Sur
les pas de mon grand-père de Hubert Zakine
Il
s’appelait Moïse. Il était mon grand-père.
Avec
ses grands yeux indigo, ses magnifiques bacchantes et son mètre
quatre-vingt-dix, il inspirait le respect. Célibataire endurci, il avait connu
bien des aventures auprès de femmes qui
avaient toutes essayé de l’apprivoiser. A l’âge de quarante-sept ans, ses
yeux bleus avaient élu le joli minois de
celle qui devint ma grand-mère. Mon père fut son premier fils. Trois autres
garçons prolongèrent sa destinée.
J’étais
à l’aube de mes treize ans lorsque la dame en noir l’a emporté sur son aile
sanglante parmi les victimes de l’attentat du Casino de la corniche. Mon
grand-père Moïse s’en était allé au rythme d’une rumba endiablée dans un pays d’outre-méditerranée. Il
ne pouvait en être autrement tant la vie trépidante de cet aventurier exigeait
une mort à la mesure de sa personnalité.
Durant
mes premières années d’enfance, j’eus souvent l’occasion d’écouter ses frères
et sœurs évoquer Moïse, ses frères surtout, avec une pointe d’admiration. Mais
à l’époque, ma propension à jouir d’une vie trépidante qui s’offrait au petit algérois que j’étais semblait trop accaparante pour éveiller en
moi d’évidentes questions sur cette admiration qu’il suscitait.
Parvenu
à l’âge adulte par bar misvah adoptée,
mon père m’offrit en héritage le carnet de bord de mon grand-père et, je
compris alors, l’homme qu’il fut et l’aventurier qu’il était resté toute sa vie.
--Ce
livre représente beaucoup pour TA famille. En tant qu’ainé, j’ai eu la chance
d’en hériter et, à mon tour, je le transmets au premier né de ta génération.
--C’est
un livre de prières ?
--C’est
l’histoire de ton grand-père. Il l’a commencé quand il avait ton âge et il me
l’a remis lors de ma bar misvah. Ainsi, en te l’offrant, la machine à remonter
le temps reprend sa course. A toi de perpétuer cette tradition familiale.
CHAPITRE
1
En
quittant ma terre natale, je suis parti le cœur à l’envers. Mon père se chargea
de tout. Ma mère choisit d’emmener les vêtements et les couvertures « car
Paris est une ville froide » avait prédit la famille sans en
connaitre le moindre centimètre carré.
Les deux premières années furent bien difficiles pour mes parents mais, la
jeunesse triomphante, je fus préservé d’une nostalgie qui ne manquera pas
d’envahir ma vieillesse le moment venu.
Un
soir de septembre 1962 je sortis de mon vieux cartable le livre de mon
grand-père avec la ferme intention d’y jeter un œil. Pour en connaitre les grandes lignes et, surtout, afin de me donner
bonne conscience. J’ouvris, alors, le livre de mon grand-père Moïse Tolédano.
Et il me fut donné de lire la plus exaltante aventure que je puisse imaginer.
Amateur de cinéma et de grands espaces, je devenais le réalisateur d’une épopée
grandiose parce que vécue par mon grand-père devenu par la grâce de l’écriture
le symbole admiré de ma famille.
Il
était né le 1er janvier 1880. Pour une entrée en matière, m’écriai-je, on ne
pouvait pas faire mieux. Premier cri, premier jour de l’année, j’y vis un signe
annonciateur d’une belle existence. Bien sûr, il m’était alors facile de jouer les prophètes car je savais que mon
grand-père Moïse atteindrait ses
quatre-vingt-dix printemps. Bon pied, bon œil, il avait été un très bon
danseur. Ce qui lui couta la vie un jour de Pentecôte 1957.
Ses
parents, mes arrière-grands-parents, habitaient la casbah d’Alger comme la
plupart des juifs de l’époque. Ne parlait-on pas de casbah judéo-arabe, de
cuisine judéo-arabe, de musique judéo-arabe ?
Dans
cette autobiographie, mon grand-père ne s’attarde pas sur sa scolarité rue du
Soudan qui lui valut plus de remontrances que de billets de satisfaction. Par
contre, il évoque avec une certaine
délectation sa réputation de « cogneur »
qui lui valut de fréquenter assidument le commissariat du quartier où un
inspecteur lui proposa de jouer des
poings au Boxing Club de la rue Juba tenu par une ancienne gloire de la
boxe nord- africaine.
A
15 ans, il livra son premier combat qui ne dura qu’une minute et 15 secondes.
Son adversaire préféra rester couché au premier coup de poing. La réputation du
jeune Moïse était faite. Il gagna ainsi trois autres combats avant de décider d’abandonner
son attirail de petit cireur des rues. Il
revendit sa boite en bois, sa brosse à reluire et son cirage pour le
métier beaucoup plus valorisant de boxeur en attendant une hypothétique gloire.
