UN OUVRAGE= UNE COULEUR
VIE QUOTIDIENNE
LES SAISONS
L’hiver se répandait en averses soudaines sur une population naïve qui ne pensait que rarement à sortir de chez soi revêtue d’un imperméable. Alors, de précipitations des cieux aux précipitations de la rue, à la recherche d’un abri de fortune, la ville se métamorphosait en une ruche effervescente qui animait les quartiers ensommeillés par la grisaille de la voûte céleste.
Paradoxalement, Bab El Oued aimait cette période qui retenait ses enfants à l’intérieur des appartements, dans les cafés, sur les paliers et entraînait la jeunesse dans les salles obscures. Rassasié de soleil et de jours brûlants, le faubourg sevré d’images hivernales, pluies torrentielles, imperméables, sciure de bois et flambées d’alcool, écoutait le cycle des saisons imprimer le rythme de l’hiver sur la blanche capitale avec délectation. Irraisonnables comme le sont tous les gamins de la terre, les « oualiones », se souciaient, comme de leur première chemise, des trombes d’eau et disputaient un match de football sous une pluie battante qui giclait au moindre tir. A l’intérieur des cafés devant un « kawah » fumant, le consommateur tapait la « paracha » relevant les conséquences de la pluie sur l’agriculture du pays dont, il faut bien l’avouer, il ne connaissait « que dalle ». Les femmes restées à la maison se « tapaient » la sieste, le repassage (ah ! cette odeur de pattemouille encore fumante) ou la « tchatche », un fichu sur les épaules et le travail entre parenthèses. Le dimanche matin, les rues désertées se lavaient à grande eau pour accueillir les rares courageux qui osaient « taper l’avenue ». Parfois, la nuit retenait les heures et le ciel de Bab El Oued « tapait » la grasse matinée refusant de se lever par si mauvais temps. Les flambées d’alcool parfumaient les appartement de douce chaleur alors que des épées de feu transperçaient le ciel et sombraient dans une Méditerranée noire de colère. Les écoliers écoutaient le chant de la nature taper aux fenêtres, dégoulinant de larmes sur les vitres embuées. Bien au chaud, serrés les uns contre les autres, de Rochambeau, Sigwalt ou Camille Douls, ils dégustaient ce spectacle si peu répandu en ce pays.
L’hiver de Bab El Oued purifiait la nature et s’en allait vers d’autres rivages, laissant derrière lui un goût d’inachevé, un goût de trop peu pour un peuple gavé de ciel bleu et de soleil.
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Le printemps éclatait sur les pas de l’hiver comme une grenade au soleil. La promesse d’un été resplendissant déshabillait les jeunes filles en fleurs et les femmes belles comme le jour. Le grand nettoyage de Pâques démarrait la belle saison. Les femmes devenaient ménagères, les persiennes de bois décrochées de leurs taquets dégoulinaient d’eau savonneuse, le cuivre s’endimanchait de Mécano, les vêtements légers sortaient des armoires et des garde-robes pour une promenade dénaphtalinisée, les sommiers dépucelés et repeints, les matelas descendus au matelassier du quartier ou au cardeur ambulant, le faubourg respirait le propre, esprit de sel, Javel et grésil, comme la nature toilettée pour accueillir le printemps. Les magasins, les cafés, les squares, à l’unisson, s’habillaient de neuf, jusqu’aux rues arrosées en permanence par Maître Blanchette. Bab El Oued préparait l’été de tous les bonheurs. La Mouna emmenait promener Bab El Oued à la forêt de Sidi Ferruch ou de Baïnem pour une journée pascale qui embrassait toutes les communautés dans une seule et même ronde joyeuse, les gâteaux de Pessah, la Pâque juive, galettes blanches parsemées de graines d’anis, les knéglettes, petits paniers de pâte emplis d’amandes pilées dans un bain de fleur d’oranger, les mekrodes régalaient le voisinage, le Carnaval réjouissait les cœurs d’enfants endormis, et déjà le soleil que Bab El Oued, surnommait « Kaddour », brunissait les peaux et rendaient plus « jolies les filles de mon pays ».
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L’impatience de l’été algérois s’affichait partout. Les plages se préparaient à la ruée vers « l’or bleu » dès le mois d’avril qui parfumait le faubourg d’effluves marines et de menthe sauvage. Les marchés étalaient leurs fruits et légumes que les ménagères soupesaient, testaient, sentaient afin d’en découvrir toutes les subtilités. Les hommes préféraient le pantalon court qui deviendra plus tard le « short » lorsque l’anglicisme aura tout ravagé sur son passage. Le pied noir du faubourg demeura fidèle à la « cuissette » même si ce terme désignait dans le langage populaire un short exclusivement réservé au sport. Les chapeaux de paille, les « bob », les casquettes ornaient les têtes des hommes et les femmes stationnant au jardin, en plein soleil, se confectionnaient d’originaux couvre-chefs avec des journaux , signes avant-coureurs d’un été éblouissant.
