de courage, il se fit une place dans la distribution en gros de fruits et légumes, renouant des liens quelque peu distendus avec son ami de Perrégaux.
Tout cela, Joseph l’avait gravé dans sa mémoire, le rivant à ses certitudes. Il était pied noir,  paria dans la ville, moitié espagnol, moitié français, à la lisière de l’Afrique, Européen jusqu’au bout de l’angoisse, sans le recours de la fatalité orientale qui lui était étrangère. Fier de ses origines et des choix des gens de son pays, il connaissait le prix de l’effort et de  la souffrance, il savait la récompense du labeur et de la sueur, il maîtrisait le coût de la fidélité à son passé. Enraciné dans son vécu, il adhérait aux vertus de son Oranie natale qui prônait la rigueur et la droiture, la rudesse aussi. Le bonheur lui était étranger depuis la double déchirure de sa vie. Il se contentait d’allumer à présent des petites lanternes de joie qui s’alignant bout à bout le guidaient vers l’éclaircie. Le temps efface bien des blessures mais l’amputation demeurait et nulle prothèse ne comblait l’absence. La Méditerranée avait englouti le pays où dormait son fils du sommeil des justes. Un étrange sentiment de rejet envers cette terre de souffrance se heurtait à cette nostalgie qui l’étreignait les jours de pluie et l’attirait irrésistiblement pour l’envelopper dans son épais manteau de souvenirs. Alors, le temps s’immobilisait et resurgissaient les bonheurs dérisoires qui parfument les jardins de la vie. Bonheurs simples des humbles gens à l’ambition modeste de voir les enfants emprunter d’autres chemins, d’autres voies plus carrossables, bordées d’arbres fleuris et de sourires ensoleillés.
Joseph faisait corps avec ces gens là. Il disait qu’ils étaient des gens biens, des gens fréquentables qui méritaient le respect et il était fier d’appartenir à cette communauté pied noire que l’histoire trouva sur son passage et balaya d’un revers de la main. Par sa fidélité à certains principes, il perpétuait l’Algérie.

La rue d’Antibes se baladait dans la fraîcheur du soir. Richard retrouvait dans cette promenade le « paséo » de là-bas qui le conduisait à travers l’avenue de la Bouzaréah, du jardin Guillemin aux Trois Horloges et retour. Combien de fois, à l’instar des enfants de Bab-El-Oued, avait-il emprunté cette façon de « voir et d’être vu » commune à la jeunesse du faubourg? Combien de regards timides avaient emprisonné de cœurs ardents sur ces allées du bonheur? Combien de rencontres avaient glissé jusqu’aux marches des églises et des temples? Mais la rue d’Antibes, orpheline du parler haut et fort et des cafés regorgeant de musique andalouse, napolitaine ou judéo-arabe, de rires tonitruants et de tape-cinq ravageurs, de la nonchalance et du désintérêt pour les vitrines alléchantes, n’offrait pas le même pouvoir de séduction que l’avenue de sa jeunesse. Avenue mille fois promenée, parcours obligé pour prendre la température du quartier, pour se baigner dans son sang, pour couler dans ses veines. La solitude de ses pas s’ennuyait au milieu de la foule. La tête bouillonnante de pensées anciennes, il espérait le sifflet d’un copain, le rire d’un ami, le tape-cinq d’un complice. L’indifférence floue et inhumaine de la rue le plongeait souvent dans un abîme de nostalgie. Un balcon reconnu, une odeur familière, un marchand d’oubli au coin d’une rue, un voisinage omniprésent, plus rien ne parlait à son déracinement, à sa quête d’avant. Alors, lassé de tant de solitudes et de mots retenus, d’exubérances étouffées et de fous rires contenus, il s’en allait vers la maison emmitouflée de souvenirs. Là au moins, auprès de sa famille, dans le cocon de douceur et d’indulgence, il se ressourçait.
Sans avoir à feindre la joie ou l’indifférence, il s’asseyait auprès de son père et sans un mot, partageait son tourment avec celui qui comprenait.

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