A ce moment là, les filles
Durand entrèrent comme des folles dans
l’appartement, écartèrent Richard pour se ruer dans la chambre de la petite mémée.
Elles constatèrent, horrifiées, que les beaux yeux bleus de leur mère étaient
grands ouverts Elle était là mais son âme s’était enfuie. Sans une plainte. Sans
faire de bruit comme elle avait vécue. En douceur et en gentillesse. Madame
Mokrani, alertée par les cris des filles Durand se mêla aux lamentations. Telle
une traînée de poudre au sein de la grande famille de la rue Marengo, la
nouvelle se répandit jusqu’aux abords de la place du gouvernement et au delà,
rue Bab Azoun, rue de la Lyre et place de Chartres.
Le docteur Jaïs alerté par
Prosper Timsit, le seul homme du 31 présent dans les parages, par la proximité
de son bar rue Juba, débarqua au même
moment que le rabbin pour constater le décès et commencer les prières dédiées
à la petite mémée. Toutes les femmes de la maison, effondrées devant la
soudaineté du décès de la petite mémée, n’osèrent pas déranger la douleur des
quatre filles Durand. Richard encore
hébété par la disparition de sa grand mère ne parvenait pas à imaginer la vie
sans la petite mémée. Pour lui, elle était indestructible. Certes, ses beaux
cheveux blancs qui encadraient son superbe visage prouvaient le poids des
années mais l’enfance immobilise le temps et, jamais, la mort n’avait franchi
le seuil de sa réflexion. A présent, elle entrait par la grande porte en
bousculant tout sur son passage. La certitude d’entendre la voix de sa grand-mère
lui narrer avec douceur les mille contes et légendes d’Arabie, la certitude de
lui faire encore traverser la rue de sa jeunesse, la rue Marengo qui l’a
accompagnée tout au long de sa vie, de son enfance à son veuvage, la certitude
de veiller sur son sommeil comme c’était la coutume dans la famille de ne
jamais la laisser dormir seule, autant de certitudes envolées dans la solitude
des glaces recouvertes d’un drap blanc posé par les filles Durand. Il n’entendrait plus ses cousins et son frère
appeler leur grand mère par la fenêtre pour savoir si elle voulait du pain
avant de monter dormir avec elle. Plus jamais, elle demanderait à un de ses
petits enfants de lui nouer la main de fatmah qu’elle portait en sautoir autour
de son cou fripé, jamais plus elle leur ferait les délicieuses
« rechtah » pates si fines qu’elles fondaient sous la langue et qu’elle
était seule à réussir vraiment car comme elle disait, « il faut le
coup de main ». Jamais plus, non jamais plus, ces mots judéo-arabes
qu’elle entretenait sans même le savoir pour les jeunes générations avides de
parler correctement le français. Finies ses tenues arabo-andalouses à grandes
franges dont elle conservait le goût par superstition ou en témoignage d’un
passé moribond victime de la modernité. La petite mémée s’en était allée sans
bruit, emportant avec elle tout un pan de la casbah juive d’Alger, une mémoire
éreintée comme le sont toutes les mémoires d’un monde en train de disparaître.
Richard le ressentait tout au fond de son être. Le premier accroc de ce
mouvement avait été le départ prochain des Bacri, le second, l’envol définitif
de la petite mémée pour un ailleurs où son mari l’escorterait.
Comme c’était la coutume,
des laveuses firent sortir les hommes pour la toilette de la défunte, puis, sur
les recommandations de Lydia, Pauline, Elise et Nadine, elles l’habillèrent à
l’orientale pour le dernier voyage. Entre deux sanglots, Elise raconta comment
elle avait reconnu le pas claudicant de son père décédé quelques années
auparavant qui l’avertit : « Je
viens chercher ta mère ! » alors qu’elle se trouvait au 31 rue
Marengo et que la petite mémée habitait au 28. Tout le monde connaissait les
dons de médium d’Elise. Richard comprit ainsi pourquoi il avait vu débouler ses
tantes alors que personne ne les avait prévenues. Elise, le commandant comme
l’appelaient familièrement les adultes de la famille, demanda à Norbert et
Richard de retourner au 31 pour s’occuper des petits. La rue Marengo était sous
le choc car c’était toute la rue qui prenait le deuil. Au delà de la perte de
la petite mémée que tout le monde connaissait, respectait et, il faut bien le
dire, aimait tant elle était gentille avec tout le monde, c’était toute une
génération qui disait adieu à cette casbah judéo-arabe qui avait tant résonné
de joie, de complicité et d’amitié.