La salle à manger glissait, alors, vers le balcon protégé par le « rideau de soleil » qui désarçonnait la chaleur et rafraîchissait l’intérieur. La jeunesse libérée de la corvée scolaire planifiait ses journées : plage le matin, foot l’après-midi, avenue et « drague » à partir de seize heures. Parfois, le cinéma s’immisçait dans cet emploi du temps renouvelé chaque jour. Avec l’âge, les kilomètres s’allongeaient et le chapelet des plages algéroises s’offrait à la découverte des Bab El Ouédiens. L’Eden, les Deux Moulins, Pointe Pescade, Bains Romains, Baïnem, Cap Caxine, La Madrague. Au-delà, très peu de stations rivalisaient avec le premier amour qui, on le sait bien, éclipse toutes les rivalités. Aussi, nul ne s’étonnait d’assister à un retour aux sources de Padovani, Matarèse, l’Eden et le Petit Chapeau, des enfants du faubourg.
Lorsque pétaradèrent les Vespa, Rumi, Push et autres Lambretta, les apprentis Marlon BRANDO écumèrent le littoral dans une « équipée sauvage » qu’enviaient les amis obligés de les suivre en trolleys bus puis plus tard, en autobus. Qui n’a pas assisté à un départ en autobus d’une famille pour le littoral ne peut en aucun cas imaginer le folklore Bab El Ouédien. Les bras surchargés de paniers, cabas et cabassettes débordants de cocas à la soubressade, aux blettes et aux anchois, à la tchouktchouka, de sandwiches aux sardines à l’huile, au pâté, au saucisson, au boutifar, de pastière, de gasadiel, de meguena, de pain espagnol, italien, juif ou de « kesra », de « Sélecto », de « Crush » ou de « Pam Pam », la famille envahissait l’autobus sous les yeux d’autres « morts de faim » dans un concert sonore et grandiloquent d’interpellations , de rires, de sifflets, parfois de vociférations pour une place assise « vue » avant autrui.
L’été se vivait à mort comme s’il était le dernier . Une telle débauche de bruit, de fureur et de franche rigolade sans débourser le moindre sou, voilà l’un des bonheurs divins accordés par le ciel d’Algérie. Partir en vacances chez soi, tel était le luxe que s’offraient les enfants de Bab El Oued. Il ne venait même pas à l’esprit de ces gens simples qui, de toutes manières n’en aurait pas eu les moyens, de passer ses vacances en France. Certains partaient en cure sous les quolibets et l’ironie de la majorité qui mordait l’été algérois à belles dents. Bab El Oued clôturait ses journées par la fête des quartiers, la musique, les forains et le bal. Les jardins alentours parlaient de jadis, s’interrogeaient sur les études du petit, sur une recette de cuisine alléchante, sur une équipe de football décimée pour le match à venir, sur le dernier film à la mode. Telles étaient les préoccupations de ce peuple merveilleux qui paraît au plus pressé, tentant d’ignorer les soucis de la vie afin de se fondre dans le moule commun.
L’été exigeait un autre comportement. La sieste obligatoire sous le rideau de soleil, la digestion de trois heures avant le bain de l’après-midi ou la promenade sur l’avenue des bons copains, la soirée au jardin ou sur les balcons, ainsi s’énonçaient les règles d’un été réussi.
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L’automne déclenchait la neurasthénie chez les enfants d’Algérie pour plusieurs raisons qui tenaient essentiellement à la fin des vacances et donc, à la rentrée scolaire. Le premier octobre anéantissait l’insouciance des beaux jours et les Trois Horloges accélérait le pouls de Bab El Oued qui durant l’été, assoupi de tant de bonheur, avait ralenti son pas. Un épais tapis pourpre aux pieds, les arbres effeuillés par la morte saison semblaient implorer les cieux de lui envoyer les rayons d’un soleil salvateur. Les supporters évaluaient les chances de leur équipe favorite en relevant dans l’Echo d’Alger les noms des joueurs venus renforcer leur formation au cours de l’été ou en assistant à la Coupe Milady qui lançait la saison au stade de Saint-Eugène. Chacun reprenait ses habitudes, son travail, son banc de l’école, renouant au passage des amitiés scolaires interrompues au cours des vacances. Les premières pluies annonçaient les « capans », les pantalons « golf », les « duffle-coat » et les « pataugas ». La Méditerranée moutonnait sous une parure émeraude et le sirocco essoufflé décrochait devant la brise marine. L’écume des vagues blanchissait l’azur et le ciel se prêtait à la palette d’un peintre de génie qui, pour un temps, dessinait l’hiver. Ainsi, au fil des saisons, Bab El Oued sur mer s’amarrait à ses certitudes, confiante en ses possibilités, en ses enfants, en la France et sa capacité à perpétuer l’œuvre des pionniers. En toutes saisons !
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