Bien
évidemment, cette voie qu’il s’était choisie ne se fit pas sans grincement de
dents familial mais, son autorité naturelle associée une volonté farouche de
suivre son chemin eut raison des atermoiements de son père.
Il
devint un beau jeune homme au physique avantageux que la boxe n’entama pas le moins du monde. Suffisamment
en tous cas pour attirer les caprices d’une dame au grand cœur et au
porte-monnaie bien garni qui lui fit connaitre la bourgeoisie d’Alger avant de
lui présenter le Tout-Paris.
Il
avait alors dix-huit ans.
Sa
très forte personnalité l’aida considérablement tant dans sa carrière
professionnelle que dans sa vie personnelle. Il ne se laissa pas
« manger » par le milieu du sport qui flirtait pourtant avec celui de
la pègre parisienne. Certaines bonnes âmes désirèrent « s’occuper »
de sa carrière mais, s’il joua des poings sur le ring, il sût se faire
respecter bien au-delà de la salle Wagram.
La
dame au porte-monnaie bien garnie s’effaça lorsqu’une comtesse napolitaine lui
mit le grappin dessus.
--La
comtesse Bernardi demande à te voir !
l’avait averti Maurice Attia, son manager algérois qui l’avait rejoint à Paris
pour le combat qui lui ouvrirait la
porte du championnat de France.
--Qui
est-ce ?
--Une
comtesse ! C’est tout ce que tu dois savoir pour accepter l’invitation.
--Elle
est comtesse, soit mais est-elle riche ?
--Très !
Et ce qui ne gâte rien, elle est très jolie.
--Elle
est vieille ?
--Dans
la quarantaine !
--Elle
est mariée ?
--Alors,
elle est belle, elle est riche et elle
est veuve, ça te va ?
--Eh
bien, tu aurais dû commencer par-là !
Et
il commença par-là !
Il
gagna la demi-finale du championnat de France des poids moyens mais, contre
toute attente, abandonna la boxe sur un coup de tête. Pas de titre, une gloire
éphémère mais la reconnaissance de la
gent féminine parisienne dont il devint la coqueluche très recherchée.
A l’aube de mes quinze ans, je m’imaginais suivre ses
traces sans entraver mon apprentissage de tailleur .
Je lisais mon grand père comme dans un livre ouvert. Sa vie dissolue telle que la déclinait les femmes de la famille mais qu’enviaient mon père et mes oncles. Une existence
jalousée qui sortait des normes établies
par la société qui exige qu’on entre dans le moule commun de la
bienséance. Trouver un travail sérieux, se marier avec une fille bien comme il
faut, avoir au moins deux enfants pour perpétuer et son nom et sa race puis
transmettre son savoir et vogue la galère !
C’est ainsi que grand-père Moise évoquait le désir de
ses parents de le voir emprunter l’exemple de son père,
matelassier-ébéniste-cardeur. Mais sa vie le démangeait tant qu’elle accueillit
avec soulagement son désir de voler de ses propres ailes, fut-il à coups de poings.
« Je serais
boxeur » fut le fruit d’une émancipation qui ne demandait que
l’assentiment de son père pour exister.
« Moi, je serais aventurier comme papy Moïse ! »
m’écriais-je lorsque mon père constata que le métier de tailleur n’élevait pas
en moi des torrents d’enthousiasme voire de certitude.
Moïse
avait quelquefois du bleu à l’âme. Alger lui manquait. Sa casbah lui manquait.
Bab El Oued aussi lui parlait de son adolescence. Paris le comblait mais la
terre natale s’accrochait à ses basques telles les arapèdes de son enfance. Les
chitanes de son quartier préféraient le
terme « Arapette » pour ce coquillage
univalve vivant agrippé aux rochers qu’ils décollaient
avec un petit couteau pour s’en faire un festin qui ne coûtait pas un sou.
Alors, pour une
semaine, un mois ou quelques jours, il
voguait vers Alger sur le Kairouan, le Chanzy ou l’El Mansour pour un retour
aux sources de sa jeunesse.
--Accompagne-moi !
Tu connaitras le plus beau pays du monde…….et la plus jolie ville de la France
d’outre-méditerranée. Pria-t-il sa jolie
comtesse qui ne lui refusa pas ce voyage
exotique.
--Crois-moi, tu peux
être fier des sentiments que tu m’inspires parce que jamais, je n’aurais quitté
Paris pour un autre pays que l’Italie.
--Mais, comtesse de
mon cœur, Alger est une grande ville française……un petit Paris en quelque sorte
avec, en prime, sa Majesté la
méditerranée.
Aussi embarquèrent-ils
à bord de l’El Djezaïr deux semaines plus tard.
L’éblouissante
lumière d’Alger, ses maisons blanches alignées en ordre parfait sous un ciel
bleu outremer étonnèrent favorablement la comtesse qui ne put réprimer sa
satisfaction d’avoir accéder au désir de Moïse.
