lundi 6 décembre 2010

IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED -15-

CHAPITRE TROISIEME
ECONOMIE
LES MARCHES
Bab El Oued ressemble à ses habitants. Il a le verbe haut et le rire en bandoulière. Il tape cinq en signe de complicité et des « bras d’honneur » à la fatalité. Il aime « tchatcher » pour le simple plaisir de se mêler à la conversation. Il garde de son passé d’homme de la mer et de la misère un goût prononcé pour le travail bien fait et tient en grande considération celui qui ramène le fruit de son labeur à la maison. La bonne réputation d’un homme rejaillit infailliblement sur tous les membres de la famille et la femme est l’objet de toutes les attentions. Si l’homme est le poumon de la maisonnée, la femme en est le cœur, l’épicentre, le muscle. Mère au foyer, elle est la poutre maîtresse de l’édifice familial. Ses prérogatives touchent à toutes les étapes de la vie. Elle est le ministre des finances, de l’enseignement, de l’intérieur et des loisirs. Les tâches ménagères et l’éducation de ses enfants demeurent tout de même sa priorité. Elle adore son intérieur mais ne dédaigne pas sortir de temps en temps prendre le pouls du quartier. Pour cela, le jardin et le marché sont les témoins privilégiés de tout se qui se trame dans le faubourg.
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Bab El Oued compte deux grands marchés en son sein. Copie conforme du marché de la place de Chartres avec son toit couvert et ses lattes de bois, ses délimitations bien définies avec ses quatre côtés dédiés au poisson, à la viande, aux fruits et aux légumes, le marché de Bab El Oued est le rendez-vous des ménagères et des médisances, des rires et des larmes, des apprentis sorciers de tous poils, des buveurs d’absinthes remplacés plus tard par l’anisette, des amateurs de soubressades et de « boutifars », de beignets arabes et de zlabias, de beignets italiens et de cornets de glace, d’amitié et de football. Tout ce petit monde, mu par l’ivresse des mots et des rires, des marchandages et des disputes, des couleurs et des arômes, arpentent ses allées parfumées de kemoun et de sésame, ses ruelles avoisinantes peuplées de forains, marchands des quatre saisons, de salaisons, de mercerie, de figues de barbarie, de jujubes ou de barbe à papa. A l’intérieur, le boucher débite des « steaks américains », steaks hachés coincés entre deux fines feuilles de Cellophane.

Le client hésitant tâte les légumes ou les fruits sous l’œil débonnaire du marchand car ici le client est roi. Tout en patrouillant au ralenti, les agents de police du commissariat tout proche du cinquième arrondissement apportent leur pierre à la bonne ambiance du marché. Pour la plupart du quartier, ils promènent leur uniforme au milieu d’une foule dont chaque visage appelle quelques uns de leurs meilleurs souvenirs d’enfance. Les nombreuses rencontres se font au détriment du repas car les discussions durent des heures, à en oublier presque la sortie des écoles pour les enfants, du bureau ou de l’atelier pour le mari. Les hommes évoquent le prochain match de l’A.S.S.E contre les coqs du GALLIA, derby qui fout « la rouf » aux supporters des deux formations, tant ces affrontements déchaînent les passions.

Le marché de Bab El Oued qui promène sa désinvolture autour des Trois Horloges, qui grouille comme une ruche d’abeilles entre les étals, qui s’arrête au café pour « taper la khémia » et « tchatcher » pour ne rien dire, qui « tape cinq » pour mieux se faire comprendre car ici la gestuelle accompagne la parole et souvent, la supplante, demeure le centre nerveux du faubourg pour qui désire prendre le pouls de sa population. Ici, plus question de délimitations originelles. On vient des quartiers Léon Roches Consolation, Messageries, Basseta, rochambeau, Triolet, Durando, Malakoff. On vient aussi pour y passer un moment et retrouver les amis de jeunesse en dégustant une bonne « calentita » salée et poivrée « juste ce qu’il faut », taper le beignet arabe chez BLANCHETTE ou le beignet italien chez TONY MARIO.

