Non, non ! Je n'ai jamais été du RUA, cher Lefevbre ! Au contraire ! J'étais contre ! Farouchement contre ! A crever ! A me faire éclater la gorge ! Ce que j'ai pu conspuer les joueurs bleu-blanc, non cela ne se raconte pas ! Je leur jetais des injures terribles, de celles qui vous passent à travers la gorge comme du fil de fer barbelé, qui vous laissent aphone pour dix jours, mais la conscience satisfaite, le coeur en paix !
Pour tout vous dire, je suis oranais. A l'âge où je frappais sur un ballon, j'étais supporter de l'équipe de
mon quartier, c'est à dire du C.D.J., dont le stade à l'époque se trouvait derrière les remparts, vers le faubourg Gambetta, en bas d'un immense terrain aujourd'hui couvert de constructions neuves mais où campaient alors des hordes de gitans.
Nous étions contre le RUA, à mort, pour des raisons que, je le souhaite, vous comprendrez facilement !
Pour commencer, vous étiez algérois ! Malheur ! Au printemps 1953 encore (le FCB en sait quelque chose) ce mot sonne aux oreilles comme un cri de guerre dans toutes les vieilles rues d'Oran ! Algérois : cela signifiait "chiqueur", des-qui-s'croient-le-cul-béni", des "mariolles" et, pour aggraver leur crime, les ruaïstes étaient des étudiants, des fils à papa, ô Camus !... Et ces " gosses-de-riches " venaient nous donner des leçons à " nous autres " !
Dès l'annonce du match le quartier où j'habitais entrait en folie. La nuit, en dormant, je faisais des bonds
nerveux qui alertaient ma mère, l'inquiétaient. " Ce petit, il a les vers! ". Le petit attendait tous les nerfs en feu, le dimanche après-midi, pour, des gradins, encourager ses joueurs et hurler à l'adresse des visiteurs des menaces dont la plus suave laissait entendre qu'on leur couperait les parties pour en faire de la kémia chez Coco !
Les joueurs du RUA étaient les ennemis n°2. Il va sans dire que l'ennemi n°l restait l'arbitre. On suivait
la partie en contrôlant les faits et gestes du "référé", prêt à crier "pala", "pala" ! si on le soupçonnait d'avantager les visiteurs. Inutile de dire aussi qu'en cas de faute, même vénielle, au détriment du C.D.J., la police massée aux quatre coins du stade devait intervenir pour protéger le malheureux. En cas de faute, même abusive, contre les visiteurs, personne ne songeait à s'émouvoir pour si peu. Les fesses serrées, l'arbitre évoluait sous les huées, mais certains silences satisfaits pouvaient lui servir d'acclamations ou au moins, l'avertir qu'il venait de se mettre le sifflet dans l'oeil.
Les agents à l'entrée, fouillaient les spectateurs. Ils réservaient surtout cette humiliation aux arabes et
leur confisquaient les matraques. Nous nous faufilions avec des bouteilles cachées dans de vieux journaux.
C'étaient des bouteilles d'anisette qui explosaient sur le dur terrain et laissaient des éclats meurtriers. J'ai plaisir à dire que ces moeurs sauvages ont radicalement changé. Vous n'assisterez plus aujourd'hui, à ces jets sur "la piste" de bouteilles d'anis "Paloma" ou "Phénix". Grâce au ciel, l'Enseignement laïque, la guerre, les saines lectures,l'évolution normale des esprits vers la lumière et l'influence de la publicité commerciale ont rejeté dans le passé les terrifiantes bouteilles d'anisette aux tessons coupants comme des rasoirs. Aujourd'hui, le fin du fin, c'est la bouteille de coca-cola, plus robuste, plus massive, qui ne se casse pas forcément mais qui, bien ajustée, vous assomme un boeuf du gabarit de Couard ou de Lefèbvre. C'est comme les injures. Ici encore, le progrès est net.
Il y a loin entre les insultes hurlées autrefois sur les stades oranais et celles d'aujourd'hui. Le répertoire actuel a un je ne sais quoi qui fait "patronage". Lorsqu'on a assimilé les joueurs adverses à une bande de pédérastes et l'arbitre à un assassin, on est allé au bout de la violence. Pour tout dire, il me semble que de nos jours les "galeries " oranaises manquent d'ardeur, de passion. Le FCB d'ailleurs s'en est rendu compte lors de son dernier match de coupe au stade Monréal contre le SCBA. Bien entendu, il faut se réjouir de ce changement.
Pour ma part, depuis mon service militaire, je me suis installé à Alger, hé oui ! Dieu sait comment (sans doute Lefèbvre aidant) : je suis devenu supporter du R.U.A. ! Je vous laisse apprécier si l'acclimatation a été dure !
Mais, lorsque d'aventure une équipe oranaise vient dans nos murs, mon coeur tressaille. (Attention ! il serait exagéré, malgré ce que je viens de raconter, de penser que d'instinct je cherche des yeux une bouteille, même de Vichy ou d'Orangina, avant de partir pour le stade !). Après tout, au Jardin d'Essai aussi, quand le vent arrive du sud, les bons lions, les doux lions du zoo se sentent devenir tout drôles...
Emmanuel ROBLES de l'Académie Goncourt
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