CANNES -1966
CHAPITRE I
--« Tu fréquentes une goy! Mais tu es
devenu fou ou quoi! Tu veux que ton père y te tue! Et moi, par-dessus le
marché! »
Richard
avait pris son courage à deux mains pour annoncer à sa mère les sentiments que
lui inspirait la petite Carmen Solivérès. Plus d’une fois, les mains moites et
les lèvres sèches, le souffle court et la gorge serrée, il avait désiré
entraîner sa « mamma juive » sur le chemin de la confidence mais il
avait imaginé l’effarement, l’inquiétude, les larmes peut-être de « sa
douce » si douée pour le mauvais sang. Alors, il avait renoncé malgré la
promesse faite à Carmen, la jolie Carmen, complice de cupidon, au regard de
braise et au corps de liane. Chaque jour était un autre jour et « demain,
le Bon D.... il sera grand! ».
Fils aîné d’une
famille juive originaire d’Alger, il lui fallait demeurer le phare dont la lumière éblouirait le ciel constellé
d’étoiles de son frère et de sa petite
sœur. A lui de tracer le sillon. A eux d’ensemencer la terre. Il serait l’exemple
à suivre, le MOÏSE des temps modernes. Aucun faux-pas ne lui était permis, ne lui serait pardonné.
--« Mais, manman, c’est
une pied-noir! Elle est née à Perrégaux! » se défendit Richard en espérant que l’appartenance de sa
belle au triste cortège des « rapatriés » la disculperait aux yeux de
sa mère.
Lisette
Benaim avait le don de clore les discussions qui posaient problème, laissant
souvent son interlocuteur amusé ou désemparé. Richard regarda sa mère, sa douce, sa « mamma
juive » entrer dans la cuisine où elle élevait ses garçons les mains dans
la farine et le cœur en pays de
nostalgie. Trois cadres accrochés au mur lui parlaient à chaque instant de sa
ville natale, de la casbah judéo-arabe de sa jeunesse et du cabanon de la
Pointe-Pescade. Images arrachées à la tourmente, souvenirs pastellisés d’un
monde disparu qui savaient se faire oublier pour mieux s’éterniser dans sa
mémoire d’exil. Parfois, souvent, elle s’asseyait sur un tabouret, le regard
perdu dans une quête illusoire d’autrefois.
Alors, le temps ralentissait sa course, s’immobilisait et revisitait le passé,
ses années d’enfance et de deuil, ses printemps lumineux et ses hivers
pointillés, ses bonheurs dérisoires et ses chagrins étouffés. Un bol de café au
lait dans les mains, la fumée de ses
marmites enveloppant sa solitude, elle n’était plus qu’une Algéroise en exil,
déracinée au cœur lourd. Alors, par la magie de la mémoire, son environnement s’endimanchait
de voisinage exubérant, sa maison de jadis résonnait de bruit et de fureur, de
cris de joie et de disputes de bonne santé entre son mari et ses trois frères
pour une belote de mauvaise foi. Et puis, le présent la rattrapait par la
sonnette de la porte ou la sonnerie du téléphone. Elle poussait un soupir venu
de la nuit des temps et s’arrachait à ces doux moments empruntés aux souvenirs.
Joseph
Solivérès avait blêmi en apprenant la
nouvelle par son épouse. Sa fille, la plus belle fille du monde, la beauté
personnifiée, croyait être amoureuse d’un juif alors qu’elle était promise
depuis son plus jeune âge au fils de son meilleur ami Manuel Rodriguez natif
comme lui de Perrégaux, la ville des oranges. Un ami rencontré sur les bancs de
l’école communale, associé dans la vie et dans les affaires sur l’exploitation
de l’Orangeraie, célèbre dans toute l’Oranie.
--« Regardes-moi,
Carmen! Moi vivant, jamais tu épouseras un juif, un arabe ou même un martien.