Le wattman du tram tente vainement de se débarrasser de la grappe d’enfants agrippée à l’arrière de la machine en comprimant la poire qui meugle telle une vache étranglée. De son coté, le conducteur, à petits coups répétés, fait tinter la cloche en martelant la sonnette dorée qu’il tient à portée de main ou bien utilise le klaxon à pédale pour se frayer un chemin parmi la foule ô combien indisciplinée. Le petit « yaouled » qui, depuis la guerre remplace le petit juif dans les métiers de rues, insiste pour cirer les chaussures d’un jeune homme adossé à la devanture du café, occupé à guetter le passage d’une jolie fille dont le regard en croisant le sien fertilisera son imagination et suffira à son bonheur. Si le client cède à sa démarche, il commence par cracher sur les chaussures, puis passe un chiffon pour uniformiser le brillant. Ensuite, il dépose une pointe de cirage et astique à la vitesse grand V. Enfin, il tape du revers de sa brosse sur sa caisse pour faire changer de pied et deux fois pour avertir que la besogne est terminée.

Au cri de « porteur, porteur » d’autres yaouleds, tels des « samotes  », viennent à bout de la résistance des ménagères pour porter leurs paniers, gagnant au passage quelques pièces de monnaie. Pour prévenir la clientèle de sa présence, le marchand de calentita tape de sa spatule en fer sur le rebord de sa plaque noire où sont sagement rangés les carrés prédécoupés de cette salaison à base de farine de pois chiches. Bruits familiers qui ensoleillent le marché, mêlé à d’autres résonances, d’autres rires et d’autres fureurs. A l’angle de l’Avenue des Consulats, un groupe d’hommes tape la « mora » à grand renfort de coups de gueule qui tromperaient toute personne étrangère à ce jeu espagnol importé de la Basseta, sur les intentions des participants. Les Français connaissent une version aseptisée de ce jeu : la pierre, la feuille et les ciseaux. Mais la comparaison s’arrête là.
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Le marché NELSON à ciel ouvert jusqu’en 1956, ressemble à son quartier et à sa population. Le client s’interpelle en sourdine et la fréquentation moins cosmopolite n’envahit point les rues avoisinantes. Cantonnés dans un espace réduit qui borde le square NELSON, les étals achalandés de légumes, fruits et poissons laissent le soin aux magasins alentours, sous les arcades de la rue Eugène ROBE, de proposer d’autres produits, viandes, charcuterie (ah! la charcuterie GIGUIER) droguerie, fleurs, etc………………………

Plus feutré, le marché accueille les habitants de ROCHAMBEAU, GUILLEMIN, EL KETTANI, AVENUE DE LA MARNE, LAZERGES, MONTAIGNE…… mais contrairement au marché de Bab El Oued, son intérêt demeure exclusivement alimentaire. D’ailleurs le lieu ne se prête pas à la flânerie et si l’on rencontre un ami, on préfère taper un « kawah  » au bar NELSON chez SOLER ou bien arpenter les allées du magnifique square où les hommes promènent leurs chères petites têtes brunes alors que les épouses choisissent les ingrédients pour agrémenter leur table.
En 1956, le marché sera couvert et déplacé à l’intérieur du jardin. Chaque étal sera en fibrociment, le poisson à l’opposé des fruits et légumes. Cet édifice en dur conforte la différence entre les deux principaux marchés de Bab El Oued.
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Au marché, les fruits et légumes se vendent après une inspection en règle de la part des fins connaisseurs en la matière. Pour le melon, la pastèque ou le cantalou, le rituel débute avec l’odorat. L’acheteur sent le fruit afin d’en définir le parfum comme le ferait un « nez » de parfumeur. Il le retourne dans tous les sens, le soupèse, le sent, le ressent puis, après lui avoir décerné un billet de satisfaction, il en craque les extrémités afin d’en mesurer le degré de maturité. Selon le gémissement du fruit, il délivrera sa teneur en sucre, sa date de consommation préférentielle ou il se fera traiter de courge. Tout cela sous l’œil impassible du vieil arabe habitué à ce manège qui pour certains ressemble plus à un rite qu’à une véritable introspection au pays des cucurbitacées.
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A SUIVRE........

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