--Ton
pays ressemble à s’y méprendre à la riviéra italienne. Mais ces immeubles à
l’allure parisienne prouvent que nous sommes en France.
Je
croyais, mon chéri, que tu affabulais ! Je dois me rendre à l’évidence, tu étais au-dessous de la vérité !
--Et
tu n’as encore rien vu ! s’écria
Moïse en baisant la main de sa comtesse afin de lui prouver son attachement,
sinon son amour.
Il
était heureux de présenter sa ville natale à cette italienne bien différente des filles du quartier des
messageries, l’un des poumons de Bab El Oued.
--Demain,
je te ferais visiter le quartier des Italiens. Tu entendras Carlo Buti ou
Caruso à chaque coin de rue. Les habitants sont, pour la plupart, originaires
de la péninsule napolitaine, Torre Del Greco, Procida, Ischia, Cefalu, etc…….
--Jolie
attention !
--Jolie
attention pour la plus jolie italienne………..
--Flatteur !
Tu n’aurais pas quelque chose à me demander par hasard ?
--Tu
lis dans mes pensées ! Depuis toujours, je veux dormir et faire l’amour à
l’hôtel des Ambassadeurs !
En lisant mon grand-père, je
ne pus m’empêcher d’être admiratif devant son aplomb, surtout devant une
comtesse. Parler ainsi à une fille de la casbah, Bab El Oued ou Alger, cela
pouvait à la rigueur se concevoir mais une comtesse demande plus de doigté, voire
plus de révérence. Cela me laissa sans
voix. Et pourtant, à ce moment précis, il n’avait que quatre ans de plus
que moi et, il se comportait déjà en terrain conquis. Une comtesse très riche
pour ne pas dire immensément riche, qui jeta son dévolu sur mon grand-père,
très beau spécimen s’il en est, me laissa entrevoir l’espoir de suivre sa
trace. Certes, il fréquenta un certain milieu mais, pourquoi pas moi, me dis-je
sans scrupule. Oui, pourquoi pas moi ? Ma mère ne répète-t-elle pas, à
longueur de journée, que je ferais
tourner bien des têtes lorsque je sortirais de mon adolescence ?
Moïse n’était pas peu fier de
décliner Alger à Béatrice, comtesse de Napoli
par la grâce de son défunt mari le Comte Vittorio Bernardi. D’autant plus
qu’elle s’extasiait aisément, elle qui imaginait la capitale de l’Algérie telle
une sous-préfecture française agrémentée d’un exotisme de pacotille pour le
regard curieux de touristes en goguette.
Dire qu’elle était enthousiasmée
serait exagéré mais l’étonnement qu’elle montrait à chaque occasion témoignait
de son plaisir de découvrir le pays de Moïse.
--Pourquoi as-tu envie de courir le
monde alors qu’il y a tant de beauté à
découvrir en ton pays ?
--Mais, où as-tu cherché que je veuille courir le monde…….à présent que je
t’ai trouvée ?
--Mon beau flatteur !
--Je ne flatte que ceux qui le
méritent !
--Est-ce que tu le ferais si je ne
possédais pas de fortune ?
--Est-ce que tu m’aurais rencontré
à Paris si tu n’étais pas fortunée ? Répondit-il du tac au tac. Tu vivrais dans ta péninsule
natale…..peut-être même plus heureuse avec une marmaille autour de toi…….
--On a une maxime dans mon pays qui
dit à peu près ceci : ne questionne
pas si tu n’es pas sûr d’une réponse plaisante!
--Pardon Béa si je t’ai fait de la
peine !
Dans un geste empli de féminité,
elle caressa le visage de Moïse.
--Je t’adore !
Purée, la classe !
Aouah, jamais, j’aurais le dixième de la tchatche de mon grand-père. Mais, je
me promets de tout faire pour lui ressembler. Déjà, si je ne boxe pas sur un
ring, la rue m’a appris à me défendre et me faire respecter des garçons de mon
quartier. Je ne peux pas me battre toutes
les cinq minutes afin d’imiter celui que la casbah surnommait Moïse les yeux
bleus. Alors, lui ressembler par d’autres côtés et pourquoi pas auprès des
filles ? Je ne compte pas sur mes
amis qui préfèrent prolonger leur enfance plutôt que de découvrir les plaisirs
défendus. Aussi, je vais me prendre par la main afin de sillonner les allées du jeu de l’amour et du hasard. Amateur de
Littérature classique, mes livres de prédilection seront Les liaisons
dangereuses, L’éducation sentimentale, Don Juan, L’amant de lady Chatterley et Une
vieille maitresse afin de m’imprégner de l’esprit et de la façon de parler aux filles
en attendant de m’attaquer aux femmes. Le temps fera le reste.
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