LA LESSIVE DU BOUT DU MONDE
Les terrasses de Bab El Oued, elles avaient une importance capitale pour la vie au grand air qui était le leitmotiv des gens du faubourg. Chacune son tour, les femmes de l’immeuble, elles s’emparaient de la terrasse sans se soucier ni de la place, ni du temps à consacrer à la lessive de la famille.
Aidées de la fatmah, elles lavaient à grande eau la terrasse pour que le linge y se salisse pas contre la rambarde ou les murs. Seulement après, elles commençaient véritablement la lessive.
A l’abri dans la buanderie, elles s’escrimaient sur leur linge pour le rendre plus blanc que blanc. Mon ami, avec la brosse à chien dent, sur la planche à laver à la force du poignet, elles astiquaient le cœur content, le fou rire aux lèvres et les enfants dans les jambes. Au fur et à mesure, elles étendaient le linge tout en faisant la police pour que, nous les enfants, on reste sages comme des images.
Zarmah, elles avaient peur qu’on salisse les draps tout blancs. Alors, on jouait les fils à pèpe, obéissants et tout et tout mais, au bout d’un moment, on pouvait pas s’empêcher de courir et de jouer derrière le linge pour finir par être trempé de la tête aux pieds. La terrasse, elle brillait comme un sou neuf à la fin de la matinée quand nos mères elles sortaient le pique-nique pour qu’on se morfalent les cocas, la calentita, les sandwiches à la soubressade et le Sélecto.
Quand le soleil y devenait trop brûlant, on se tapait un chouïa la sieste à l’ombre de la buanderie pendant que les femmes, elles « tchortchoraient » sans discontinuer.
Dans une ambiance parfumée de propreté, de cristaux de soude, de javel et d’esprit de sel, on aimait se mouvoir trempé jusqu’aux os pour se rafraichir, les yeux perdus entre le ciel et la mer. L’esprit, alors, y vagabondait face à l’étendue bleue, rêve de partance vers des horizons lointains que les jeudis cinématographiques y réinventaient. C’était le bonheur total pour une enfance aux poches trouées mais à l’imagination débordante. On devenait « corsaire rouge » ou « capitaine sans peur », face à une tempête dantesque, on se faisait harponné par le « pirate de l’ile du diable » mais notre courage y nous tirait du mauvais pas où « Barbe noire, le pirate » y voulait nous entrainer.
Après la sieste, on redevenait des enfants sages et le linge y finissait de sécher, le temps pour les femmes de nettoyer tout le bagali qui régnait dans la buanderie. Nous z’autres, les chitanes, on tapait un match avec des coussins, des épingles en bois, des cintres, tout ce qui nous passait entre les mains et surtout dans les pieds, pendant que les mères elles s’arrêtaient pas de rouspéter. De rouspéter mais aussi et surtout d’attraper des fous rires dignes des films de Fernandel.
Une fois tout le linge rangé, la terrasse lavée et séchée, nous autres, les enfants, on profitait encore de la terrasse jusqu’au soir en attendant la prochaine journée qui serait dévolue à notre famille pour une lessive soua-soua.
Mais les terrasses, elles avaient d’autres fonctions et, en particulier, celle des recevoir les invités des grandes réunions de famille. Pour les communions, les mariages et simplement pour faire la fête, on les transformait en salle de banquet pour humbles gens qui s’amusaient tout autant que si c’était la caverne d’Ali Baba. C’était la fiesta bohémienne dans les immeubles et tous les quartiers, à l’unisson, y partageaient la barouffa avec les voisins. C’était le bon temps, yaraslah !
FIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire