samedi 2 février 2019

MARIE-TOI DANS TA RUE, MON FILS de Hubert Zakine


CANNES -1966

CHAPITRE  I


--«  Tu fréquentes une goy! Mais tu es devenu fou ou quoi! Tu veux que ton père y te tue! Et moi, par-dessus le marché! »

Richard avait pris son courage à deux mains pour annoncer à sa mère les sentiments que lui inspirait la petite Carmen Solivérès. Plus d’une fois, les mains moites et les lèvres sèches, le souffle court et la gorge serrée, il avait désiré entraîner sa «  mamma juive » sur le chemin de la confidence mais il avait imaginé l’effarement, l’inquiétude, les larmes peut-être de « sa douce » si douée pour le mauvais sang. Alors, il avait renoncé malgré la promesse faite à Carmen, la jolie Carmen, complice de cupidon, au regard de braise et au corps de liane. Chaque jour était un autre jour et « demain, le Bon D.... il sera grand! ».



Fils aîné d’une famille juive originaire d’Alger, il lui fallait demeurer le phare  dont la lumière éblouirait le ciel constellé d’étoiles de  son frère et de sa petite sœur. A lui de tracer le sillon. A eux d’ensemencer la terre. Il serait l’exemple à suivre, le MOÏSE des temps modernes. Aucun faux-pas  ne lui était permis, ne lui serait pardonné.

--« Mais, manman, c’est une pied-noir! Elle est née à Perrégaux! » se défendit Richard en espérant que l’appartenance de sa belle au triste cortège des « rapatriés » la disculperait aux yeux de sa mère.



Lisette Benaim avait le don de clore les discussions qui posaient problème, laissant souvent son interlocuteur amusé ou désemparé. Richard  regarda sa mère, sa douce, sa « mamma juive » entrer dans la cuisine où elle élevait ses garçons les mains dans la farine et le cœur  en pays de nostalgie. Trois cadres accrochés au mur lui parlaient à chaque instant de sa ville natale, de la casbah judéo-arabe de sa jeunesse et du cabanon de la Pointe-Pescade. Images arrachées à la tourmente, souvenirs pastellisés d’un monde disparu qui savaient se faire oublier pour mieux s’éterniser dans sa mémoire d’exil. Parfois, souvent, elle s’asseyait sur un tabouret, le regard perdu dans une quête illusoire  d’autrefois. Alors, le temps ralentissait sa course, s’immobilisait et revisitait le passé, ses années d’enfance et de deuil, ses printemps lumineux et ses hivers pointillés, ses bonheurs dérisoires et ses chagrins étouffés. Un bol de café au lait dans les mains, la fumée  de ses marmites enveloppant sa solitude, elle n’était plus qu’une Algéroise en exil, déracinée au cœur lourd. Alors, par la magie de la mémoire, son environnement s’endimanchait de voisinage exubérant, sa maison de jadis résonnait de bruit et de fureur, de cris de joie et de disputes de bonne santé entre son mari et ses trois frères pour une belote de mauvaise foi. Et puis, le présent la rattrapait par la sonnette de la porte ou la sonnerie du téléphone. Elle poussait un soupir venu de la nuit des temps et s’arrachait à ces doux moments empruntés aux souvenirs.

 

























Joseph Solivérès avait blêmi  en apprenant la nouvelle par son épouse. Sa fille, la plus belle fille du monde, la beauté personnifiée, croyait être amoureuse d’un juif alors qu’elle était promise depuis son plus jeune âge au fils de son meilleur ami Manuel Rodriguez natif comme lui de Perrégaux, la ville des oranges. Un ami rencontré sur les bancs de l’école communale, associé dans la vie et dans les affaires sur l’exploitation de l’Orangeraie, célèbre dans toute l’Oranie.

--« Regardes-moi, Carmen! Moi vivant, jamais tu épouseras un juif, un arabe ou même un martien. Je te tue plutôt! Ta mère et moi, on t’a promise au fils de Manu. Tu l’as oublié? »

Bien sur qu’elle n’avait pas oublié Sauveur, son frère d’amitié. Mais il n’était pour elle, qu’un ami d’enfance. Jamais l’amour ne s’était glissé dans leurs jeux.

La petite avait regardé son père droit dans les yeux comme pour y chercher une exagération espérée.

--«  Mais Papa, toujours tu disais, et maman aussi, que là-bas vous faisiez aucune différence entre les communautés? »

--«  Et on le maintient. Mes amis, y s’appelaient Aboulker ou Hamad mais jamais je leur aurais donné ma fille en mariage parce que les juifs y se mariaient entre eux, les arabes également et nous autres, çà nous venait même pas à l’esprit d’épouser une fille qui prie dans une mosquée ou dans une synagogue. Et pourtant, ils étaient nos amis! »

Carmen s’était tournée, alors, vers sa mère pour lire dans ses yeux un éventuel encouragement à défier l’autorité paternelle. Rosette Solivérès ne broncha pas. Au contraire, elle se blottit sous le bras protecteur de son mari et renchérit :

--«  Ton père, il a raison, ma fille! Sauveur, on le connaît. Il est de chez nous. C’est un fils de bonne famille.  Ce Richard! Comment tu dis qu’il s’appelle, déjà? »

--«  Benaim! Richard Benaim y s’appelle, et ses parents, c’est des gens très bien! Et puis d’abord, vous les connaissez. Le père, il est musicien, pianiste je crois! Et sa mère, tous les jours tu la rencontres sur le marché, alors! »

--«  Son père, il est musicien comme moi ch’uis toréador! C’est pas demain la veille qu’il passera à la télévision avec son orchestre arabe! » ironisa Joseph.