Le temps ne s’était pas
arrangé. Il semblait jouer une symphonie à la mémoire de la petite mémée tant
le ciel étendait son grand manteau de tristesse sur la ville. Kader et José ne
disaient pas un mot devant leurs amis. Une gêne inexplicable s’installa dans
les escaliers qu’ils montèrent en silence. Leur amitié avait besoin de ce grain
de folie commun à toutes les jeunesses conquérantes mais aujourd’hui, les
ténèbres avaient envahi leur horizon et le mal de vivre s’enlisait dans leur
existence. Ils restèrent silencieux ainsi, surveillant l’insouciance qui jouait
sur le palier. Les hommes de la famille rentraient un à un à la maison et se
changeaient en vitesse pour aller veiller la petite mémée et consoler les
filles Durand, leurs épouses.Toute la nuit, les hommes se relayèrent, amis et
voisins venus apporter leur soutien à la famille endeuillée. Les femmes faisant
la navette entre le 31 et le 28 de la rue Marengo pour apporter du café chaud
dans cette ambiance glacée seulement réchauffée par les chants et prières
chuchotées par le rabbin du Temple de la rue Randon.
Le lendemain après midi,
le convoi funéraire se mit en route pour rejoindre le cimetière israélite de
Saint-Eugène face au fameux stade municipal de la petite banlieue algéroise. De
nombreux membres de la famille Durand, très renommée autant par les magasins de
meubles que par le célébrissime rabbin Simon Ben Semah Duran,
« RASHBAZ » qui réunifia le judaïsme du pays avec son compère Isaac
Barfat Ben Chechet, attendirent patiemment la cérémonie. Quand le cercueil
passa devant le mausolée des deux grands rabbins, ce furent les larmes mêlées au
nom de l’ancêtre et de sa descendante, qui se croisèrent sous la pluie
battante. L’averse ne se découragea pas plus qu’elle ne découragea les
nombreuses personnes qui assistèrent à la mise en terre de la petite mémée tout
à côté de son époux. La boucle était bouclée. Hélène Benzaquin avait rejoint
son époux Jonas Durand pour l’éternité.
*****
Pour la première fois de
leur jeune existence, Richard et Norbert étaient confrontés au décès, au
cimetière, aux larmes et au recueillement dans ce cadre de verdure qu’ils
avaient si souvent approché dans les tribunes du stade de Saint Eugène. Ils
reprirent le chemin de la casbah sans se soucier des pleurs du ciel. Ils
avaient perdu leur grand-mère
--« Etre orphelin de grands parents, ça se dit ? »
Richard qui marchait,
silencieux, les mains dans les poches de son caban, s’arrêta, sembla sortir de
ses pensées pour répondre à Norbert.
--« A savoir ! Ce que je sais c’est qu’on n’a plus ni
grands pères ni grands-mères ! Ouais, après réflexion, tu peux dire qu’on
est orphelins de grands parents ! »
Les deux amis, qui
n’étaient plus que des cousins dans le malheur, retournèrent dans leur îlot de
solitude où les avait plongé le décès de la petite mémée. Chacun revisitait les
images de leur grand-mère, rose et belle comme une matinée de printemps, lorsque
Bahia lui démêlait ses beaux cheveux blancs et, après les avoir lissé avec précaution,
lui confectionnait son chignon, toujours le même, qu’elle fixait à l’aide
petits peignes nacrés. Lorsque chaque petit fils dormait, à tour de rôle, dans
la salle à manger, il n’était pas rare qu’elle leur racontait des épisodes de
sa vie et de celle de son grand père, ébéniste-cardeur le jour et croupier au
casino la nuit. Richard se souvenait de son grand-père portant fièrement melon
et faux col le dimanche matin, pour promener ses petits enfants au jardin
Marengo. Il se souvenait que la petite mémée lui avait raconté la volonté de
son époux de regarder une dernière fois sa machine à carder qui se trouvait
sous son lit de souffrance. Cet aveu, en forme de confidence, avait dessiné la
trace d’un indicible amour pour la chose entreprise mieux que ne l’aurait fait
un long discours, et de cela, Richard était redevable à la petite mémée. A
partir de ce moment là, il sut qui était son grand-père.
*****
Toute la famille reçut
l’hommage du quartier qui défila au 28, catholiques, juifs et musulmans dans un
hommage œcuménique à la petite mémée. Comme la vie semblait dérisoire à
cet instant de la vie où tout était chamboulé par l’absence d’un pion essentiel
dans le noyau familial. Comme la présence pourtant si discrète de la petite
mémée prenait de place dans l’appartement où volait encore son odeur si
particulière de fleur d’oranger et de poudre de riz. Combien le fauteuil qui
recevait sa gentillesse, sa mansuétude et sa douceur paraîtra vide avant que
quelqu’un daigne commettre le sacrilège de s’asseoir à sa place. Pendant les sept
jours que durera le deuil, les hommes seront tenus de ne pas se changer, ni de
se laver et bien sûr de ne pas se rendre à leur travail. Seule, la synagogue
raisonnera de leurs prières et de leur chagrin.
L’onde submergeait la basse
casbah courbée sur son malheur. C’était un jour de deuil où s’amoncelaient de
lourds nuages noirs dans un ciel en larmes. L’averse ne semblait jamais devoir
cesser. Au contraire, le tonnerre allumait des épées d’or qui s’abîmaient en
mer et les cieux viraient du rouge au noir dans une sarabande dévastatrice. Personne
ne soupa ce soir là. Chacun rentra chez lui et le 31 rue Marengo si bruyant
d’ordinaire, chuchota et s’endormit le cœur lourd.
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