Je te tue plutôt! Ta mère et moi, on t’a promise au fils de Manu. Tu l’as
oublié? »
Bien
sur qu’elle n’avait pas oublié Sauveur, son frère d’amitié. Mais il n’était
pour elle, qu’un ami d’enfance. Jamais l’amour ne s’était glissé dans leurs
jeux.
La
petite avait regardé son père droit dans les yeux comme pour y chercher une
exagération espérée.
--« Mais Papa,
toujours tu disais, et maman aussi, que là-bas vous faisiez aucune différence
entre les communautés? »
--« Et on le
maintient. Mes amis, y s’appelaient Aboulker ou Hamad mais jamais je leur
aurais donné ma fille en mariage parce que les juifs y se mariaient entre eux,
les arabes également et nous autres, çà nous venait même pas à l’esprit d’épouser
une fille qui prie dans une mosquée ou dans une synagogue. Et pourtant, ils
étaient nos amis! »
Carmen
s’était tournée, alors, vers sa mère pour lire dans ses yeux un éventuel
encouragement à défier l’autorité paternelle. Rosette Solivérès ne broncha pas.
Au contraire, elle se blottit sous le bras protecteur de son mari et renchérit
:
--« Ton père, il a
raison, ma fille! Sauveur, on le connaît. Il est de chez nous. C’est un fils de
bonne famille. Ce Richard! Comment tu
dis qu’il s’appelle, déjà? »
--« Benaim! Richard Benaim
y s’appelle, et ses parents, c’est des gens très bien! Et puis d’abord, vous
les connaissez. Le père, il est musicien, pianiste je crois! Et sa mère, tous
les jours tu la rencontres sur le marché, alors! »
--« Son père, il est
musicien comme moi ch’uis toréador! C’est pas demain la veille qu’il passera à
la télévision avec son orchestre arabe! » ironisa Joseph.
--« A t’écouter, on
croirait que tu considères pas les juifs comme des pieds noirs! »
--« j’ai pas dit çà!
Et ta mère non plus, mais un juif c’est d’abord un juif et après, seulement, c’est
un pied noir! »
--« Et Enrico Macias, si c’est
un pied noir différent, pourquoi vous pleurez comme des madeleines quand y
chante? »
Devant
l’agacement de son mari, Rosette Solivérès s’approcha de sa fille, lui prit le
bras et poursuivit:
--« Tu as raison, ma
fille! C’est ton père qui s’est mal exprimé. Il a jamais voulu dire que les
juifs, ils sont moins pieds noirs, moins beaux ou moins intelligents que nous
autres. Jamais, il a voulu dire que les oranais, on est mieux que les Algérois
ou les Constantinois; seulement, tu le connais, il choisit mal ses mots. Il
veut dire tout simplement que tu dois épouser un garçon de chez nous. Un catholique
pied noir; Oranais si possible. Perrégaulois encore mieux. Et Sauveur par
dessus le marché! Tu sais, ma fille, pour être heureuse dans la vie, il faut
tout partager avec son mari. Comment veux tu avoir des affinités avec un breton
ou un Cht’imi ou un provençal? Qu’est-ce
qu’il comprendra de ta nostalgie, tu peux me le dire! Il t’enverra balader, un
point c’est tout! Et tu veux qu’j’te dise: il aura bien raison! »
--« A la seule
différence près que Richard est né à Alger, que c’est un pied noir cent pour
cent « tramousse et calentica » même qu’à Alger, ils disent « calentita »,
qu’il est juif et que je suis catholique mais je n’oublie pas que tu étais
italienne et papa, espagnol. Çà vous a pas empêché d’être heureux et d’avoir beaucoup
de points communs. »
--« Hou, ma fille! Tu me
fatigues, hein! Tu peux me dire qu’est-ce que tu connais à la religion juive?