--«  A t’écouter, on croirait que tu considères pas les juifs comme des pieds noirs! »

--«  j’ai pas dit çà! Et ta mère non plus, mais un juif c’est d’abord un juif et après, seulement, c’est un pied noir! »

--« Et Enrico Macias, si c’est un pied noir différent, pourquoi vous pleurez comme des madeleines quand y chante? »

Devant l’agacement de son mari, Rosette Solivérès s’approcha de sa fille, lui prit le bras et poursuivit:

--«  Tu as raison, ma fille! C’est ton père qui s’est mal exprimé. Il a jamais voulu dire que les juifs, ils sont moins pieds noirs, moins beaux ou moins intelligents que nous autres. Jamais, il a voulu dire que les oranais, on est mieux que les Algérois ou les Constantinois; seulement, tu le connais, il choisit mal ses mots. Il veut dire tout simplement que tu dois épouser un garçon de chez nous. Un catholique pied noir; Oranais si possible. Perrégaulois encore mieux. Et Sauveur par dessus le marché! Tu sais, ma fille, pour être heureuse dans la vie, il faut tout partager avec son mari. Comment veux tu avoir des affinités avec un breton ou un Cht’imi ou un provençal?  Qu’est-ce qu’il comprendra de ta nostalgie, tu peux me le dire! Il t’enverra balader, un point c’est tout! Et tu veux qu’j’te dise: il aura bien raison! »

--«  A la seule différence près que Richard est né à Alger, que c’est un pied noir cent pour cent « tramousse et calentica » même qu’à Alger, ils disent « calentita », qu’il est juif et que je suis catholique mais je n’oublie pas que tu étais italienne et papa, espagnol. Çà vous a pas empêché d’être heureux et d’avoir beaucoup de points communs. »

--«  Hou, ma fille! Tu me fatigues, hein! Tu peux me dire qu’est-ce que tu connais à la religion juive? Tu sais les contraintes religieuses, les tables de la loi, tu connais l’histoire du peuple juif..... »

--«  Mais maman, j’épouse Richard Benaim, j’épouse pas le peuple juif! »

--«  C’est du pareil au même! Rentrer dans une famille juive, c’est adopter sa religion, sa foi, sa façon de regarder les autres, c’est des rites immuables depuis des millénaires. Epouser un juif, c’est épouser sa religion! » 



Richard avait rencontré Carmen au lycée Carnot et leur origine commune les avait rapprochés. Ils s’étaient longuement promenés sur les allées de la Grande Bleue, ensoleillant leur nostalgie de réminiscences orientales venues d’outre Méditerranée. L’Algérie berça leur relation, bâtissant un monde aux frontières du réel, excluant la multitude, nouant des liens si forts que leur amour les fit sursauter. Le deuil d’une enfance égarée entre l’orient et l’occident parut moins lourd à supporter à l’âge où la vie se conjugue au pluriel. Ils se noyèrent l’un dans le regard de l’autre, ravivant à l’occasion les couleurs de leurs souvenirs, entretenant la mémoire par le récit de leur vie d’avant, Richard à Alger, Carmen à Oran. Bab El Oued alla à la rencontre du  village nègre, Notre Dame d’Afrique prit la main de la Vierge de Santa-Cruz et Albert Camus se réconcilia avec « la ville escargot ».

Puis, ils échangèrent les déclarations, les baisers, les promesses. Ils avaient simplement oublié les liens qui unissaient leurs familles respectives à l’histoire de leurs deux peuples issus, pourtant, d’une seule entité, la communauté pied noire.



--«  Léon, jamais tu devines! Ton fils, il est amoureux, le pauvre! »

Comme chaque samedi, Léon Benaim empruntait les chemins de traverse pour rentrer à son domicile. Accompagné de son frère aîné Prosper, il arrivait chez lui à midi et demi, heureux de ses louanges à D.... au sein d’une synagogue qui lui rappelait si peu le Temple de la rue Randon où il épousa la tendre Lisette, une amie d’enfance. A cette époque, la casbah judéo-arabe d’Alger, se prêtait admirablement aux mariages intra-communautaires, la plupart du temps arrangés par les deux familles dont l’estime réciproque s’inscrivait sur plusieurs générations.

--« Et alors, c’est de son âge, non! » commenta Léon, prenant à témoin son frère, invité comme à l’accoutumée, à fêter la fin du « shabbat ».

--«  C’est vrai qu’on laissait pas notre part aux chiens; à chaque fois, comme des « r’mar » on tombait amoureux! » ajouta Prosper.

--« Oui, mais vous autres, vous vous amourachiez des jeunes filles juives! Pas des catholiques! »

--« Et  non, ma p’tite Lisette! Çà nous arrivait plus souvent qu’à notre tour! » avoua Léon.

--« Et qu’est ce que tu croies, comme y dit Enrico, aille qu’elles sont jolies les filles de mon pays. Les juives, les catholiques et les petites musulmanes ! » ajouta Léon.

--«  Et oui ma p’tite Lisette, on leur demandait pas leur religion ; il suffisait qu’elles nous sourient pour qu’on tombe amoureux Elles étaient tellement jolies. » se souvint Prosper rattrapé sans doute par un fantôme de jeunesse.

-«  Bou! Ma mère, la pauvre, toujours elle disait que les Benaim, ils étaient tous plus fous les uns que les autres! Et moi, j’ai épousé le plus fou de tous. »

--«  Ton fils, il est amoureux. Et après! Tu vois pas qu’il est en train d’apprendre le métier d’homme! Où il est le mal! Dis moi, où il est le mal? »

--«  Allez, va! Viens manger au lieu de dire des bêtises grosses comme toi! Crois moi, tu réfléchis mieux quand tu as le coco plein! » conclut Lisette.


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