Tu sais les contraintes religieuses, les tables de la loi, tu connais l’histoire
du peuple juif..... »
--« Mais maman, j’épouse
Richard Benaim, j’épouse pas le peuple juif! »
--« C’est du pareil au
même! Rentrer dans une famille juive, c’est adopter sa religion, sa foi, sa
façon de regarder les autres, c’est des rites immuables depuis des millénaires.
Epouser un juif, c’est épouser sa religion! »
Richard
avait rencontré Carmen au lycée Carnot et leur origine commune les avait
rapprochés. Ils s’étaient longuement promenés sur les allées de la Grande
Bleue, ensoleillant leur nostalgie de réminiscences orientales venues d’outre Méditerranée.
L’Algérie berça leur relation, bâtissant un monde aux frontières du réel,
excluant la multitude, nouant des liens si forts que leur amour les fit
sursauter. Le deuil d’une enfance égarée entre l’orient et l’occident parut
moins lourd à supporter à l’âge où la vie se conjugue au pluriel. Ils se
noyèrent l’un dans le regard de l’autre, ravivant à l’occasion les couleurs de
leurs souvenirs, entretenant la mémoire par le récit de leur vie d’avant,
Richard à Alger, Carmen à Oran. Bab El Oued alla à la rencontre du village nègre, Notre Dame d’Afrique prit la
main de la Vierge de Santa-Cruz et Albert Camus se réconcilia avec « la
ville escargot ».
Puis,
ils échangèrent les déclarations, les baisers, les promesses. Ils avaient
simplement oublié les liens qui unissaient leurs familles respectives à l’histoire
de leurs deux peuples issus, pourtant, d’une seule entité, la communauté pied
noire.
--« Léon, jamais tu devines! Ton
fils, il est amoureux, le pauvre! »
Comme
chaque samedi, Léon Benaim empruntait les chemins de traverse pour rentrer à
son domicile. Accompagné de son frère aîné Prosper, il arrivait chez lui à midi
et demi, heureux de ses louanges à D.... au sein d’une synagogue qui lui
rappelait si peu le Temple de la rue Randon où il épousa la tendre Lisette, une
amie d’enfance. A cette époque, la casbah judéo-arabe d’Alger, se prêtait
admirablement aux mariages intra-communautaires, la plupart du temps arrangés
par les deux familles dont l’estime réciproque s’inscrivait sur plusieurs générations.
--« Et alors, c’est de
son âge, non! » commenta
Léon, prenant à témoin son frère, invité comme à l’accoutumée, à fêter la fin
du « shabbat ».
--« C’est vrai qu’on
laissait pas notre part aux chiens; à chaque fois, comme des « r’mar »
on tombait amoureux! » ajouta
Prosper.
--« Oui, mais vous
autres, vous vous amourachiez des jeunes filles juives! Pas des catholiques! »
--« Et non, ma p’tite Lisette! Çà nous arrivait plus
souvent qu’à notre tour! » avoua Léon.
--« Et qu’est ce que tu
croies, comme y dit Enrico, aille qu’elles sont jolies les filles de mon pays.
Les juives, les catholiques et les petites musulmanes ! » ajouta Léon.
--« Et oui ma p’tite
Lisette, on leur demandait pas leur religion ; il suffisait qu’elles nous
sourient pour qu’on tombe amoureux Elles étaient tellement jolies. » se souvint Prosper rattrapé
sans doute par un fantôme de jeunesse.
-« Bou! Ma mère, la
pauvre, toujours elle disait que les Benaim, ils étaient tous plus fous les uns
que les autres! Et moi, j’ai épousé le plus fou de tous. »
--« Ton fils, il est
amoureux. Et après! Tu vois pas qu’il est en train d’apprendre le métier d’homme!
Où il est le mal! Dis moi, où il est le mal? »
--« Allez, va! Viens
manger au lieu de dire des bêtises grosses comme toi! Crois moi, tu réfléchis
mieux quand tu as le coco plein! » conclut Lisette.
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